Pionnier du rap sénégalais, le duo Positive Black Soul sort son premier album en cinq ans, Run cool, dialogue transversal en français et en wolof entre l’Afrique, l’Europe et New York.
Didier Awadi porte une chemisette dont le logo Fubu éclabousse en orange son torse rond de bon vivant. Son compère, l’émacié Doug E. Tee, coiffé d’un bandana Wu-Tang et chaussé d’Andy 1, compromis profilé entre babouche et Nike, semble quant à lui étrenner une panoplie de ninja. Preuve que l’on peut centrer son message sur l’émancipation africaine et rester à l’affût des derniers articles sportswear en provenance de New York. Ainsi, depuis son apparition sur la scène sénégalaise voici treize ans, Positive Black Soul a favorisé l’implantation en Afrique d’une culture venue de l’extérieur, le hip-hop, et beaucoup fait pour lui donner une identité distincte du modèle original.
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Aujourd’hui, Didier et Amadou le prénom de Doug E. Tee soignent toujours autant leur look d’importation mais chantent en wolof, cette langue dont la phonétique rugueuse épouse comme en premières noces le mode de diction scandé du rap. Un samedi soir de janvier, sur la plate-forme installée au centre d’un terrain vague du quartier dakarois Liberté 6, une quinzaine de groupes se sont succédé avant de céder la place aux « anciens ». Si fondée est la rumeur selon laquelle il y aurait actuellement entre deux mille et quatre mille ensembles de rap au Sénégal, la plupart reconnaîtront sans peine devoir quelque chose à PBS, précurseurs des temps hostiles et qui ont inspiré à la « génération sacrifiée » cette prise de parole en rimes et en rythmes.
Leurs débuts coïncident avec ce que l’on appelle ici « les années blanches ». Signe de l’inquiétant désengagement de l’Etat dans la vie publique, le système scolaire se voit à la fin des années 80 paralysé par des mouvements de grève qui aboutissent à la fermeture de la plupart des établissements et à l’invalidation des résultats. « Un grand nombre d’élèves se sont retrouvés dés’uvrés, se souvient Didier. Nous ne sommes plus allés aux cours pendant deux ans. La jeunesse sénégalaise a été marginalisée de force et beaucoup ont préféré abandonner les études. Ce phénomène touchait toutes les classes d’âge. A la maison, les plus jeunes voyaient le grand frère diplômé passer ses journées devant la télé. Le gouvernement a bien tenté de trouver des solutions, comme de donner à gérer des kiosques à pains ou des merceries, mais dans l’ensemble, il y a eu un véritable décrochage entre cette génération et le reste de la société, qui a produit beaucoup de chômage et de ranc’ur. C’est cette ranc’ur que les jeunes ont voulu recracher dans le rap. »
En 1992, avec Boul Falé (« Prends-toi en main »), Positive Black Soul consacre simultanément l’apparition d’un nouveau courant musical et l’adoption d’une attitude sociale fondée sur l’autoresponsabilisation. « On peut dire du rap qu’il est arrivé au Sénégal par avion. Ce sont des potes stewards qui nous ramenaient des cassettes de New York. Au début, nous étions intégralement sous influence américaine. Mais pour faire du rap, porter des casquettes de base-ball et des T-shirts XXL n’est pas suffisant. Prendre la parole suppose que l’on ait quelque chose à dire et la situation telle que nous la vivions nous plaçait face à nos responsabilités. Dans Boul Falé, on aborde directement, sans prendre de gants, l’un des sujets les plus tabous : la corruption. A la réaction scandalisée de la classe politique, nous avons immédiatement compris que l’on avait mis le doigt là où ça fait mal. Boul Falé a mis fin à un interdit qui consiste à ne jamais remettre en cause l’institution et ce verrou mental une fois brisé, c’est par centaines que d’autres voix ont trouvé dans le hip-hop un moyen de s’exprimer librement. »
Les raisons du « sopi », le changement qui, aux dernières élections présidentielles de mars 2000, a vu la victoire d’Abdoulaye Wade sur Abdou Diouf, trouvent en partie leur explication dans l’inscription de 300 000 nouveaux électeurs sur les listes. Que ce contingent de votants soit en majorité composé de moins de 25 ans habitant les zones urbaines n’est pas fortuit et participe de cette « reprise en main » à laquelle encourageait la chanson de Positive Black Soul. « Sans une transformation complète du système, le « changement » demeurera un slogan électoral sans conséquence réelle sur le quotidien. Si nous n’avons pas voté, c’est que l’alternance aussi saine soit-elle ne paraît pas suffisante pour résoudre les problèmes », tiennent à préciser les rappeurs de PBS, dont la dernière cassette mise sur le marché sénégalais s’appelait… Révolution.
