Pour réagir à la polémique soulevée par Juan Atkins sur le manque de représentation des DJs noirs dans la musique électronique moderne, on a donné rendez-vous à François X. Dans un long entretien, le talentueux DJ et producteur français revient sur l’héritage d’une culture qui oublie parfois ses repères historiques centrés sur l’échange et le partage.
La semaine dernière, Juan Atkins, légende internationale de la techno, a poussé une gueulante contre le classement de The DJ List. Un site américain assez déconneur pour positionner des mecs comme David Guetta, Hardwell ou Martin Garrix parmi les 100 meilleurs Djs de la planète. Dans une polémique semblable à celle qui bouscule l’organisation de la prochaine cérémonie des Oscars, Atkins a notamment reproché au classement d’être « exclusivement blanc entre les places 1 et 98 ».
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
“Tout le monde sait bien que les DJs noirs figurent parmi les meilleurs et ils sont largement responsables du développement de la dance-music et de la culture DJ. La publication de ce classement raciste perd donc instantanément toute crédibilité.”
Tout le monde sera d’accord pour considérer le classement de The DJ List comme une vieille blague un peu lourde qui ne devrait même pas mériter les commentaires d’un super-héros comme Juan Atkins. Pourtant, dans une culture née dans les ghettos défavorisés gays et afro-américains, la disparition progressive de leaders charismatiques noirs pose forcément question.
Le propos n’est évidemment pas de stigmatiser la musique électronique pour un manque de diversité que l’on retrouve dans la plupart des grands festivals de musiques actuelles dans le monde (exception faite, peut-être, à Reggae Sun Ska). Mais un simple regard posé sur le paysage des DJs et producteurs français, suffit à interroger la représentation des artistes noirs dans notre conception contemporaine du mot techno. Exceptions faites aux cools mixes et dj-sets proposés ces dernières années par Bambounou, Manaré ou François X, la probabilité de croiser un DJ noir dans une soirée parisienne en dehors des hot-spots de Château-Rouge reste tristement faiblarde.
Pour revenir sur la polémique soulevée par Juan Atkins et essayer de comprendre pourquoi la figure du DJ noir existe si peu de notre côté de l’Atlantique, on a donné rendez-vous à François X à son domicile parisien fin janvier. Devant un verre de thé glacé et encadré par ses étagères de vinyles, le producteur et DJ français évoque ses souvenirs de club et son expérience d’artiste dans « le petit laboratoire de la nuit ». Sans oublier de vous expliquer comment il a failli finir par travailler dans la finance en Suisse.
Comment as-tu interprété les différents messages publiés par Juan Atkins pour dénoncer le manque de reconnaissance des artistes noirs dans la musique électronique d’aujourd’hui ?
François X – En fait j’ai pris connaissance de la polémique lorsque tu m’as contacté pour réagir dans cette interview. Ce qui est marrant c’est que Juan Atkins s’appuie sur le classement de The DJ List : un site pourri qui existe depuis des lustres et dont tout le monde se fout. On ne peut pas nier ce qu’il dit. Dans la musique électronique actuelle, on ne peut pas dire que les Noirs sont très représentés… C’est encore pire en Europe. Pour quelles raisons ? J’imagine qu’on va en discuter tout au long de l’entretien mais c’est vrai qu’en France il n’y a pas beaucoup de DJs et de producteurs noirs dans le milieu de la house ou de la techno. On doit pouvoir les compter sur les doigts de la main.
Le paradoxe, c’est qu’il s’agit au départ d’une culture très afro-américaine et très gay. Les pionniers venaient souvent d’un milieu social très modeste. Autant de repères sociologiques que l’on peine à retrouver de nos jours.
Ouais. Aux Etats-Unis, c’est un autre problème car cette musique vient clairement de la communauté afro-américaine. Et des ghettos, qu’ils soient sociaux ou sexuels. A Detroit, Chicago ou même à New York ce sont des Noirs, issus de milieux très pauvres, qui ont œuvré pour la naissance du mouvement. En France, la musique électronique n’a jamais été une musique noire. C’est intéressant de se rendre compte des différences dans la création des deux scènes de chaque côté de l’Atlantique. Aux Etats-Unis, le contexte social est fondamental : les Noirs, les homosexuels et les classes populaires se sont affirmés par cette culture. Beaucoup cumulaient les trois conditions, autant dire qu’ils étaient mal barrés ! (rires) En France cette musique n’a jamais eu la même fonction. Il s’agissait plutôt d’hédonisme, de contre-culture, d’anticonformisme. Je rapproche le phénomène des rave parties de celui de Woodstock : les gens étaient à la recherche d’un idéal qu’ils trouvaient dans l’exploration de la fête et de la musique électronique.
