Dans une série de tweets publiés ce mercredi 16 septembre, le rappeur s’en est pris à sa maison de disques et dit vouloir « libérer les artistes« . Quelles sont les raisons de sa colère ?
Depuis le début de la semaine, Kanye West s’est lancé sur Twitter dans une croisade contre sa maison de disques pour obtenir les droits de ses “masters” – comprendre : “le résultat de l’enregistrement d’une œuvre”, selon la définition de l’IRMA. On fait le point avec Napoléon LaFossette, créateur du blog de vulgarisation business et juridique Virgules, pour comprendre les enjeux de cette (nouvelle) insurrection contre l’industrie musicale. Décryptage.
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Depuis le 15 septembre, Kanye West interpelle, sur Twitter, les maisons de disques Sony Music et Universal Music. Quelles sont ses revendications ?
Napoléon LaFossette – Il semble d’un côté vouloir racheter les masters de ses morceaux détenus par Universal Music Group et, de l’autre, s’inscrire dans une démarche de révolte contre le système en place dans l’industrie musicale, dans une logique de défense des artistes et – on peut le supposer – des artistes noirs notamment.
https://twitter.com/kanyewest/status/1306280073209589760?s=20
Pour que tout le monde comprenne : quel est l’enjeu pour un artiste de jouir de la propriété de ses masters ?
Les enjeux sont à la fois financiers et “moraux”. Financiers, car en devenant titulaire des droits sur les biens immatériels que sont ses masters, il peut ainsi dégager des profits nouveaux. Par exemple, en touchant une bien plus grande part des revenus générés par les morceaux ou en retirant un plus grand profit des utilisations données pour la diffusion de certains de ces masters dans des films ou publicités.
Ou encore en ayant le pouvoir de décider, dans un, dix ou vingt ans, de revendre une partie de ces masters. La propriété sur des masters, c’est ce qui permet de constituer un “catalogue” de biens immatériels, amenés à générer du profit par leur exploitation ou leur cession. Une précision importante doit toutefois être ajoutée : soixante-dix ans après la création du master, ce bien tombe dans le domaine public et aucune personne privée ne peut plus revendiquer de droits dessus. D’ailleurs, ces catalogues constituent une partie très importante du patrimoine des majors, qui sont titulaires des droits sur des centaines de milliers de morceaux.
Moralement, il y a l’idée extrêmement importante pour beaucoup d’artistes-interprètes de savoir qu’ils sont les uniques “propriétaires” – même si la notion de propriété est sujette à débats théoriques s’agissant de biens immatériels – de leurs propres créations. Savoir qu’aucune exploitation de ces biens ne peut avoir lieu sans qu’ils y aient consenti de manière directe ou déléguée.
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Kanye West étant lié au groupe Universal Music, pourquoi interpelle-t-il également Sony Music ?
La question de rachat de masters peut également concerner les rachats d’œuvres dont les droits sont détenus par des éditeurs (comme Universal Music Publishing, Sony-ATV ou Warner-Chappell). C’est d’ailleurs ce type de deal que dénonce le rappeur Hit Boy, qui a donné son soutien à Kanye West, et c’est ce type de deal que dénonce Kanye West quand il évoque Sony – c’est-à-dire non pas Sony Music Entertainment, qui produit des masters, mais Sony-ATV, qui édite des œuvres.
https://twitter.com/kanyewest/status/1306221269172404227?s=20
Quels sont les recours à la disposition de Kanye West pour que celui-ci obtienne gain de cause ?
Le principal recours vient, logiquement, de la négociation. Sauf à prouver qu’Universal a commis des manquements à ses obligations dans certains contrats, assez importants pour invalider les contrats en question, seule la négociation pourrait permettre à Kanye West d’obtenir gain de cause.
Quel consensus pourrait être trouvé entre les deux parties ?
Il est très probable que ce consensus soit simplement d’ordre financier. Toutefois, au regard de la valeur du catalogue en question et des multiples activités de Kanye West, il est possible d’imaginer des montages plus complexes dans lesquels Kanye West ne verse pas que de l’argent en échange – par exemple, des parts dans certaines de ses entreprises ?
