Biberonnés aux raves, le groupe Prodigy et son regretté leader charismatique Keith Flint, avaient réussi le prodige de rassembler tout un pays autour de rythmes tapageurs, à un moment de l’histoire où le mouvement sortait de l’underground pour conquérir une audience plus large. Plus de trente ans après le Second Summer of Love, retour sur l’un des courants politiques et culturels les plus importants de ces dernières années.
La mort récente de Keith Flint, le fou sur ressort de Prodigy, groupe culte du début des années 90 et synonyme de rave-music, nous a rappelé à quel point le phénomène des raves anglaises fut – comme le punk en son temps – le phénomène politique et social le plus important de ces trente dernières années, réconciliant sud et nord de l’Angleterre, gays et hétéros, underground et pop, chamboulant complètement la notion de dance-music et imposant l’ecstasy comme la drogue la plus révolutionnaire du XXème siècle. Flashback.
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L’influence Baléaric
L’été 1987, Paul Oakenfold, qui n’est pas encore le DJ star qu’il est aujourd’hui, invite ses potes Danny Rampling, Johnny Walker et Nicky Holloway à Ibiza. De l’autre côté de l’île, dans sa version la plus hippie et underground, Alfredo, un jeune argentin reconverti en DJ, a fait de l’Amnesia un laboratoire dance à ciel ouvert, où il impose sa philosophie du dancefloor qu’on nommera plus tard le balearic. Un grand mix où se mélangent le Why, Why, Why des Woodentops, avec un classique de Lucio Battisti, le Avalon de Roxy Music, avec le Din Daa Daa de George Kranz ou La Vie en Rose de Grace Jones et When Doves Cry de Prince. Après avoir passé des nuits blanches à danser et gober des ecsta, nos quatre amis rentrent à Londres, des étincelles plein les yeux, avec une seule idée en tête : retrouver la magie de ces vacances en plein cœur de la capitale et y importer le balearic beat, qui posera les bases de l’acid-house anglaise, ce son qui va secouer l’Angleterre dans tous les sens à la fin des 80’s.
Le premier sera Paul Oakenfold qui, dés son retour, organise une soirée où il invite Alfredo, histoire d’expliquer l’esprit balearic aux novices. La fête est un drôle de mélange comme la nuit londonienne n’en a pas connu depuis longtemps, où VIP’s, fashion victimes, clubbers aguerris et fans de football se mélangent sur le dancefloor, habillés à la sauce house, avec pantalons baggys, T-shirts à logos, vêtements de sports détournés, grosses pompes ou Converse aux pieds, un look casual conçu pour danser et suer. Quelques semaines plus tard, Danny Rampling va lancer les fameuses Shoom dans une ancienne salle de gym. Le dancefloor, plongé dans les fumigènes parfumés à la fraise et balayé par les stroboscopes, est une expérience sans précédent. On ne vient pas à Shoom pour se montrer, de toute façon la fumée empêche d’y voir, mais pour tout lâcher.
Pour compléter cette trilogie, il y a aussi The Trip, lancée en juin 1988 par Nicky Holloway où le balearic a cédé la place à l’acid-house, qui commence à envahir les bacs de disques et s’imposer comme la bande son de ce deuxième Summer Of Love. Mais à cause des lois de l’époque sur les horaires des clubs, lorsque The Trip ferme à deux heures du matin, c’est la panique. « Tout le monde descendait dans la rue, raconte Mark Moore, DJ et leader du groupe S-Express. On stoppait la circulation et on commençait à danse autour des voitures. Les flics débarquaient, et au milieu de sirènes de police, on se mettait tous à crier ‘Acieed’, le cri de guerre de cette période. »
Et la house envahit l’Angleterre
A partir de 1985, les premiers disques de house, en provenance pour la plupart de Chicago, commencent à débarquer en Angleterre dans les bacs de disquaires avertis. Toute une série de tubes underground forment les oreilles de la jeunesse anglaise, comme le On And On de Jesse Saunders, le Music Is The Key de J.M. Silk, le No Way Back d’Adonis, le I’ve Lost Control de Sleezy D, le Set It Off Strafe. Et évidemment la tornade Love Can’t Turn Around de Farley Jackmaster Funk ou le dément Jack Your Body de Steve Silk Hurley.
