Depuis vingt ans, Booba dépasse les frontières du rap français grâce à un talent textuel inédit et à un pragmatisme décomplexé. Des Hauts-de-Seine à Miami, portrait du rappeur le plus fascinant de l’histoire de France.
Miami, quartier de Wynwood, au début du mois de janvier. Connu pour ses impressionnants murs de graffitis, le district propose un large choix de galeries d’art et de restaurants. Ses avenues XXL enchaînent des bars et des terrasses en enfilade où les hipsters du coin sifflent des smoothies à dix dollars les yeux rivés sur l’écran de leurs MacBook Air. Accueillis par la tiédeur du printemps éternel qui règne en Floride, 192 centimètres de muscles et de tatouages se déplient pour sortir d’un coupé sport noir stationné en double file.
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Booba rejoint le secteur dans l’anonymat. Pas pour faire chuter le prix de l’immobilier, mais pour offrir ses meilleures poses au shooting photo que l’on a coordonné avec le rappeur français le plus fascinant des vingt dernières années. Débardeur et pantalon assortis, baskets bleu métal, B2o ne semble pas trop s’émouvoir des trois quarts d’heure de retard qui signent son apparition. La veille, il était pourtant arrivé à l’heure pour notre premier rendez-vous dans un restaurant sarde de Miami Beach.
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Quelques vannes d’introduction sur les Corona descendues pendant l’interview le soir précédent et le naturel du businessman reprend le dessus : “Bon, vous voulez les faire où ces photos ? Des séances dans des hangars ou devant des graffitis, j’ai l’impression d’en avoir fait toute ma carrière.” Le matériel du photographe est déjà installé, les graffitis n’apparaîtront qu’au dernier plan. Rassuré, Booba peut sortir de son coffre les tenues et les bijoux qu’il a sélectionnés pour l’occasion. C’est lui qui impose le tempo, enchaînant les poses et les attitudes de superhéros déjà largement diffusées par ses clips.
De Gorée à Detroit
Une cinquantaine de clichés plus tard, il est temps de rejoindre la plage choisie pour accueillir la seconde session du shooting. Au volant de sa Dodge SRT8, Booba balance sa tête sur Young Thug et Rae Sremmurd, les nouvelles étoiles hip-hop de son continent d’adoption. Il explique les raisons qui l’ont poussé à quitter la France et évoque la grande marche qui se prépare à Paris en cette veille du 11 janvier 2015 : “Je vais suivre ça à la télévision mais, pour moi, c’est un peu foutu. En France, les communautés ne se comprennent pas. Les divisions sont ancrées trop profondément dans la société.”
Son discours, froid et pessimiste, renvoie à la longue conversation entamée la veille dans laquelle le natif des Hauts-de-Seine a évoqué trente-huit années de vie hors format et une enfance marquée par le racisme : “Il y a beaucoup d’hypocrisie sur la question. Ma mère est blanche : quand j’ai voulu prendre un appartement, elle savait bien qu’il valait mieux que je ne vienne pas aux visites. Plus jeune, quand j’allais chez mon grand-père, il me présentait aux voisins comme le fils du concierge. En grandissant j’ai fait mes premières conneries. Lors d’une garde à vue, les flics m’ont demandé pourquoi ma mère aimait se faire baiser par des singes. Ça peut rendre fou.”
A 11 ans, Elie Yaffa quitte l’Ile-de-France pour aller vivre dans le Sud avec sa mère divorcée. Direction Cagnes-sur-Mer et La Colle-sur-Loup où il rencontre une xénophobie décomplexée. “Là-bas au moins, c’était franc, direct, sans ambiguïté.” Les deux premiers chocs visuels de sa vie interviennent à la faveur de deux voyages. D’abord au Sénégal, lorsque sa mère l’emmène découvrir le pays d’origine de son père et l’île de Gorée : “J’avais entendu des choses sur l’esclavage et la colonisation, mais quand j’ai visité les lieux, quand j’ai vu les chaînes, quand j’ai constaté l’état du pays… je me suis dit qu’on s’était bien fait niquer. En Afrique, j’ai vu des Noirs qui n’avaient rien. Quand j’ai découvert les Etats-Unis quelques années plus tard, j’en ai vu d’autres qui osaient parler, se rebeller et vivre leur vie.”