Les deux dernières grandes révolutions musicales que sont le rap et l’electro ont été assimilées de manières très différentes dans la culture et la société françaises. Dans les quartiers dits populaires, le hip-hop a suscité beaucoup plus de vocations et de phénomènes d’identification que la techno. J’ai l’impression que la musique électronique, au contraire, est rapidement devenue quelque chose de bourgeois.
Je pense que c’est un milieu bourgeois oui. J’avais eu cette conversation avec Theo Parrish il y a longtemps et il était très étonné par l’incarnation de la musique électronique en France. Surtout par comparaison au rap français. Je vois un peu ça comme la différence entre un sport populaire comme le foot et le tennis qui est plutôt un sport de classes sociales plus ou moins favorisées. Pour jouer au foot, il te suffit d’un ballon et tu peux sortir t’amuser dans la rue. Alors que pour jouer au tennis, tu es obligé d’acheter une raquette, de trouver un club, quelqu’un de ton niveau… C’est beaucoup plus cher. Quand le rap est arrivé en France, cette musique s’est rapidement affirmée par un message social assez puissant. Et puis, techniquement, tu n’avais besoin que d’une feuille de papier, d’un stylo et de ton inspiration pour chanter. Pour produire de la musique électronique, il fallait acheter tout un tas de machines car il n’y avait pas d’ordinateurs à l’époque. C’était plus compliqué.
Dans les années 90, l’ambiance des rave a joué un rôle important dans le mélange des cultures et l’affirmation des minorités sexuelles, mais les gens venaient quand même majoritairement d’un milieu assez aisé. Et ils sont rapidement revenus vers les clubs. Le public techno a toujours été essentiellement blanc en France et ça reste encore vrai aujourd’hui. Peut-être que c’est une musique qui parle moins à certaines personnes qui se sentent mieux représentées par le rap qui a cette force de pouvoir imposer un message par le texte.
Peut-être aussi que la techno a toujours été une musique de l’absence et du mystère, tandis que le rap est une culture beaucoup plus incarnée physiquement. Quand tu tombes sur un clip de Big Daddy Kane en 1988, tu as immédiatement envie d’être lui. Alors que c’est plus compliqué de s’identifier aux mecs d’Underground Resistance. Comment as-tu découvert la techno ? Juan Atkins, c’est un mec qui a compté dans ta culture musicale ?
Aujourd’hui, la house et la techno s’accompagnent souvent d’une posture un peu intello qui consiste à prôner l’effacement de la personne pour laisser la musique parler d’elle-même. C’est sûr que cet esthétisme très effacé ne correspond pas forcément au besoin d’affirmation et de revendication des personnes que l’on entend le moins dans notre société. A la fin des années 80, je pense que les mecs des quartiers avaient envie d’exister pleinement, besoin de se faire entendre. Le rap était un chemin plus logique.
Juan Atkins est un musicien que j’ai beaucoup écouté. Quand tu t’intéresses à la musique électronique, tu commences par les bases et tu ne peux pas l’éviter. C’est un peu le père de cette musique. Model 500, Infiniti, Juan Atkins… J’ai un peu écouté tous ses projets. Sans Juan Atkins, il n’y a pas de musique électronique. En tout cas pas de techno, pas de house, d’EDM ou de dubstep… La liste est longue ! J’ai commencé à écouter de la techno vers 15 ou 16 ans à la fin des années 90. C’était naturel pour moi : j’étais à Paris, j’allais en club et je suis tombé progressivement amoureux de cette musique.