Dans le même temps, les jeunes producteurs anglais s’essaient à la house-music, et vont la retravailler à leur sauce. En 1987, produit par les membres de Colourbox et A.R. Kane, du très sérieux label 4AD, le Pump Up The Volume de M/A/R/R/S s’impose comme la pierre angulaire de la house anglaise, le disque qui va tout déclencher et libérer la créativité de jeunes producteurs en herbe. Comme le DJ Mark Moore qui, avec S-Express, se lance lui aussi dans la composition avec Theme From S’Express. Un mix de 14 samples, ovni psychédélique empruntant autant à la techno de Detroit qu’à la house de Chicago, à Bobby Orlando qu’à Yello, au hip-hop qu’à la disco et qui va devenir un des premiers tubes mondiaux de l’acid-house.
Avec la démocratisation des samplers (comme le Casio SK1), toute une génération faiseuse de tubes s’impose et commence à écrire la bande son de ce Summer Of Love. Une playlist remplie d’injonctions à danser, de références à l’ecstasy et de boucles acid, comme le Killer d’Adamski, le We Call It Acieed de D.Mob, le What Time Is Love de KLF ou le Pacific State de 808 State.
L’ecstasy, carburant d’une génération
Le second Summer of Love n’aurait pas été possible sans la réunion de trois facteurs : l’arrivée de la house, la démocratisation du sampling et la découverte d’une nouvelle drogue par la jeunesse anglaise, l’ecstasy. « L’été 1988, tout a changé radicalement, quand on a pris notre premier ecsta et que la vie est passée du noir et blanc au technicolor« , résume merveilleusement bien Shaun Ryder, le chanteur des Happy Mondays. Le MDMA, abréviation chimique de l’ecstasy, va s’imposer comme le carburant essentiel à la révolution acid-house et tout chambouler, brouillant les repaires, mélangeant les classes sociales et les fractures géographiques – hooligans et branchés, gays et hétéros, riches et pauvres, nord industriel et sud plus aisé de l’Angleterre -, avec une facilité déconcertante.
>>> Relire notre grand entretien avec Prodigy en 1997
Tout en imposant son lifestyle, « alors que les clubs underground étaient élitistes et poseurs », raconte Mark Moore : « l’acid-house a popularisé le jean baggy, les t-shirt informes, les casquettes, les sifflets autour du cou et les smileys partout. L’idée n’était plus de se montrer, mais de s’abandonner. Les mêmes mecs qui se foutaient sur la gueule un an plus tôt se faisaient des câlins, certains partaient dans des délires mystiques, se mettaient à lire la vie de Buddha, à porter des cristaux autour du cou. Le Shoom a même été obligé de publier une newsletter demandant aux clubbers de ne pas lâcher leur job. Tout le monde ne pensait qu’à une chose : tout quitter, se droguer et danser. »
Quand l’Angleterre fait des raves
La popularité grandissante de l’acid-house, son attrait hédoniste face à une jeunesse désabusée par la politique autoritaire de Margaret Thatcher, la lueur d’espoir qu’elle propose face à la crise économique sans précédent et la législation anglaise qui oblige les clubs à fermer à 2h00 du matin, ne vont que contribuer à amplifier le mouvement et lancer dès le printemps 1988 le phénomène des raves. La jeunesse anglaise veut danser et n’a pas l’intention de rentrer chez elle.