Le jeune Yaffa traverse l’Atlantique pour la première fois l’année de ses 15 ans grâce à un échange scolaire avec un élève de Detroit : “C’était la première fois qu’on ne regardait pas mon apparence, je me sentais normal. Quand le film de Spike Lee sur Malcolm X est sorti, ils ont annulé la journée de cours pour nous emmener au cinéma ! C’est cool l’histoire des dinosaures et des Egyptiens, mais j’aurais préféré qu’on me parle de l’esclavage pendant ma scolarité. Je ne devais rester qu’un mois à Detroit mais ma famille d’accueil a accepté de me garder tout le semestre.”
De retour en France, Booba tourne en rond. Sa mère remonte vivre dans le 92. Il suit le mouvement, collectionne les zéros sur ses bulletins et s’inscrit en BEP Vente “pour ne rien foutre, mais sans arrêter l’école à ses yeux”.
Stagiaire du rap-game
Après avoir tenu “à peine trente minutes” lors d’un stage chez Carrefour, le jeune fan de hip-hop trouve refuge à Ticaret, une boutique spécialisée, coincée entre Stalingrad et La Chapelle. Nous sommes à l’orée de l’été 1994, Elie Yaffa est bientôt majeur. Présenté comme le premier magasin hip-hop du Vieux Continent, Ticaret est un ancien bistrot recouvert de graffs, où les passionnés peuvent acheter T-shirts, vinyles et fausses dents en or. Ceux qui osent rapper peuvent enregistrer dans le studio du sous-sol. “Quand je l’ai embauché en stage, c’était un ado en construction, une personne secrète et timide qui cherchait un endroit où il pouvait être lui-même, se remémore Françoise, cofondatrice du magasin. J’ai rapidement eu confiance en lui. Il avait les clés et il faisait même du baby-sitting quand je ne pouvais pas garder mon fils.”
Booba est dans son élément. Il ne travaille pas beaucoup et en profite pour gratter des textes et dessiner (déjà) le logo de son futur groupe : un visage gravé dans une lune. Cofondateur de la boutique et pionnier du mouvement hip-hop en France, Dan de Ticaret se rappelle avoir surpris son jeune stagiaire les yeux rivés sur ses cahiers d’écriture : “Pas de panique, reste assis et écris.” Il ajoute : “Je voyais bien que sa passion c’était le rap. Ticaret était situé à 1 heure 30 de chez lui en transport mais il arrivait toujours à l’heure. Avant son stage, il était déjà venu enregistrer un titre avec La Cliqua. Je savais qu’il avait un potentiel hors norme.”
A l’époque, le rap français s’écrit encore à travers la réussite des groupes et des collectifs. “A cette période, il se faisait appeler Tic-Tac. Il dansait, c’était un bon breakeur”, se souvient le rappeur Rocca, l’une des figures de proue de La Cliqua. Elie Yaffa ne se destine pas immédiatement au rap. Il a un cheveu sur la langue, n’aime pas sa voix. Gué Gué, alors leader du groupe Coup D’Etat Phonique, décide de le prendre sous son aile. “Quand je traînais avec lui, il insistait pour m’écrire des textes mais je doutais de ma voix, précise Booba. Un jour, il m’a réellement écrit un truc et je me suis pris au jeu.”
Tic-Tac cède sa place à Booba, en hommage à l’un de ses cousins sénégalais prénommé Boubacar. Par l’entremise de Gué Gué, il fait la connaissance d’un jeune d’Issy-les-Moulineaux. Une rencontre décisive : “J’ai connu Ali grâce à Gué Gué. Je crois même qu’on s’est rencontrés dans le bus en allant chez lui. Il m’a proposé de faire un groupe…” Les deux compères sont inséparables et montent le groupe Lunatic qui changera la face du rap français quelques années plus tard. Une embrouille d’egos les éloigne de La Cliqua. Leur histoire débutera dans les Hauts-de-Seine sous la direction artistique du Beat De Boul, le collectif de rappeurs le plus déterminé de l’époque.
L’émergence du 92
Retour en 2015 sur la place Haute de Boulogne, où tout a débuté. Assis sur un banc en pierre, Zoxea et Melopheelo, deux membres des Sages Poètes De La Rue, refont l’histoire du hip-hop local dans le froid du mois de février. Les passants manifestent des signes de respect, ils habitent le quartier depuis plus de trente ans : “Au milieu des années 90, la Seine-Saint-Denis était très présente avec NTM, mais le 92 n’avait pas encore émergé. On a décidé de mettre les Hauts-de-Seine sur la carte du rap français”, raconte Zoxea, surnommé le King de Boulogne. Au sein du Beat De Boul, Booba et Ali font leurs classes en se frottant à des rappeurs techniques. “On a fait un travail de développement avec eux. On les accompagnait dans leur cheminement artistique”, confirme Melopheelo sous l’œil approbateur de son frère.