Peut-être également qu’une solution à mi-chemin peut être trouvée, par le biais de laquelle Kanye West achète une partie seulement des droits sur ses masters, ou par laquelle il obtient un contrôle plus renforcé des utilisations faites de ses masters. Toutefois, au regard de sa phrase “I’m not open to any form of business with Universal and Sony”, on peut douter que cela se conclut autrement que par une cession de droits classique.
Kanye a dévoilé sur les réseaux sociaux les dix contrats qui le lient à sa maison de disques. A quels risques s’expose-t-il en faisant cela ?
Il est possible que, si Def Jam (donc Universal) choisit le terrain judiciaire – ce qui ne sera sûrement pas le cas en cas de négociation -, des dommages et intérêts doivent être versés à Def Jam du fait du dévoilement d’un accord contractuel censé rester confidentiel. D’autant qu’une action pourrait également être menée, afin d’obtenir des dommages et intérêts du fait des propos “provocants” de Kanye West à leur encontre. Mais nous sommes dans une ère où les maisons de disques ont besoin de redorer leur image, cela m’étonnerait donc.
Dans un tweet, il dit que la maison de disques refuse de communiquer à combien s’élève le coût de ses masters, parce que celle-ci sait qu’il aurait les moyens de les racheter. Selon toi, aurait-il réellement les moyens de le faire ? Dans quelles mesures Universal aurait intérêt à les revendre ?
S’il a les moyens de le faire, je ne sais pas du tout, je pense qu’il faudrait surtout interroger son banquier pour cela. D’autant que, s’agissant de leur valorisation, nous ne pouvons pas l’estimer de l’extérieur. Seuls des audits et rapports financiers détenus par Universal permettraient d’estimer leur valeur.
S’agissant de l’intérêt d’Universal à les revendre, je dirais qu’il n’existe qu’en cas de bonne affaire pour eux. C’est-à-dire s’il paye un prix supérieur à leur valeur, comme dans une négociation classique en fait. D’autant que, j’imagine qu’en cas de cession à un prix assez faible, cela serait perçu comme une faiblesse exploitable par tous les artistes majeurs d’Universal qui seraient dans une démarche similaire à celle de Kanye West.
Enfin, leur intérêt pourrait aussi se trouver dans la diversification, peut-être ? Via l’acquisition de parts ou la conclusion d’accords avec d’autres sociétés détenues par Kanye West dans des domaines autres que la musique. Mais je ne connais pas assez la stratégie globale de Vivendi sur le long terme pour pouvoir trop m’avancer là-dessus.
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S’il n’obtenait pas gain de cause, l’idée de réenregistrer ses albums, comme Taylor Swift entendait le faire, est-elle vraiment une option ?
Tout à fait. Le master n’est pas l’œuvre, ce n’est qu’un fichier comprenant une interprétation d’une œuvre, fixée à un moment donné – c’est-à-dire interprétée par des interprètes, puis mixée, le tout donnant naissance à un fichier audio qui est le master, que l’on retrouve ensuite sur les supports physiques et en streaming.
Il existe dans les contrats d’artiste, liant un artiste-interprète et un producteur, des clauses par lesquelles l’artiste s’interdit de réenregistrer des interprétations d’œuvres déjà fixées pour le compte du producteur pendant le contrat. Ces clauses durent un certain nombre d’années et, au regard des messages dévoilés par Kanye West, il semble qu’un tel type de clause soit n’existe pas (peu probable), soit est expiré dans certains de ses contrats. Il semble donc pouvoir réenregistrer ses albums.
Kanye West enjoint Bono, Kendrick Lamar, Drake ou encore Taylor Swift à se battre à ses côtés pour “changer l’histoire de l’industrie musicale”. Dans quelles mesures ces artistes ont-ils intérêt à le suivre ?
Je dirais que leur intérêt à la suivre peut être de deux types : d’abord, un intérêt financier. C’est-à-dire qu’ils s’y retrouveraient plus financièrement à court, moyen ou long terme en rachetant leurs masters. Cela dépend de leurs contrats, du prix demandé par Universal et donc des revenus générés par leurs masters.