Organisées par les promoteurs de clubs comme le Shoom, le Spectrum ou la bande qui gravite autour du premier fanzine house Junior Boys, les premières raves sont de gigantesques fêtes organisées dans des lieux industriels à l’abandon en périphérie de Londres. Immenses rassemblements pouvant atteindre plusieurs centaines de personnes, embarqués dans une avalanche de fumigènes et de stroboscopes, les raves vont rapidement se transformer en un mouvement, qui, un an plus tôt, ne concernait qu’une centaine de personnes, en un phénomène générationnel capable d’attirer plus de 20.000 excités dans des raouts gigantesques qui essaiment autour de la M25, l’autoroute circulaire qui encercle Londres, mais aussi dans toute l’Angleterre et particulièrement le nord du pays, dans des villes au lourd passé industriel comme Manchester et Sheffield.
Hardcore, You Know the Score
A partir de 1991, toute la naïveté hédoniste du Second Summer of Love cède la place à une sorte d’anarchie capitaliste sans précédent, qui attire autant les promoteurs véreux, que la mafia de la dope, plus intéressés par l’argent facile que révolutionner la musique. Poursuivies par la police qui déploie des trésors d’inventivité, les raves sauvages disparaissent peu à peu pour tomber dans les mains d’organisateurs qui jouent avec les lacunes de la législation et font sortir les raves des banlieues de Londres et Manchester, où elles sont nées, pour envahir les recoins les plus isolés de l’Angleterre. Manchester, fidèle à son passé rock, dévoile avec des groupes comme Happy Mondays, les Inspiral Carpets ou Stone Roses son côté Madchester, en plongeant sa pop dans l’ecstasy. Sheffield sublime sa tradition électro, incarnée par Cabaret Voltaire ou Heaven 17, avec la bleep-music, plus minimale et obsédée par les infrabasses, tandis que Londres, et ses banlieues, cèdent à l’appel du hardcore.
Inspiré autant par la tradition des sounds-systems jamaïcains, que par le hip-hop, le punk et les samples faciles (voire gênants), le genre s’impose rapidement comme la nouvelle bande son officielle des raves. Fer de lance du mouvement, le collectif Shut Up And Dance se sert de la fonctionnalité première des samplers, c’est à dire le collage, comme d’une arme de destruction massive et, plutôt que de composer des beats complexes sur une boite à rythme, préfère voler des breaks de hip-hop. Le hardcore s’empare ainsi de tout l’hédonisme naïf de l’acid-house, les hooks de pianos, les dance routine stupides, les fringues baggy-sport, et le digère en une rave-music de carnaval plus accessible pour le grand public.
Rejoint par les productions belges d’un label comme R&S et les tubes de Joey Beltram et CJ Bolland, ou par la house-indus venue de la scène new-yorkaise qui gravite autour de Lenny Dee, en 91-92, le hardcore est partout. Everybody Is In The Place des Prodigy se classe numéro 2 dans les charts, Raving I’m Raving de Shut Up & Dance devient un classique instantané, et toute une flopée de groupes, improvisés par des gamins biberonnés aux raves, comme Kicks Like A Mule, Isotonik, Seduction, Urban Shakedown, Messiah, Utah Saints, Toxic 2, Praga Khan, Liquid, Skin Up ou Altern 8, grimpent dans les charts accompagnés de clips hasardeux qui tournent en boucle sur MTV.
La popularisation du hardcore s’accompagne d’un essor sans précédent des raves, vécues comme des rassemblements de plus en plus imposants, bourrés de lightshow, de gogo-danseuses, de stroboscopes en veux-tu-en-voilà, mais aussi de cartomanciennes, de peintres de corps, de stands de tatouages, de cracheurs de feu, qui vont vite transformer l’esprit brut et DIY des raves en des versions carnavalesques pas toujours de très bon goût et qui ne font plus rire les pionniers du mouvement.