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Lunatic enregistre rapidement un premier album (Sortis de l’ombre) dans l’appartement de Zoxea. Une bière à la main, le regard perdu dans la baie de Miami, Booba en garde un souvenir contrasté : “Avec Ali, on kiffait bien le disque mais on avait travaillé dans des conditions rudimentaires, dans un cagibi. Peu après l’enregistrement, on est tous parti à New York pour visiter des studios. A notre retour, on a eu envie de tout réenregistrer avec un vrai son mais Zoxea n’était pas d’accord.”
Déterminé, Booba déboule en bas du domicile de son producteur qui ne veut rien entendre. La discussion s’envenime, il repart furieux. Dans la soirée, les deux hommes se croisent par hasard sur la ligne 9 du métro entre les stations Billancourt et Marcel-Sembat. “On s’est regardés méchamment. Quand le train a marqué l’arrêt, nous sommes descendus pour régler ça sur le quai, se souvient Zoxea. Un pote m’a filé une lacrymo, je l’ai gazé.” Une bagarre éclate. Les rappeurs finissent par terre dans les escaliers du métro. C’est la rupture définitive avec le Beat De Boul. Le premier album de Lunatic ne sortira pas.
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Booba et Ali se rapprochent alors du label indépendant Time Bomb fondé par DJ Mars et DJ Sek. Une aubaine : la structure regroupe la crème des rappeurs français, avec les X-Men, Oxmo Puccino ou encore Pit Baccardi. “Quand j’ai rencontré Booba et Ali, ils m’ont dit qu’ils souhaitaient que leur premier son écrase la concurrence. Booba disait qu’il voulait tout bousiller”, se souvient DJ Mars, chargé de réaliser la production du Crime paie.
Premier succès, premier séjour en prison
Considéré par ses détracteurs comme une apologie de la violence, le texte du premier morceau officiel de Lunatic domine la compilation Hostile Hip-Hop, sortie en 1996. Du plus profond de leurs gorges à peine adultes, Booba et Ali raclent leur haine d’une société sans avenir pour cracher un rap sombre et pessimiste qui fixe la délinquance comme unique possibilité. L’acte de naissance de Lunatic allume l’ambition de Booba mais il est arrêté quelques mois plus tard pour le braquage d’un taxi.
Un proche de l’époque raconte : “Un de ses potes avait besoin d’argent. Sur un coup de tête, ils ont décidé de se faire un taxi pour récupérer sa caisse. Ils l’ont violemment frappé avec la crosse de leur flingue.” Lors de l’audience à Nanterre, Booba montre un visage fermé. “Quand il est arrivé dans le prétoire avec les menottes, il y a eu des cris, toute la cité s’était déplacée, se remémore Zoxea. On était restés sur une embrouille mais je suis venu le soutenir. Il avait un visage fier et ne laissait paraître aucune émotion. C’est là que j’ai constaté son changement de personnalité, il était dur. Ce n’était plus le même homme.”
Le chauffeur de taxi porte encore les stigmates de son agression, mais Booba ne manifeste aucun remords après son témoignage. Menton levé, il semble défier le juge. “Soit il ne se rendait pas compte des enjeux, soit il était déjà rattrapé par son image de rappeur hardcore qui était en train de se dessiner”, se rappelle un ami. Booba prend cher, il est condamné à quatre ans de prison. Dans sa cellule de Bois-d’Arcy, il empile les textes et rumine sa frustration.
Au bout de dix-huit mois, Booba retrouve la liberté (conditionnelle). Il ressort les joues pleines de textes et avec la ferme intention de devenir ce qu’il aurait dû être. En France, le rap est définitivement à la mode. Ralenties par l’incarcération de Booba, les rimes sombres de Lunatic sont loin d’inonder les ondes. Les textes écrits en cellule nourrissent un premier maxi (Civilisé) avant de faire monter la pression sur l’unique album du groupe. Mauvais œil débarque l’année suivante sur 45 Scientific, le label à quatre têtes monté par Booba et Ali en compagnie de leur producteur Geraldo et du journaliste Jean-Pierre Seck. Les grands médias snobent la réussite du disque mais sa violence nihiliste explose la conscience et les certitudes du rap français.