Graviter puis évoluer dans ce milieu en étant Noir, ou plutôt métis…
(il coupe) Métis, attention ! Je pense que la précision est importante : en étant métis, dans ce milieu, je n’ai jamais eu de problème. Je pense que ça aurait été peut-être différent si ma peau avait été plus foncée. Par rapport à ta question, j’imagine que tu allais me demander si ça m’a causé des « problèmes »?
Des « problèmes » j’imagine que tu en as eus. Mais ce qui m’intéresse plus c’est de savoir si être Noir a constitué un frein ou un avantage dans ta carrière à certains moments ?
Un frein, pas du tout. En France, dans les milieux branchouilles on aime bien les touches d’exotisme (rires). Par moments, on m’a peut-être dit des conneries du type : « Oui dans ta musique on sent vraiment le côté black, cette espèce de soul dans tes morceaux ! ». Mais généralement, ça reste de l’ordre du commentaire. Sinon ça n’a rien changé de significatif dans ma carrière.
Quand Juan Atkins choisit de défoncer le classement de DJ List sur sa page Facebook, c’est clairement un prétexte pour dénoncer un problème plus large qui concerne la disparition progressive des DJs et des producteurs afro-américains.
Le classement est bidon. La vraie question c’est de savoir pourquoi les DJs afro-américains sont de moins en moins représentés dans une culture dont ils ont établi les codes. C’est la vraie question qui anime Juan Atkins je pense. Ce qui est marrant c’est que sur Internet, dans la plupart des commentaires que je peux lire, les fans de techno prônent une certaine ouverture d’esprit. La conscience collective de l’electro s’engage régulièrement contre les discriminations sociales, ethniques ou sexuelles. Souvent avec utopie et naïveté d’ailleurs, car quand tu te rends dans les festivals ou sur la plupart des événements organisés en France, il n’y a pas beaucoup de brassage. Le public reste très blanc et sinon bourgeois, au moins issu des classes moyennes supérieures.
Je suis encore jeune, j’ai 33 ans. Mais j’ai le souvenir qu’à la fin des années 90, le public était plus varié. Malgré l’intellectualisation de la musique et la multiplication des prises de position sur le fameux « vivre ensemble », il y a un clivage de plus en plus marqué. Les communautés se mélangent moins. Je m’en rends compte à chaque fois que je mixe : les gens se ressemblent pour la plupart. Que ce soit en termes de couleur de peau, de catégorie sociale et même d’orientation sexuelle. Généralement il s’agit de jeunes gens blancs, hétérosexuels, d’un niveau social assez élevé. J’en parlais récemment car j’étais invité à une soirée qui s’appelle Possession et qui a malheureusement été annulée car elle se tenait le jour des attentats de novembre. Ces soirées sont organisées par un collectif gay qui a repris la salle du Gibus à Paris. En discutant, on s’est très vite accordé pour dire qu’on retrouve de moins en moins les valeurs essentielles de la musique électronique qui sont l’échange et le partage. Je ne vois plus trop de mélange dans les soirées techno à Paris et j’ai l’impression qu’il y a moins d’interactions sociales, ethniques et sexuelles. Il y a moins de folie aussi. Ce n’est pas du tout une critique, simplement un constat. Si tu ne me poses pas la question et que l’on n’entre pas dans une discussion, ce n’est pas le genre de choses auxquelles je vais réfléchir en arrivant en soirée. Depuis le revival techno un peu élitiste des dernières années avec un retour au vinyle et un souci parfois démesuré de l’esthétique des projets, il y a un un peu moins de variété artistique. Il y a aujourd’hui beaucoup plus d’uniformité dans ce que j’aime appeler le petit laboratoire de la nuit.
Ce que tu décris c’est aussi vrai dans le rock. Quand tu te promènes dans la plupart des gros festivals français, tu ne croises pas plus de variété.
Ouais mais la grosse différence c’est que le rock est une musique plutôt blanche.
Pas au départ !
Ah ouais mais là tu repars encore plus loin ! (rires)
Est-ce que la crainte de Juan Atkins ce n’est pas justement qu’à l’image de ce qu’il s’est passé avec le rock, le public techno ou EDM oublie le point de départ de cette culture? La plupart des fans de Skrillex ou d’Avicii n’ont pas forcément conscience de l’origine de la musique qu’ils adorent.
