Venue au rock par le lyrique et le jazz, l’impressionnante Jeanne Added fait sensation avec “Be Sensational”, un premier album tendu et magnétique qui la place d’emblée parmi les fortes personnalités de l’année.
Depuis décembre et son passage remarqué aux Trans Musicales, le monde de la musique française n’a qu’un nom à la bouche : Jeanne Added. Et la (bonne) réputation scénique de la chanteuse n’a cessé de s’étendre pour justifier l’agitation des télés, des radios et des programmateurs de festivals. Jusqu’à déborder les frontières du pays alors que son premier album n’est pas encore sorti : “C’est un peu la course… Ça me fait du bien de me poser à Paris. Demain, on va à Brighton pour un concert très important au festival Great Escape. C’est un gros enjeu de présenter le projet à l’étranger. Surtout qu’il y aura des gens du monde entier.”
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Ni la voix douce, ni le ton placide ne trahissent l’excitation de la musicienne au moment de franchir le pas le plus important de sa carrière. Car bien plus qu’un premier album, Added signe avec Be Sensational un acte de renaissance artistique qui la place au premier plan. Après avoir fréquenté le Conservatoire de Paris et la Royal Academy of Music de Londres, osé le chant lyrique, le violoncelle, les chansons en allemand, le jazz et l’expérience d’une reprise d’Elvis Presley avec Rachid Taha, Jeanne Added s’est fixée sur le rock, la guitare basse et l’anglais pour composer les musiques de sa réinvention.
Une éclosion lente qui tranche avec l’emballement médiatique des derniers mois. “J’aime prendre mon temps et j’accepte le fait que chaque période de ma vie ait suivi sa propre dynamique. Je n’ai jamais ressenti de frustration à l’époque où j’étais plus en retrait. Aujourd’hui, je peux mesurer ma chance car c’est la première fois que je me lance dans quelque chose d’aussi abouti publié en mon nom. Et je suis très heureuse de pouvoir défendre un projet qui me ressemble.”
De Reims à l’Opéra Garnier
En 2015, construire sa réputation par la scène pour sortir un premier album à 34 ans constitue un double paradoxe qui contredit les codes de l’industrie musicale postinternet. En ce sens, le parcours atypique de Jeanne Added suffit à susciter l’intérêt. Originaire de Reims, fille d’un metteur en scène de théâtre, la jeune fille débarque à Paris en 1998 pour suivre les cours d’une école de jazz.
“Je n’avais pas 20 ans. Je travaillais comme ouvreuse à l’opéra Garnier pour gagner ma vie. Je suivais des cours de chant et d’autres, beaucoup plus nombreux, portés sur les techniques d’arrangements et la notion d’improvisation. J’ai réussi à obtenir le concours d’entrée au Conservatoire de Paris au bout de la troisième année et j’ai commencé à gagner un peu d’argent en composant la musique des spectacles de mon père.”
« Les premières cassettes que j’ai achetées avec mes sous, c’était Prince et Portishead !”
Au moment de parcourir les étapes marquantes de son enfance et de son adolescence, Jeanne Added mesure la chance de faire partie d’une “famille assez cérébrale” dans laquelle la culture a une place centrale : “On allait souvent voir des spectacles de danse et de théâtre. Mais la musique a toujours été mon domaine. Mes parents n’achetaient pas beaucoup de disques, donc j’écoutais ce qui me tombait sous la main. Un jour, on a reçu le disque des Bérurier Noir. J’avais 11 ans, et ça m’a pas mal marquée. On m’avait aussi offert le double album Remasters de Led Zeppelin que j’écoutais en boucle avec quelques vieux disques de mon père : Janis Joplin, Bob Dylan, Klaus Nomi, Higelin, Barbara… Mais les premières cassettes que j’ai achetées avec mes sous, c’était Prince et Portishead !”
A l’exception salutaire de Bob Dylan et de Jacques Higelin, chacune des références précitées peut trouver une résonance moderne dans la découverte scénique de Jeanne Added. Un bon trimestre avant notre interview bellevilloise, le premier contact avec la chanteuse avait eu lieu lors d’un concert à Annecy, au festival Hors Pistes. Ce soir-là, la grande variété de styles et d’intentions portée par le trio (sur scène, Jeanne Added est épaulée par la batteuse Anne Paceo et la claviériste de Tristesse Contemporaine, Narumi Herisson) avait largement survécu aux errements techniques et structurels d’une prestation aussi libre qu’irrégulière.
A l’image de son auteur, en somme. De la raideur post-punk de A War Is Coming aux envolées émouvantes de l’attrape-cœurs Look at Them, l’impression que Jeanne Added est capable de tout chanter parcourt le souvenir de chacun des concerts où on l’a croisée depuis. Et lorsque toute sa confiance est réunie, comme c’était le cas sur la scène du Divan du Monde fin mars à Paris, c’est la certitude d’écouter la meilleure chanteuse indé du pays qui s’impose.
Ce lâcher prise et cet abandon qui lui permettent d’habiller chaque prestation de prouesses vocales subtiles, Jeanne Added les a renforcés au contact de Philippe Decouflé, fantastique créateur du spectacle pluridisciplinaire Wiebo pour la Philharmonie de Paris. Sous la direction du chorégraphe, Added a incarné le visage rock de David Bowie (aux côtés des chanteuses Sophie Hunger et Jehnny Beth) le temps de six représentations destinées à mettre en scène les différentes facettes du musicien britannique. “Le genre d’expérience qui permet de faire sauter les blindages, se souvient Jeanne. C’était complètement dingue : il y avait des danseurs partout et je devais courir aux quatre coins de la scène en gardant le fil de morceaux merveilleux que j’adore.”