Lunatic change la face du rap français
Invité à signer deux instrumentaux sur l’album, le musicien Fred Dudouet est toujours marqué par la détermination qui animait Booba : “Contrairement aux autres rappeurs, Booba connaissait tous ses morceaux par cœur et il était super carré dans ses placements de voix. Il pensait déjà à son propre avenir et me demandait de bloquer certains instrus pour son album solo.”
Mauvais œil devient le premier album de rap français produit en indépendant à décrocher un disque d’or. Une réussite commerciale d’autant plus singulière qu’elle est arrachée sans le soutien de la première radio rap du pays. Refroidie par le caractère inflammable de certains passages comme “J’aime voir des CRS morts”, Skyrock assure le service minimum et ne diffuse que quelques titres du disque, hors des heures de grande écoute.
Les relations entre la radio et le label 45 Scientific débutent dans l’électricité, comme le raconte Jean-Pierre Seck, quinze ans plus tard : “Lorsque nous sommes entrés dans son bureau, Laurent Bouneau nous a pris de haut en paraphrasant un passage du disque : ‘Désolé pour vous les gars mais moi je n’habite pas au XVIe sans ascenseur’.” Pour le patron de Skyrock, “certaines paroles étaient trop violentes, trop communautaristes. Je leur ai dit que ces punchlines empêcheraient Booba de grandir.” Fred Musa, animateur de la station depuis le début des années 90, précise néanmoins avoir organisé plusieurs émissions dédiées à Lunatic : “Booba et Ali sont venus à la radio une fois que les choses se sont tassées. Je me rappelle que c’était très tendu entre eux, l’ambiance était lourde.”
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L’inspiration hantée par le désespoir et le désœuvrement des banlieusards qui les admirent, Booba et Ali continuent à rapper sous tension dans la cave du rap français. Tous les codes postaux de la région parisienne vibrent à l’unisson, Lunatic donne des concerts jusqu’à Marseille. Rappeur français actif dès le début des 90’s, Driver se rappelle de la puissance fédératrice du duo : “Lunatic a toujours incarné une certaine dualité et c’est sans doute l’une des raisons de leur succès. Le grand moment de leur carrière, c’est le concert à l’Elysée-Montmartre, en 2001. Pour la première fois, j’ai vu des mecs de toutes les banlieues oublier leur département d’origine. J’ai compris que Lunatic n’était pas un groupe comme les autres.”
Booba à la NRF
Le 12 juin 2001, l’Elysée-Montmartre suffoque des visions calcinées de Lunatic. L’album joué ce soir-là sera pourtant le dernier d’un duo de têtes brûlées inévitablement désuni par des ambitions incompatibles. Booba explique : “Il y avait un projet pour un nouveau Lunatic, mais je voulais surtout faire un album solo. J’avais trop d’énergie, trop d’idées, trop de sons à faire. A deux, il faut faire des concessions. Les différences avec Ali existaient dès le début, elles se sont accentuées quand il est entré à fond dans la religion. A partir de là, ça ne voulait plus rien dire.”
La rupture entre les deux amis n’est pas brutale, elle s’impose comme une évidence. Temps mort, le premier album solo de Booba, arrive en 2002. Un sommet d’egotrip où le rappeur exalte son génie textuel et confirme la singularité de séquences narratives aussi visuelles que discontinues. Inédite et incivile, la poésie du bitume de Booba inspire la plume de l’écrivain Thomas Ravier qui analyse ses textes jusqu’à leur consacrer un article dans la Nouvelle Revue française. Il y compare le rappeur à Céline ou Antonin Artaud et invente le concept de “métagore” pour qualifier ses métaphores concrètes qui horrifient le réel. Morceau choisi parmi tant d’autres : “J’ai roté mon poulet rôti et recraché deux îlotiers.”
