En direct du festival barcelonais Primavera, jour 1.
C’est un petit point de détail qu’il est bon de savoir : une compagnie aérienne a légalement le droit de surbooker un avion à hauteur de 10 %. C’est-à-dire que votre billet ne suffit pas réellement à vous garantir une place à bord, contrairement à ce que toute personne normalement constituée serait en droit de penser. Seul le check-in dûment réalisé en ligne ou au guichet de l’aéroport fonctionne comme sésame. En cas de surbooking, comme il ne s’agit nullement d’un train et que vous ne pouvez donc nullement voyager debout, il faudra s’armer de patience, ne pas s’énerver contre votre interlocuteur au guichet car ce n’est vraiment pas de sa faute comme vous le rappellent d’ailleurs de soigneux petits cartels de mise en garde accrochés au mur, et croiser les doigts pour pouvoir grimper dans votre avion. Dans le cas contraire, on vous fera prendre le vol suivant, et on vous dédommagera certainement. Du moins je l’espère. J’ai réussi à grimper dans l’avion, ce qui explique que vous soyez en train de lire ces lignes, grâce au malheur d’un tiers. En l’occurrence un homme qui avait oublié sa pièce d’identité et semblait présenter une sorte de carte de fan-club de je-ne-sais-quoi afin d’embarquer sous les yeux horrifiés de sa compagne, qui finit par choisir de rester avec lui dans le malheur.
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Primavera est toujours aussi grand. Gigantesque même, avec ses deux nouvelles scènes dites « Adidas » et « Lotus » calées à l’autre bout des deux scènes principales, sur la plage, et auxquelles on accède en traversant un grand pont (tous ces détails sont pour ceux ayant déjà mis un pied à Primavera, je me doute que les autres s’en contre-fichent). Un gigantisme cool car le public (majoritairement anglo-saxon) est « cool » ni trop aviné, ni trop taré, naviguant habilement d’une scène à l’autre dans des tenues toutes plus cool les unes que les autres. A tel point que l’on se demande si l’objet de leur venue ne serait pas plutôt de faire prendre l’air à leurs derniers achats trop cool. On ne peut pas leur en vouloir tant l’image est agréable. Les plateformes côtoient les tenues en résille, les couleurs de cheveux improbables, les boucles d’oreilles un peu partout, les robes sans collants et les pulls trop grands, les nombrils à l’air, les clés montées en boucle d’oreille, les perroquets sur les chemises, les chaussettes remontées haut sur la jambe, les capes toutes fines, les lunettes demi-lunes. Il fait beau, il fait relativement bon, les palmiers ondulent au rythme du vent. Bref, les conditions sont réunies pour que cette édition 2019 de Primavera se classe parmi les meilleures.
Une programmation paritaire
D’autant que cette année, Primavera propose une programmation paritaire : 50 % d’hommes, 50 % de femmes se relayeront sur les scènes. Et voici que surgit l’éternel débat pour ou contre la discrimination positive. Disons que cette décision a le mérite d’acter que si rien ne change, rien ne changera : si les images produites sur scène se ressemblent toutes, les images qui y seront produites dans dix ans seront les mêmes et le monde n’évoluera jamais et les femmes resteront dans le public à se penser en éternelles groupies n’ayant pas leur place là devant. Dans le cas inverse, on peut aussi regretter qu’en 2019 on en soit encore réduit à ramener les artistes femmes à leur détermination féminine (même s’il s’agit d’autodétermination plus que de biologie, bien entendu). Comme le désire si bien Peggy Gou dans Les Inrocks cette semaine : traitez-moi en tant qu’artiste et non en tant qu’artiste « femme ». Et puis bon, ajoutons pour finir que bien que chaque personne ait un parcours individuel, le fait d’avoir grandi et de s’être construit en tant que « femme » dans un monde d’hommes amène à être confrontée au sexisme, à la misogynie, au harcèlement et aux agressions sexuels, et à développer un point de vue, un regard sur l’extérieur qui, potentiellement, diffère de facto de ceux des hommes.
C’est tout l’objet du projet Chris qui, comme elle le rappelle dans son live, a barré son « Tine and the Queens » dans un élan d’autodétermination ultime. « Je suis out moi ! Ça fait du bien d’être out ! », « Transformez-vous », « Je suis un petit garçon malin » lance-t-elle régulièrement au public qui répond par des cris d’encouragement. Chris a sa tenue de scène, celle que l’on voit régulièrement passer sur Instagram – chemisette rouge nouée, débardeur noir, pantalon noir, ceinture noire, coupe courte, – et son armée de danseurs : les excellents La Horde. Le travail scénographique/chorégraphique est formidable et transforme ce live en véritable performance et proposition artistique XXL. Exit le concert classique, Chris enjambe l’Atlantique, réunit son amour pour Michael Jackson et son enfance résolument française dans un show millimétré, qui paraît artificiellement gonflé à certain.e.s mais qui me paraît, à moi, incroyablement insolent (dans le bon sens du terme, à savoir outrancier, rebelle, novateur, casseur de codes) et riche de références, de malaxation de MTV, de littérature, de sexualités. Chris copie et invente, frôle le copier-coller malaise mais l’évite d’une pirouette, sans peur du ridicule, affirmant avec classe et sourire des gestes too much, forçant sa nature à bloc, se faisant violence pour s’extérioriser le plus possible, possédant la scène de sa sueur, de son envie, enchaînant les tableaux entre Radeau de la méduse, et West Side Story, Fièvre du samedi soir et moonwalk. On la quitte un peu avant la fin, au moment où retentit le Heroes de Bowie, autre caméléon devant l’éternel que l’on aurait sûrement dû citer en référence dès le début de ce paragraphe, mais qui avait certainement le cran au-dessus de ne pas montrer son effort (seul reproche que l’on pourrait faire à Chris qui semble parfois véritablement souffrir de tant donner sur scène).
