Profitant d’un nouvel album et d’une tournée, Prince (rebaptisé @£?$%*) se donne la mort. Si les raisons inavouées de cette immolation ont pour origine le conflit avec sa maison de disques, les raisons inavouables relèvent de l’impasse artistique.
Le problème avec Prince, c’est qu’il court comme un cheval sans nom. Sur les billets vendus pour la série de sept concerts qu’il donnait début mars à la Wembley Arena, le promoteur londonien avait astucieusement imprimé « l’artiste autrefois connu sous le nom de (en minuscule )… PRINCE » (en majuscule). Par souci du commerce bien compris. Par respect du public ? Par simple pragmatisme. Au stand merchandising, T-shirts, Raspberry bérets, tour jackets et bas montants sont imparablement frappés du symbole doré qui désormais identifie le pygmée baroque de Minneapolis. Pour souligner mieux encore le caractère immatériel et quasi divin auquel semble vouloir accéder @£?$%*, on vend aussi pour 26 livres sterling un parfum, Get Wild Fragrance, sous flacon oblong couronné par un gros bouchon en fourrure blanche, façon hermine, dont il est fermement recommandé de s’asperger partout pas besoin d’être grand nez pour imaginer quelle partie du corps le préparateur visait en particulier lorsqu’il conçut dans son laboratoire cette suave et pénétrante essence à base de musc.
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@£?$%* n’a plus de nom mais, au moins, il dégage une odeur. Tout n’est pas perdu. Car le phénomène, pour inédit qu’il soit, reconduit une constante des métiers de la scène : la métamorphose. Au sommet de sa gloire pugilistique, Cassius Clay, converti à l’Islam, se rebaptisait Mohammed Ali ; Cat Stevens, pour de semblables raisons confessionnelles, devenait Yussef Islam. Certes, la démarche se révèle plus radicale ici, au point de pousser le bédouin à se demander qu’elle mouche mystique a bien pu piquer le postérieur princier. Dans l’Exode de l’Ancien Testament, les bergers du pays de Madian qui recueillent Moïse au terme de son exil et de sa traversée du désert désignent leur Dieu, siégeant sur la montagne de l’Horeb, comme « celui qui n’a pas de nom ». S’il avait rejoint la Nation of Islam, Prince aurait pu choisir pour appellatif quelque chose comme Rachid Mouloud Abdel Funky. Sa conduite religieuse relevant plus du Kama Soutra que des sourates, il a préféré @£?$%*. Ça fait un peu porte-clefs crypto-sexuel, ça manque de labiales, de sifflantes. Mais nous serions prêts à nous y habituer si le génie de celui qui porte l’étrange hiéroglyphe pour petit nom poursuivait son office.
Ce changement de patronyme ne manque pas d’en évoquer un autre, d’une force symbolique comparable. En 1946, le jeune Malcolm Little, après un séjour en prison pour cambriolages, découvre le Coran, entreprend une vaste réflexion sur la condition du peuple noir aux Etats-Unis puis, en hommage aux esclaves disséminés dans les plantations cotonnières du Sud à qui l’on avait amputé le nom (et le pouce pour qu’ils n’apprennent pas à écrire), par volonté de démembrement familial et d’éradication identitaire, se fait appeler Malcolm X. Prince Roger Little a-t-il définitivement rompu les amarres avec le sens commun ? Traverse-t-il une intense crise apostolique susceptible de l’emmener sur la voie épineuse du renoncement à soi ? Ou bien exerce-t-il une fois de plus sa mégalomanie au service d’un marketing jamais assouvi de concepts nouveaux ?
L’artiste autrefois connu sous le nom de Prince est plus simplement parti en croisade. Sur sa joue droite, écrit à l’eye-liner de chez Elisabeth Arden, on peut lire : SLAVE. De qui @£?$%* est-il l’esclave De sa maison de disques, Warner Brothers, ou WEA. Depuis que la compagnie a fusionné en 1990 avec le géant de la communication Time, Warner a perdu son caractère d’exception qui en faisait un sanctuaire pour les artistes peu enclins aux compromis tels que Neil Young, R.E.M. ou Prince. La mort, deux ans plus tard, de son président, Steve Ross, n’a rien arrangé à l’affaire. Le nouveau directoire a, pour s’assurer plus fermement son pouvoir, man’uvré de telle sorte qu’il a provoqué le départ de figures historiques telles que Mo Ostin l’un des derniers grands capitaines de l’industrie du disque , Lenny Waronker et Bob Krasnow, respectivement producteur maison et patron du label Elektra (le E de WEA). La finalité de ces exécutions étant d’instaurer une gestion plus rationnelle de la maison, avec sa cohorte de réductions budgétaires et de petites mesquineries, les nouveaux responsables ne tardent pas à s’attirer l’ire de la majorité des artistes inscrits au catalogue.