Le succès de l’album est avant tout commercial avec plus de 100 000 exemplaires écoulés. Nouveau disque d’or obtenu sans l’appui de Skyrock qui attendra la réédition du disque pour jouer le titre Destinée. Fred Musa justifie : « Quand le premier album de Booba est sorti, le label 45 Scientific a lancé une campagne de pub contre Skyrock : ‘Numéro 1 sans coke ni Sky’. Ils étaient très offensifs. Je sais que Booba n’avait pas apprécié, il y avait des tensions avec son label et lui souhaitait être joué à l’antenne. Quand Temps-Mort a été réédité avec le morceau Destinée en featuring avec Kayna Samet, Booba faisait le tour du périph pour l’écouter en boucle car je le passais toutes les trente minutes. »
Le label 45 Scientific souhaite alors diversifier son offre. Geraldo et Jean-Pierre Seck commencent à approcher d’autres artistes mais Booba refuse d’en entendre parler : «Le souci c’est que quand les mecs prennent des bureaux et commencent à se lever le matin, ils se persuadent qu’ils détiennent le talent et la magie. J’étais en désaccord avec plein de choses qu’ils faisaient. Ils voulaient incarner le projet, ils se la jouaient directeurs artistiques. Ils se sont mis à prendre des décisions dans leur coin, à vouloir signer untel ou untel. Je ne sentais pas leur truc. Sans prétention, je connais la musique, je sais prendre les décisions qui s’imposent. Comme je le dis dans mes chansons, j’ai zéro défaite. Ce n’est pas pour me la raconter, ce sont les faits. La preuve : je suis encore là et vous êtes ici à Miami pour m’interviewer ! 45 Scientific ils sont où ? Par terre ! Mais je le savais… La fin de l’histoire je l’avais déjà vue. Ils ont voulu faire la guerre à Skyrock alors que moi, je voulais me servir de la matrice. Ca voulait encore dire quelque chose Skyrock à cette époque. C’était avant l’époque Diam’s, Fatal Bazooka et toutes ces conneries. »
Le début des années 2000 coïncide avec une nouvelle bascule dans la carrière de Booba. Sa popularité explose et les grands médias commencent à se demander qui peut bien être ce banlieusard qui pète les scores de l’industrie musicale. Nizard Bacar, alors directeur artistique chez Sony, se souvient des préjugés au moment de la signature en édition du rappeur : “Mon patron croyait qu’il allait brûler mon bureau. Du coup, je lui ai imprimé ses textes et lui ai demandé s’il pensait qu’un abruti pouvait écrire comme ça. Il n’a rien fallu de plus pour le convaincre”.
Retour en prison et construction du mythe B2o
A cette époque, B2o sort beaucoup en boîte de nuit. Ses proches l’avertissent sur les provocations dont il peut faire l’objet, lui qui bombe le torse avec tant de défiance et d’aplomb dans ses morceaux égotiques. Un soir d’avril 2002, la rue finit par le rattraper par le col. Booba s’apprête à quitter le Studio 287 (un club sulfureux d’Aubervilliers tenu par Jean-Luc Lahaye) lorsque des jeunes d’une banlieue voisine l’abordent pour tester son courage en s’en prenant à sa copine. Une fusillade éclate devant la boîte et le rappeur s’enfuit à bord de sa Mercedes criblée de balles. Sur le parking, un garçon de 20 ans s’écroule, gravement touché à l’abdomen. Certains témoins accusent la star du rap d’avoir tiré. Conseillé par ses amis, Booba finit par se rendre afin de clamer son innocence mais il est incarcéré à la prison de la Santé dans l’attente de son jugement pour tentative d’homicide.
Loin de l’attitude désinvolte du procès de 1997, Elie Yaffa fait profil bas. La victime s’en est tirée mais sa carrière est en jeu. Pour assurer sa défense, sa mère et ses amis engagent un jeune loup des prétoires. Maître Lebras entre en scène : “Je connaissais le dossier sur le bout des doigts. On a réussi à prouver son innocence parce qu’une partie des témoins oculaires excluait qu’Elie puisse être le tireur. A la fin de ma plaidoirie, il avait des étoiles dans les yeux. Il est sorti au bout de quatre mois et il m’a ensuite demandé de gratter le meilleur contrat pour la suite de sa carrière. On a cassé l’accord avec 45 Scientific puis on a signé un pont d’or. Les montants étaient énormes. Au-dessus de Booba, il n’y avait plus que Jean-Jacques Goldman et Mylène Farmer.”