Dans DJ Mag, la journaliste Claire Morgan se plaint que les raves, basées sur des idées de paix, d’amour et de tolérance, où filles comme homos avaient leur place, soient vite devenues le terrain de jeu de mecs au comportement potache et défoncés jusqu’à l’os. Le mensuel Mixmag, Une à l’appui, accuse par ailleurs Prodigy d’avoir tué la rave et de l’avoir vidé de tout le contenu subversif, pour en faire la bande son d’adolescents boutonneux. En cause, le single Charly, énorme succès qui sample le thème d’un dessin animé célèbre en Angleterre et qui va lancer toute une série de tubes basés sur le même principe. Une couverture qui n’est pas du goût du groupe, qui répliquera dans son prochain clip en brûlant plus de trois cent exemplaires de Mixmag, même si Liam Howlett, le leader du groupe, affirmera des années plus tard avoir retenu la leçon et abandonné les pitreries pour l’enregistrement de Music For The Jilted Generation, certainement leur meilleur disque, et plus gros succès à ce jour.
La fin du rave
Mais, en même temps que les raves se développent et deviennent de plus en plus gigantesques, elles tombent aux mains de promoteurs plus intéressés par l’argent potentiel que la musique, quand ce n’est pas dans celles de la mafia de la drogue. Ce qui n’était à la base qu’un phénomène hédoniste se transforme peu à peu, répression policière oblige, en une sorte du jeu du chat et de la souris entre ravers et forces de l’ordre qui signe le déclin du Summer Of Love. Infiltrées par la mafia qui fait son beurre sur le commerce d’ecstasy, interdites régulièrement par la police qui les chasse sans merci et débarque à l’improviste, confisquant tout le matériel, attaquées par les tabloïds qui mettent en garde les parents contre ces lieux de débauche, méprisées par les premiers acteurs qui ne reconnaissent plus les valeurs initiales du mouvement, les raves écrivent tout doucement le générique de fin d’une période bénie qui, en un peu plus d’un an, à profondément transformé la notion de club culture, la manière de danser, mais surtout d’envisager la musique.
Comme le confirme Mark Archer, moitié du duo Altern 8 : « À partir du début des années 90, le gouvernement et la police ont fait tout ce qui était possible pour briser le mouvement, soutenus par les tabloïds qui inventaient des histoires démentes pour que les parents interdisent à leurs enfants d’aller en rave. Les super-clubs comme Cream, Golden ou Ministry Of Sound sont apparus et ont commencé à prendre la place des raves qui devenaient de plus en plus risquées à organiser, quand elles n’étaient pas interrompues par les descentes de police. La scène aussi a commencé à se morceler, le nord était piano-house tandis que Londres succombait aux rythmes jungle. Mais à un moment, le backlash autour de la scène a été tel, qu’on ne savait plus très bien quel était l’avenir pour notre musique. Altern 8 était lié aux raves et à leur effervescence, ça n’avait plus beaucoup de sens de continuer alors que le phénomène s’épuisait. A partir de ce constat, on s’est séparé avec Chris, on a remisé les combinaisons et les masques au placard« .
En 1994, le Criminal Justice Act, voté par le gouvernement Thatcher et qui donne plein pouvoir à la police achève de tuer les raves. La partie la plus commerciale se lançant dans l’organisation de festivals, le hardcore virant big beat, tandis que les purs et durs du mouvement comme les Spiral Tribe se réfugient en Europe et s’échappent dans le mouvement des free-parties. En une poignée d’années, l’acid-house fut une des plus grandes révolutions générationnelle et culturelle à avoir secoué l’Angleterre depuis les années 60, dépassant largement par son influence un phénomène aussi radical que le punk. Ce deuxième Summer Of Love fut ainsi un grand mouvement égalitaire qui mit au même niveau filles et garçons, blancs et noirs, gays et straight, hooligans et intello, sud et nord, campagne et villes, pauvres et riches…
Un phénomène qui s’est infiltré et a contaminé jusqu’à no jours les moindres recoins de la pop culture influençant la mode, mais aussi le design, l’art contemporain ou la photographie qui se servent sans vergogne dans les archives de ce mouvement sur lequel les mots hédonisme et révolution étaient inscrits en lettres capitales. Même si les principaux protagonistes de ce mouvement sont encore surpris de la vitesse à laquelle l’acid-house est passée du statut de phénomène underground à celui de culture de masse avec tout ce que ça implique de renonciations idéologiques. Mais c’est souvent le prix à payer de toutes les révolutions !
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