Si Madonna propose de faire circuler une pétition, Prince, qui avait été nommé vice-président de Warner à titre honorifique lors de lasignature de son dernier contrat portant sur un montant de 100 millions de dollars, préfère se tourner vers ses avocats : il a fort peu goûté la décision prise par la compagnie de cesser la distribution du label Paisley Park, qu’il a fondé au milieu des années 80. Or Paisley Park coûte très cher à Warner qui, par ailleurs, a investi des sommes considérables dans la construction du studio du même nom à Minneapolis. « Depuis le lancement de Paisley Park, aucun des disques sortis sur ce label n’a rapporté d’argent, souligne un responsable de la compagnie. Seuls ceux de Mavis Staples et de George Clinton ont fait bonne figure. La palme revient à Carmen Elektra, une ex-petite amie qui avait fait la première partie de Prince en Belgique et dont l’album était tellement mauvais qu’il n’est jamais vraiment sorti. » Vexé, Prince entreprend alors une grève du zèle. Il exprime le désir de sortir un album tous les six mois, seule fréquence selon lui capable d’étancher son incontinente créativité. Il propose en outre de distribuer à 700 000 exemplaires un disque de blues vendu avec un magazine de guitare. Il suggère enfin au conseil d’administration médusé d’offrir la face A de son nouveau single et d’inviter le public à acheter la face B un an plus tard. « Sortir un album tous les six mois est proprement impensable, reprend le patron de chez Warner, cela équivaut à un suicide. » Le suicide, c’est ce que choisit Prince face à l’inflexibilité de ses interlocuteurs. Il aspire désormais à reprendre sa liberté mais doit encore quatre albums à Warner.
Les exemples de conflits entre une compagnie de disques et un artiste souhaitant se libérer d’un contrat abondent : George Michael s’est brisé les dents sur l’intransigeance granitique de Sony ; Tom Petty, les Stone Roses, Neil Young, John Fogerty eurent eux aussi à mener ce long et souvent ruineux combat. Mais aucun n’avait jusqu’alors choisi de prendre à témoin son public. Du moins pas au point de définir, autour de ce différend contractuel, le concept d’un album ainsi que l’axe d’une tournée.
Une tournée qui débutait donc à Londres le mois dernier et s’achèvera au Madison Square Garden de New York en… 1998 (la salle est déjà louée).
La bonne nouvelle dont cette chevauchée au long cours doit se faire la messagère est « Prince est mort, vive ?@£$%* ! Rendons aux artistes leur liberté ! » La soirée débute avec la projection d’une vidéo, montage réalisé à partir de clips ou d’extraits de films censés retracer en flashbacks mitraillés la carrière de celui que l’on appelait comme vous savez. Au terme de cette projection nécrologique, l’écran certifie : « Prince, 1958-1993. »
Pendant le concert, aucun des titres qui firent sa gloire ne sera interprété. Pas de Purple rain, de Kiss ni de Sign o’ the times. Le répertoire se compose des morceaux de The Gold experience, album dont la sortie sur Warner semble définitivement ajournée. Ceux d’Exodus, le nouveau disque de The New Power Generation, viennent en complément. Pour ce dernier, @$?£%* a signé un contrat pour l’Europe avec Edel, label allemand qui avait commercialisé The Most beautiful girl in the world l’an passé. Warner le sortira aux Etats-Unis et au Japon. Prince n’y figure qu’au titre d’invité et sa photo n’apparaît nulle part sur la pochette. A moyen terme, il envisage de se passer de maison de disques et souhaite diffuser ses enregistrements par Internet. The Gold experience a déjà fait l’objet d’une campagne d’annonce sur ce réseau avec, pour date de sortie : Never !
La scène en forme de glandes hormonales géantes, à 250 000 dollars dans un style flirtant avec le Fellini du Satiricon retouché par le Bertrand Blier de Calmos les appas largement dénudés de la danseuse Mayté et le cartésianisme verrouillé des musiciens l’accompagnant ne suffisent pourtant pas à dissimuler le cul-de-sac artistique dans lequel s’est engagé @$?£%* : funk tirant à la ligne de basse, morceaux cherchant désespérément la sortie. Et nous aussi. Prince est mort mais on l’échangerait bien contre cet élève brouillon de George Clinton. Quant à l’album Exodus, il souffre d’avoir à partager son titre avec celui de Bob Marley, dont il ne possède aucune des beautés. @$?£%* semble concentrer toutes ses pensées et ses forces, toute sa création sur son bras de fer avec Warner. Il se voit en Moïse ramenant le peuple des musiciens opprimés vers la Terre promise. Un esclave qui perçoit 100 millions de dollars. Cette histoire sent le caprice d’enfant gâté. En conclusion d’un entretien qu’il venait d’accorder à un journaliste anglais rencontré après l’un des shows de Wembley, @$?£%* avoua n’avoir aucun projet autre que musical. Ni voyage d’agrément, ni barbecue avec des amis, ni femme, ni enfant, ni hamster, ni poisson rouge. A se demander
quelle part prend dans son existence l’expérience humaine. La normalité ne peut être considérée comme une source d’invention. Mais elle le deviendrait sans doute pour celui dont la principale force se situait jusqu’à présent dans sa capacité à innover musicalement, lui qui nous donne aujourd’hui le sentiment d’être pris au piège dans son château de verre à ne pouvoir jouir que de sa propre image et à ne compter que sur une bizzarerie stérile.
Bowie, autre Sisyphe condamné à remonter éternellement le rocher de l’inédit au sommet de la colline du doute, avait fait appel à plus petit que soi, Eno ou Nile Rogers, pour sortir de l’ornière. Incapable de déléguer, @$?£%* préfère se retrancher derrière une paranoïa que l’on devine galopante et un ego dangereusement dilaté. Sur l’un de ses derniers disques, il précisait : arrangé, produit, composé et interprété par Prince. Sur le prochain on apprendra qu’il a aussi fait la poussière dans le studio et changé les rouleaux de PQ dans les toilettes. Putain d’esclavage.
New Power Generation, Exodus (Edel, distribution Sony).
Francis Dordor
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