Puis, un intérêt politique. Cela peut faire sens pour des artistes qui souhaitent suivre une démarche politique de réappropriation de leur art.
https://twitter.com/kanyewest/status/1306279617427251205?s=20
Dans quelle mesure l’initiative de Kanye West révèle-t-elle quelque chose du fonctionnement de l’industrie musicale ? Va-t-on vers la fin d’un modèle ?
Kanye West n’amène aucun sujet nouveau sur le tapis, les questions de propriété sur les masters ont toujours été un axe de combat de certains artistes, comme Nipsey Hussle, d’ailleurs, durant sa carrière. Jay-Z, lorsqu’il a été nommé à la tête de Def Jam, en a directement profité pour récupérer la propriété sur les masters de certains de ses premiers albums. Il permet en tout cas de faire comprendre au grand public comment fonctionne l’économie de la musique : les artistes-interprètes ne sont à la fin que des salariés d’entreprises de production de biens immatériels.
J’ajouterai cependant que ce coup de gueule va dans le sens de l’histoire, puisque plus les choses avancent, plus les artistes à succès sont nombreux à être propriétaires de leurs masters. Ceci notamment grâce à la facilité d’accès à l’autoproduction toujours plus importante et au développement, notamment, des contrats de distribution – de plus en plus proposés par les majors et sur le modèle desquels s’est construit Believe, qui semble en capacité de devenir, à terme, la 4e major du disque.
https://twitter.com/kanyewest/status/1306279266229739520?s=20
Je ne pense pas que l’on aille vraiment vers la fin d’un modèle, c’est plus fin que ça. Et des artistes en développement auront toujours besoin d’un producteur pour investir sur eux et devenir propriétaires de leurs futures interprétations. Parce qu’un artiste en développement, sauf buzz soudain ou apport financier personnel ou d’un proche déjà important, aura beaucoup plus de mal à se faire une place sans gros investissement sur son profil par un producteur. Or, ce n’est souvent que par le biais des contrats d’artiste que ceux qui détiennent l’argent – les grosses maisons de disques – acceptent de consentir à prendre des risques financiers importants pour développer le potentiel commercial de possibles futures stars.
Dans quelle mesure cette initiative révèle-t-elle, par ailleurs, des logiques d’exploitation de la musique noire par une industrie dont la hiérarchie est, en majorité, blanche ?
C’est un point important du discours de Kanye West. L’histoire est connue : à partir du moment où l’art créé par des Noirs a commencé à pouvoir générer du profit, ce sont des Blancs qui en ont profité pour s’enrichir. Notamment dans la musique et le cinéma.
On voit que certaines logiques militantes afro-américaines aux Etats-Unis sont en partie axées sur la question de la propriété des moyens de production et du travail des Noirs, permettant l’enrichissement de tiers Blancs dans l’art comme ailleurs. Dès lors, Kanye West s’inscrit dans une réflexion sur cette logique pluriséculaire. Il n’est pas le premier ni le dernier, mais sa voix a un énorme impact et, je pense, est intéressante dans un contexte où jamais autant de Noirs n’ont été des sources de revenus colossaux dans l’industrie du divertissement.
https://twitter.com/kanyewest/status/1306216921545621504?s=20
Ce qui, selon moi, permet de s’intéresser aux initiatives d’autres artistes et acteurs du milieu, comme la création de la Black Music Action Coalition. Tout ceci nous permettant de constater que ces logiques d’exploitation ont évolué de formes discriminatoires assumées, vers des formes inconscientes et pernicieuses – il s’agit ici de sociétés profitant du travail d’artistes de divers groupes ethniques qui, en leur sein, ont également un certain nombre de salariés noirs, mais pas forcément aux postes de pouvoir.
L’ironie de tout cela étant d’ailleurs que, au-delà des cadres d’Universal Music Group, le plus gros actionnaire de Vivendi est un groupe français dirigé par un blanc d’un pays européen.
Propos recueillis par François Moreau
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