Signe de reconnaissance absolue, Booba rendra hommage à son avocat à plusieurs reprises dans sa discographie et ce dès la sortie de Panthéon, son deuxième album solo : “L’année suivante, Booba retourne en prison pour vol de voiture. Je le fais sortir au bout de quinze jours. Il parle de moi sur le morceau Batiment C, s’amuse l’avocat. J’étais au studio lors de l’enregistrement et je lui ai conseillé de bipper ‘Madame la juge, sale pute’. Il a été beaucoup plus malin, et il a bippé ‘juge’ plutôt que ‘pute.” Booba a déjà une vision commerciale de sa musique, il envisage même un featuring avec Leslie, la chanteuse de r’n’b pour ados âgée d’à peine 17 ans. “Je ne pense pas qu’il aimait ce qu’elle chantait mais il raisonnait en fonction des parts de marché qu’il voulait conquérir”, confie Fred Dudouet. Les parents de Leslie ne donneront pas suite.
En 2004, Booba ne se contente pas de sortir son deuxième album. Il lance également son label (Tallac Records) ainsi que sa propre ligne de vêtements. B2o décalque le modèle américain imaginé par des rappeurs comme Jay Z : la marque Ünkut commence à habiller ses clips qui font office de vidéos promotionnelles. Deux ans plus tard, l’album Ouest Side devient son plus gros succès commercial. Ecoulé à plus de 300 000 exemplaires, le disque lui ouvre les portes d’une audience plus large. Avec le single Boulbi, le rap français fait une entrée remarquée dans les clubs et les clients des boîtes parisiennes les plus hype prennent l’habitude de danser majeur en l’air sur la piste.
Moqué par les défenseurs du rap conscient à cause de son irrépressible attirance pour les lumières du star-system, Booba persiste et signe en acceptant l’invitation de la Star Academy. “Quand on est arrivé sur TF1, tout le monde flippait dans les loges. Ils s’attendaient à ce qu’on se comporte comme des sauvages mais on a pris un malin plaisir à rester polis. On a tout laissé en ordre, les gens de la prod n’ont rien compris”, se marre Booba.
Loin d’ici
L’année 2008 est aussi cruciale que 2002. 0.9, son quatrième album, se vend trois fois moins bien que Ouest Side, et le rappeur consomme son divorce avec Skyrock lors du concert Urban Peace 2 organisé par la radio. Excédé par les insultes, crachats et autres projectiles lancés par une partie de la foule, Booba jette une bouteille de whisky dans la fosse du Stade de France. La même année, sa mère et son frère son kidnappés par deux jeunes de vingt ans qui demandent une rançon. Booba travaille alors avec la police pour obtenir leur libération avant de déménager à Miami. Pour Lino, du groupe Ärsenik, “l’ADN de sa musique a toujours été plus américain que français.” Dès Lunatic, Booba composait les doigts branchés dans la prise du rap US : “Enfant, mon frère me prêtait ses cassettes de Public Enemy. Plus tard, j’étais à fond sur Mobb Deep et Smif-N-Wessun. J’ai toujours voulu habiter ici. Dès que j’ai eu les moyens logistiques pour faire tourner ma carrière avec des employés et une organisation solide à Paris, je me suis dit qu’il était temps de partir.”
Avec l’explosion des réseaux sociaux, celui qui se décrit comme “un antisocial anarchiste” devient son propre média. Internet lui permet de renouer avec le succès grâce aux clips ultratravaillés de l’album Lunatic (2010) et d’entretenir son potentiel de fascination auprès d’une fanbase toujours plus excitée par les fantasmes qu’il véhicule : “Je suis un cliché, je fais tout ce que les gens ont envie de faire quand ils sont enfants. Petit, je jouais avec une Ferrari en Majorette, aujourd’hui je suis au volant.”
Pas de temps pour les regrets
Sur Instagram, Booba prend plaisir à rendre compte de la démesure de son style de vie en partageant séances de muscu, virées en Lamborghini ou baignades en eaux turquoises avec sa fille. Internet est également son terrain de jeu préféré pour clasher les rappeurs qu’il méprise. Après avoir croisé le fer et la plume avec Sinik, Rohff ou La Fouine, B2o est aujourd’hui en guerre avec Kaaris, un rappeur à succès qu’il a contribué à révéler. Booba raconte les circonstances de l’embrouille : “Quand j’étais en clash avec Rohff et La Fouine, Kaaris n’est pas intervenu. Nous avions organisé une interview pour qu’il marque son soutien, mais il flippait. Ce mec, je l’ai fait, je l’ai modelé et il a refusé de se mouiller. Tout le monde le voit comme un caïd avec une kalash mais c’est une baltringue ! Si tu tapes du pied, il s’enfuit en courant. Avec Kaaris j’ai joué aux échecs, je l’ai attaqué jusqu’à ce qu’il soit dans une impasse. Il était obligé de répondre.”