Là on parle de gros noms, très commerciaux et très populaires. Aujourd’hui, la seule référence noire très populaire c’est Jeff Mills. Tout le monde se revendique de son héritage mais je pense que comme souvent, tout part de l’underground. Le changement de son ou la perte de mémoire que tu décris, je la situe bien en amont. Tout a commencé au moment où Berlin s’est affirmée comme la capitale mondiale du clubbing et de la techno. Une nouvelle imagerie et une nouvelle esthétique sonore, toutes les deux très germaniques, se sont imposées. Et tout le monde s’y est engouffré : moi le premier d’ailleurs. Tout le monde a adopté cette esthétique en noir et blanc, industrielle, très froide, presque nordique. Derrick May décrivait la techno comme « le funk du futur », c’est à dire une musique chaude avec du groove. Ces dernières années, on a basculé dans un concept inverse : quelque chose de très froid, ultra industriel. Il y a bien un revival ghetto house, notamment via le label Dance Mania. Plein de producteurs actuels essaient de retrouver le son d’un certain âge d’or alors que quand tu lis les interviews, tu comprends que les mecs de Chicago n’avaient que très peu de temps en studio. A chaque fois qu’ils y allaient, ils en profitaient pour délivrer un maximum de morceaux en urgence au détriment de la production.
Aujourd’hui, je croise souvent des troupes de corbeaux dans les festivals. Tu sais, les fans de techno flippants, habillés tout en noir avec des capes. On pourrait quasiment les identifier à une esthétique post-punk en fait. On a perdu le groove au profit d’un son beaucoup plus rigide.
Ouais, même dans la house sous influence berlinoise d’aujourd’hui, il y a parfois plus de liens directs avec des groupes de post-punk qu’avec un mec détendu comme Joe Smooth.
Ouais, mais là t’es vraiment parti très très loin ! (rires) Mais j’ai moi-même fait mon autocritique là-dessus car je me suis aussi laissé entraîner par le courant de cette folie industrielle. A force de mixer des trucs très froids, j’avais un peu perdu le contact avec l’essence de ma passion donc je suis revenu à des bases plus chaudes. Peut-être que dans 50 ans tout le monde aura perdu la mémoire du point de départ de cette musique. C’est même sûrement déjà un peu le cas. Je parle ici de l’aspect social et politique que la techno ou la house ont pu avoir par le passé, mais également de leur incarnation strictement sonore et musicale.
Tu reviens tout juste de La Réunion où tu es allé mixé pour la première fois je crois. A quoi ressemblait l’accueil du public sur place ? Qu’est-ce qui a changé dans ta vie depuis que ton nom a gagné en notoriété dans le paysage techno ?
Le principal changement c’est que j’ai arrêté de travailler il y a deux ans. Comme je l’avais expliqué dans un précédent entretien pour les Inrocks, je bossais dans la finance avant. Bon j’étais au chômage en fait, en Suisse, et j’ai pris la décision de ne pas reprendre un boulot pour me concentrer sur la musique. Depuis, les choses s’accélèrent. Je reviens de la Réunion oui, c’est un bel exemple de mixité justement. Le folklore local est très important et il y a des passerelles évidentes à mettre en place entre la Maloya et la musique électronique. Il y a même un travail de sensibilisation sur place pour créer des ponts entre différents artistes de registres différents et développer la techno sur l’île. Mais même là-bas, le public devant lequel j’ai joué était majoritairement blanc.
Tu continues à sortir en club ou en festivals techno quand tu n’y joues pas ?
Non plus vraiment. Je ne sors plus trop. J’aurais l’impression d’être un mec qui bosse la journée et qui retourne au travail le soir. Quand je rentre dans un club, je fais immédiatement attention à la façon dont le DJ mixe, à la structure du sound system. Je me pose mille questions et ça devient vite une analyse professionnelle plutôt qu’un moment de légèreté où je me laisse porter par l’ambiance. Comme je suis tout le temps sur la route, j’essaie des profiter des rares weekends où je ne joue pas pour me reposer. Et mieux repartir.
Propos recueillis par Azzedine Fall
La prochaine sortie de François X est un double EP produit en collaboration avec Antigone (We Move As One). Dispo le 15 février sur Dement3d
{"type":"Banniere-Basse"}