Les circonstances ont voulu qu’après un premier album Salaam en 1995 , le duo disparaisse de la scène internationale. La faute à un contrat les liant à Chris Blackwell, ancien responsable du label Island, dont le départ du groupe Universal entraîna l’ajournement du projet New York Paris Dakar avec pour effet un repli sur la scène locale où cassettes et concerts ont témoigné d’une activité constante. Cette « traversée du désert » se révélera toutefois bien nourrissante, donnant à Didier et Amadou le loisir de mieux absorber leur propre culture. « Notre connaissance des grands penseurs tels que Cheikh Omar Tall, Amilcar Cabral ou Kwame Nkrumah à qui l’on doit le concept de panafricanisme, demeurait très superficielle. C’est en nous plongeant dans leurs écrits que nous avons pu faire évoluer notre musique. »
A l’instar de Fela Kuti qui inventa l’afro-beat au retour d’un voyage aux Etats-Unis, il a suffi à Didier et Amadou d’écouter chez eux la musique des anciens pour s’émanciper du format américain et inventer ce nouveau style de rap qui sur leur nouvel album Run cool semble libérer en coïncidence ses rythmes et ses esprits. « Peu à peu, notre vision des choses a changé. En saisissant mieux l’idée qu’une essence africaine puisse se perpétuer à travers des formes musicales créées au loin par la diaspora, nous en avons conclu qu’avant de naître américain, le rap était africain. Dans cette idée, nous avons gagné en certitude grâce aux exemples que nous offraient ici le tassou ou le taxourane, deux formes ancestrales très proches de ce qu’est devenu le rap. A partir de là, il n’est plus nécessaire de justifier l’usage du wolof ou la participation d’instruments traditionnels comme le tama (tambour d’aisselle) ou la kora. »
Ce voyage à rebours se trouve d’autant mieux accompli que Run cool fut enregistré à New York dans deux studios différents Play Pen et The Crib et qu’il a, à travers la participation de la Franco-Camerounaise Princesse Erika et des Jamaïcains Red Rat et Ky Mani Marley (fils de Bob), tracé l’ébauche d’une arborescence musicale qui saurait faire le lien entre rap, ragga, mbalax et autres ingrédients au célibat trompeur. Hormis l’obligation d’honorer la coutume du « featuring » en usage chez les rappeurs, ces invitations donnent un surcroît de réalité à ce que l’on pourrait appeler l’Afrique universelle, monde dont les contours outrepassent les limites reproduites dans les manuels de géographie, et qui se trouve essentiellement centré autour des questions de survie, de combat, de dignité et, plus généralement, de reconstruction.
Longtemps le rap américain a recherché ces trajectoires invisibles venant combler la partie manquante de l’histoire personnelle des Afro-Américains ayant un jour manifesté l’envie de saisir un micro. Mais depuis qu’il est passé à l’ère industrielle, cette dimension n’a cessé de décroître. Selon un étrange phénomène de compensation, c’est désormais au rap africain d’établir au-dessus de l’océan des sons un pont aérien et d’explorer les remarquables espaces acoustiques qui surgissent de la rencontre entre sensibilité polyrythmique africaine et électronique. Car Run cool, comme tout disque de rap digne de ce nom, est aussi un manifeste qui interroge la ligne séparant le monde technique et le monde spirituel. Inventives et enracinées, ses séquences traitent de spoliation (Gold and Diamond), de sida (Ecoute fils), de fuite (Run cool) et de bonheur à trouver (Xoyma). Finalement des thèmes que l’on retrouve partout ailleurs. Alors pourquoi le Sénégal fait-il aujourd’hui figure de pays où le rap est roi ? A cela, plus terre à terre, Didier répond : « Parce que le Sénégalais est bavard. Il ne peut s’empêcher de la ramener ! »
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Run cool (East West/Warner).
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