En studio avec une moitié de The Dø
Même si l’effet de surprise est beaucoup moins pénétrant sur disque, la voix d’Added voyage au fur et à mesure des pistes de ce premier album enrobé d’une production minimaliste encadrée par Dan Levy du groupe The Dø. Une rencontre fondamentale pour Jeanne, aussi bien dans le processus créatif de Be Sensational que dans la formalisation et la concrétisation de ses idées de compositions :
“C’est vrai qu’il y a beaucoup de registres d’expression sur l’album : du rock, de l’electro, de la pop. J’avais envie de faire des choses très différentes en matière de tempos et de mélodies. Sur scène, les morceaux apparaissent de façon plus cohérente, au sein d’un même geste. L’enregistrement du disque a duré près d’un an et demi, car Dan terminait l’album de The Dø en même temps. On ne se voyait que quelques jours tous les deux ou trois mois. Pas idéal, mais j’ai beaucoup appris en l’observant.”
Un album peaufiné à la campagne
Impressionnée par l’exigence de la moitié de The Dø, Added travaille patiemment ses maquettes seule, chez elle, puis à intervalles irréguliers avec Dan Levy dans une maison de campagne isolée : “Tant que les morceaux n’étaient pas assez aboutis, Dan me renvoyait au boulot !, glisse-t-elle avec un sourire élégant qui témoigne du perfectionnisme souvent décrié du producteur.
« Je l’ai rencontré grâce à Marielle Chatain, une grande amie qui joue avec The Dø et apparaît d’ailleurs sur Be Sensational. Puis Dan m’a entendue à la radio et il m’a proposé de m’aider à faire un album. S’il ne m’avait pas relancée régulièrement, je ne sais pas combien d’années j’aurais mis à me motiver. Lui et Olivia m’ont aussi invitée à faire leurs premières parties. Je leur dois vraiment beaucoup.”
Une Jeanne pas aussi « dark » qu’on l’écrit
Si les transformations de voix et l’impeccable accent anglais de Jeanne Added sonnent comme la meilleure signature de l’album, la sobriété de la production et le glacis électronique des boîtes à rythmes réveillent des souvenirs de l’activisme féministe de l’époque no-wave. Ainsi le titre It rappelle la scansion de Lydia Lunch sur Atomic Bongos alors que le morceau Lydia lui est directement adressé sous la forme d’une lettre d’amour nerveuse et passionnée. Mais ce n’est pas tant la musicienne Lunch que la meneuse d’opinions qui semble fasciner Jeanne : “Je l’ai vue en concert, c’était incroyable. Mais j’ai surtout lu ses bouquins qui m’ont carrément traumatisée.”
Un groupe de filles, une chanson dédiée à Lydia Lunch, des cheveux courts et un style qui joue sur l’androgynie. Il n’en fallait pas plus à certains pour rapprocher Jeanne Added des Christine And The Queens, Robi ou Mesparrow sur la simple base qu’il s’agit de femmes qui assument leur geste artistique, de la conception des chansons jusqu’à leur exécution sur scène. Mais cela reviendrait à renier la singularité qui caractérise leur prise de parole. Au final, une réflexion aussi primaire que le jeu de mot “Jeanne Dark” qui pullule sur papier glacé pour qualifier l’inspiration new-wave d’un disque bien plus lumineux que toutes ces associations d’idées.
Une scansion qui rappelle celle de Lydia Lunch
Consciente que le marketing musical peut parfois donner lieu à la création d’une scène qui n’existe pas, Jeanne Added nuance la portée de ce genre de rapprochements : “Les bras m’en tombent qu’on en soit encore à ce niveau de confusions, mais je suis heureuse de voir des femmes, lesbiennes ou non, androgynes ou non, venir à mes concerts. Je bouquine beaucoup sur les questions du genre et du féminisme. Je suis complètement là-dedans, je porte ça en moi. Les normes genrées ne m’ont jamais convenu et je me sens beaucoup mieux depuis que j’ai lu des livres comme King Kong Théorie (de Virginie Despentes – ndlr). Je me méfie toujours de ceux qui créent des catégories car c’est encore une façon de garder les personnes sous contrôle. Une communauté peut être une solution pour que les personnes vivent leur différence. Mais ce n’est pas la même chose quand ce sont les gens qui te mettent à l’intérieur.”
A l’aube de la sortie de son premier album et avant d’entamer la deuxième partie de l’année qui pourrait bien la consacrer, Jeanne Added se félicite du succès d’une artiste comme Christine And The Queens qui lui a “facilité la tâche” en faisant tomber quelques barrières. “Je n’ai pas du tout le sentiment de faire la même musique mais j’ai vu ses vidéos et je respecte ce qu’elle fait. Si elle n’était pas passée avant, ça aurait sans doute été plus difficile pour moi.”
album Be Sensational (Naïve), jeanneadded.com
concerts le 11 juin à Paris (104), le 13 à Sète, le 21 à Paris (place de la République), le 4 juillet aux Eurockéennes de Belfort, le 14 aux Francofolies de La Rochelle, le 17 à Paris (parvis de l’Hôtel de Ville) au Festival Fnac Live…
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