Ils nous racontent leurs nuits, les blanches, les noires. Entre le crépuscule et l’aurore, éclairés à la bougie, caressés par la lune ou aveuglés par les néons de la ville, ils se révèlent sous un jour nouveau et dévoilent leur part d’ombre. Cette semaine, rencontre nocturne avec la DJ Louise Chen.
Elle aime la nuit mais il lui faut de la lumière : des lampadaires, des spotlights, des lasers et des stroboscopes. Il lui faut des gens : des amis, des passants, des corps en mouvement. Il lui faut du bruit et la fureur de vivre : les voix et les éclats de rire, et bien sûr la musique. Elle dit : « La nuit, c’est la musique. » Elle dit aussi : « Le noir et le silence m’angoissent. Petite, quand le soir mes parents fermaient la porte de ma chambre, je me sentais exclue, coupée de la vie. » À 27 ans, elle a trouvé le truc pour repousser le moment où la porte se ferme. Elle est devenue DJ. Pour retenir les gens, pour les faire rester près d’elle, elle les fait danser.
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Girls Girls Girls, they wanna have fun
Ce soir, elle a rejoint ses acolytes Betty et Piu Piu dans un resto chinois du IXe. Les trois filles sont à la tête du collectif Girls Girls Girls, formé il y a un an. À 23 heures, elles iront mixer au Social Club, accompagnées par Nightwave, une consœur de Glasgow. Mais d’abord, il faut prendre des forces. Louise commande pour tout le monde : bœuf séché, chou vert, riz sauté, ciboules fraîches… Un festin. Elle s’y connaît en bouffe asiatique, Louise. Son père taiwanais lui a appris à cuisiner. Petite, elle allait à Taipei plusieurs fois par an. « J’adorais car là-bas, la nuit n’est pas réservée aux adultes, je pouvais rester avec ma famille, me coucher tard. On allait au karaoké, au marché de nuit. On regardait des séries Z chinoises et à quatre heures du matin on traversait la rue en tongs et pyjama pour acheter ce qu’ils appellent des xiaochi des petits mangers. A Taïwan il y a toujours du bruit, la vie ne s’arrête jamais. »
« Les rois du monde »
Elle a grandi au Luxembourg, où sa mère d’origine alsacienne travaillait comme traductrice à la Commission européenne. Le 31 décembre 1999, elle a 14 ans et ses parents l’autorisent à sortir jusqu’à deux heures du mat’ avec ses copines.
« Comme nous sommes restées bien sages, mes parents ont compris que la nuit n’était pas forcément synonyme de drogue, d’agression et de vice, et on a pu recommencer encore et encore ! C’est devenu une addiction, sortir, danser, sortir, danser. A Luxembourg, il n’y a pas d’université, les 18-30 ans partent faire leurs études ailleurs. Du coup les ados sont les rois du monde. »
L’adolescence de Louise est rythmée par son amour du rock, par les concerts de hardcore, de new-wave et de post-punk. Elle fait son premier festival à 16 ans, le Pukkelpop, en Belgique – elle a gardé le bracelet. Billy Corgan est son dieu et la nuit son royaume. Tombent les premiers garçons et les premiers shots de Tequila. Les Gin Tonic « avec leurs verres bleus », les clopes et les Smirnoff Ice. Les joints, bof, « ça peut me faire tomber dans les pommes », la cocaïne « jamais de la vie », l’ecsta de temps en temps – « c’est un produit que j’associe à l’état amoureux ». Elle dit : « en fait, je suis hyper anti-drogue. Ma drogue c’est danser, même malade, je danse encore. »
« La ville où tu n’es jamais vraiment seule »
17 ans, elle obtient son bac européen et part faire des études de communication à Paris. Au début, elle est un peu paumée. « Mes amis et les clubs de Luxembourg me manquaient. La première fois que je suis allée au Queen, je n’ai pas aimé. Je trouvais les gens vieux, c’était pas la déconne. » Elle fait des stages pour des magazines de rock et de rap, pousse ses premiers disques. A 22 ans, elle plaque tout, part à Londres et devient community manager… pour un site de généalogie. « Je me disais : la musique c’est cool mais j’ai fait le tour. Je me trompais tellement. » Elle a la bougeotte. Elle découvre New York et ça la bouleverse. « New-York, c’est le rêve, la ville où tu n’es jamais vraiment seule. Là-bas, je peux marcher toute la nuit, tout est ouvert, ça m’émerveille. Je peux m’endormir sans avoir peur. Les bruits de la ville me rassurent, me bercent. » Un mois et demi plus tard, quand elle revient à Londres, son appartement a été cambriolé, c’est bientôt Noël, sa famille lui manque et elle se sent seule. On lui propose un job à Paris, elle accepte. Elle travaille avec des labels, écrit des articles, fait de la direction artistique, devient « rapporteuse d’affaires » : elle gagne des sous, tourne toujours autour de l’univers de la musique, mais n’en fait pas encore. Quelque chose manque. Elle envisage de partir à nouveau. C’est alors qu’elle rencontre le producteur et compositeur DJ Mehdi : « Je suis tombée amoureuse, j’ai décidé de rester. » Ils voyagent ensemble au rythme des sets de Mehdi. Le DJ la pousse derrière les platines : « Il ne m’a pas laissé le choix! J’ai mixé lors d’une soirée à New York, puis à Los Angeles. Il était fier de moi. J’étais fière de moi. Heureuse de faire danser les gens. Épanouie enfin. »
Alors on danse
En septembre 2011, un soir de cuite avec ses copines, elle lance l’idée d’un collectif 100% féminin : « On voulait faire notre truc, jouer les disques qui nous plaisaient ». Quelques jours après, DJ Mehdi décède. Un accident. Louise dit : « Avant sa mort, je faisais souvent des cauchemars de chute. Depuis l’accident, je n’en fais plus, c’est fini. Ça y est, je suis tombée. Ça c’est fait. »
Les premiers mois, elle est incapable de se remettre au travail. « Je n’arrivais plus à faire des choses en journée. Le soir, je passais de temps en temps voir des amis, pour rester connectée. » Elle apprend à être seule. Elle lit. Elle écoute de la musique, du Drake, du post-rock, Mogwaï ou Explosions in the Sky. Elle regarde la télévision, surtout les émissions de cuisine, passe des nuits à enchaîner des épisodes de série. Elle explique : « J’ai appris à être passive, à lire, à écouter, à regarder les choses. À me recharger. » Grâce aux réseaux sociaux, elle garde le contact avec le monde : « Je suis un papillon social. J’ai besoin de rester connectée avec les autres, tout le temps, même de loin. La nuit je dors avec mon ordinateur, c’est mon labrador ! » Peu à peu, épaulée par ses amis, elle se relève. Fonde Girls Girls Girls avec les indispensables Betty et Piu Piu. Refait de la direction artistique, un peu de télé. Et surtout, elle mixe, elle chante, elle danse. Partout. Rien que cette année, elle est allée en Australie, en Jamaïque, à La Barbade, à Toronto, Miami, Berlin, Londres, Los Angeles, New York. Et ce soir, il est 23 heures quand elle se glisse derrière les platines du Social Club. La soirée peut commencer, si possible ne jamais finir. Il y a de la lumière, des gens, de la musique. Tout va bien.
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