Dans une vidéo tournée de nuit en haut d’un immeuble, fin 2014, Kaaris promet de “briser les os” de son rival et de “boire son sang”. Au-delà du chapelet d’insultes proférées avec une conviction inédite, l’instantané vaut surtout pour l’opposition de style qu’il incarne. Kaaris se pose en véritable mec de cité face à Booba qu’il décrit comme un expatrié coupé des réalités.
Rencontré début mars à l’endroit où la fameuse vidéo a été tournée, Kaaris poursuit la démonstration : “J’ai fait la pire vidéo qui a été faite dans le rap français et c’était pour lui. Le clasheur a été clashé. Booba est le dénominateur commun de toutes les embrouilles qui ont affecté le rap français. Quand j’échangeais des messages avec lui, il se contentait de se moquer des clips sortis par les autres rappeurs. C’est là que je me suis rendu compte qu’il suivait tout. Il n’y a pas un seul artiste qui lui échappe, même depuis Miami.” Entre deux taffes tirées sur son joint, le rappeur de Sevran ajoute qu’il n’avait “pas envie de le suivre aveuglément car dans sa carrière, Booba a lâché tout le monde”.
Vingt ans après ses débuts, les personnes croisées sur la route du succès de Booba soulignent son pragmatisme forcené et les travers d’un individualisme décomplexé. Certains refusent d’évoquer la période où ils ont accompagné le sillage de celui qu’on surnomme le Météore. Leur silence n’est pas un oubli, mais Booba n’a pas le temps pour les regrets : “Vivre de la musique n’a jamais été un rêve. Je me suis tout de suite dit que c’était un business. Si je suis solitaire c’est malgré moi et sans doute parce que je suis attaché à ma vision des choses. Tout le monde ne peut pas me suivre. Ça aurait été cool d’être à Miami avec les mecs du label 45 Scientific, mais je préfère être ici tout seul que dans le trou avec eux. Je n’ai jamais mis de croix sur les gens, mais si j’essaie de te donner un conseil et que tu ne m’écoutes pas, la croix se dessine toute seule.”
“Mes billets, je ne les lèche pas”
A un peu plus d’un an de son quarantième anniversaire, Booba se laisse encore “deux ou trois albums” avant de songer à une éventuelle reconversion. Il mesure le chemin parcouru et les différences dans son rapport à la musique : “Plus jeune, je n’avais pas besoin d’une feuille de papier, j’avais tout en tête. Aujourd’hui, je suis incapable de me souvenir de mes anciens textes. Certains fans s’en rappellent mieux que moi ! Pour valider mes nouveaux titres, je les écoute du matin au soir et je vois s’ils me font autant bouger la tête que les gros hits US.”
Avec le lancement de son site de découvertes musicales OKLM.com, le rappeur a déjà entamé une nouvelle étape dans sa stratégie de diversification. D.U.C, son septième album solo, est prévu pour le 13 avril, un mois après la sortie du disque d’Ali, son ancien partenaire de Lunatic.
Réunis par les hasards du calendrier, les deux rappeurs n’ont jamais paru aussi éloignés. Fin février, pour sa conférence de presse organisée dans un petit studio de Strasbourg-Saint-Denis, à Paris, l’ex-frère d’armes de Booba installait les chaises lui-même et distribuait du jus d’orange et des madeleines aux journalistes. Sur son album, Ali défend une quête de spiritualité et d’humilité qui contraste avec les obsessions matérialistes de celui qui fut son alter ego.
Pour Booba, l’argent reste surtout un moyen de se réaliser, une source de motivation inépuisable qui aura serti vingt années de carrière au sommet. “Dès mes premiers textes, je parlais d’argent et de limousines. Aujourd’hui, j’ai encore plus que ce sur quoi je fantasmais quand j’étais ado. Je ne respecte pas tellement la thune ; mes billets, je ne les lèche pas. L’argent est un instrument. A l’époque de Lunatic, si l’album avait été un échec, j’aurais fait autre chose. Il n’y aurait pas eu de Booba, je ne me serais pas forcé.”
Par Azzedine Fall et David Doucet
Album D.U.C (Tallac Records), sortie le 13 avril
Concert le 5 décembre à Paris (Bercy)
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