On arrête le mash-up et les bandes enregistrées ?
C’est sur la plus belle scène, celle estampillée Ray-Ban, encastrée dans un amphithéâtre (en plein air) que le grand Nas a été programmé. C’est blindé de chez blindé. Accompagné de son dj, Nas se pointe à l’heure, en sweat orange. Les basses, monstrueuses, nous obligent à abandonner notre troisième rang de fans transies pour se rapatrier en arrière toute. Ça résonne sourd, lourd dans la poitrine et c’est finalement assez agréable tant ça faisait longtemps que le son ne nous avait pas ainsi physiquement possédés. Sinon, bien mais pas de folie. On est dans le rap old school new-yorkais avec cette tendance qu’il faudra vraiment, vraiment, stopper un beau jour : le mash-up. Pourquoi frustrer le public en enchaînant ses tubes sans même finir un couplet ? C’est la triste mode dans laquelle tombe Nas, qui va beaucoup trop vite. Dommage car le public connaît les paroles par cœur et que c’est toujours très beau de voir des gens chanter tous ensemble un même morceau de tête, surtout par une nuit étoilée, avec les palmiers, la douce brise, les chupitos, etc., etc. On aura Life’s a bitch, Adam and Eve, NY State of mind et surtout, surtout, la merveilleuse If I Ruled the World, son feat. avec Lauryn Hill de 1996, présent sur l’album It Was Written.
A l’autre bout, Princess Nokia fait toujours du Princess Nokia, avec son nom inscrit en lettres colorées en arrière-plan. La foule nous empêche de nous approcher, c’est donc de très loin que l’on assiste au concert avec la désagréable impression que la rappeuse a perdu sa voix, tellement le filet paraît mince et forcé. Mais le concert au Trabendo nous revient et l’on se rappelle soudain que Princess Nokia n’a jamais eu beaucoup de voix et a toujours eu beaucoup de mal à tenir la scène, comme à aller au bout d’un morceau, d’ailleurs.
Un petit tour par Erykah Badu et sa soul agréable mais assez chiante et nous voici devant le roi de la soirée : FUTURE. La personne ayant écrit cet article s’est complètement trompée. Le rappeur d’Atlanta est beaucoup moins naze sur scène qu’elle ne l’avait prédit ! Les tresses blondes, le t-shirt blanc avec imprimé indéchiffrable, pantalon beige et ceinture, d’une classe sereine, ni bravache ni prétentieuse, mais glissante, micro en main, arpentant la scène tranquillement, esquissant deux trois pas et gestes avec des danseurs tout de noir vêtu, enchaînant ses tubes qui se ressemblent tous plus ou moins et sont tous assez irrésistibles avouons-le. Future s’excite par-ci par-là, jamais trop, jamais pas assez. Certes, Future rappe sur une bande, le procédé est désormais aussi connu et exécré que le mash-up, mais voilà, le propos de ce type de live est-il vraiment la justesse de la voix ? La tenue du souffle ? Ou d’entendre résonner dans la nuit étoilée (avec les chupitos, les palmiers, la douce brise et les fringues démentes) la BO de ces dernières années, celle qui retentit encore dans les clubs, ayant détrôné au passage la house, la techno, sans parler des vieux tubes de rock que plus personne ne passe ? Alors oui, la trap commence doucement mais sûrement à lasser, trop entendue, trop commentée, trop dansée. Mais continuons d’en profiter, le temps que cela durera.
La particularité de Primavera est de programmer des artistes très tard, sans forcément privilégier l’électro en fin de soirée. Nous voici donc à 3h du mat’ avec une bonne dose d’éthanol devant celle que l’on attendait avec une énorme impatience depuis la sortie de son clip bjorkïsé Cellophane : FKA Twigs. Une fois de plus, le fait d’avoir voulu rester jusqu’à la toute dernière seconde de Mask Off nous condamne à nous retrouver perchées tout en haut de l’amphithéâtre Ray-Ban (deuxième citation de la marque dans l’article… mais ne vous inquiétez pas, il ne s’agit nullement d’un publi déguisé !). Tout ça pour dire qu’on distingue des silhouettes, de loin. FKA propose des tableaux, poussant le délire scénographique encore plus loin que Chris, avec en arrière-plan des images de nuages et de brumes, des rouges intenses, et des spots de lumière blanche pour signaler le solo. On se croirait face à une pièce de théâtre, un opéra même, avec la cantatrice FKA, dont la voix surprend de justesse et d’intensité. Impossible de là où l’on est de détailler sa tenue, tout juste aperçoit-on un châle sur la tête et des jambes transformées en pinceaux mobiles, traçant au sol un dessin imaginaire, entre la mythologie grecque, les explorations androïdiques de Björk, les chatoiements vestimentaires, la sensualité du mouvement corporel, la beauté du cadre. Une surstylisation, une surrecherche du live qui tranche avec toutes notions de nature, de spontanéité, d’instantanéité pour offrir bien plutôt une ode à l’artifice, à la construction d’une œuvre dans ce qu’elle a de plus riche, aussi musicale que visuelle, sans que l’un prenne le pas sur l’autre. On peut trouver le résultat comme la démarche agaçante de prétention. Étonnamment je trouve ça rassurant sur la capacité de renouvellement de l’être humain. Et une belle transposition artistique de la volonté actuelle d’autodétermination.
La suite au prochain épisode, besos.
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