Dummy, l’album anglais le plus passionnant de l’année passée, a conservé son fascinant mystère : pourquoi cette fille chante-t-elle en larmes ? A l’occasion de concerts parisiens, Beth Gibbons, la voix brûlante et triste de Portishead, accepte enfin de lever le voile sur son univers : « Je chante pour éviter la dépression nerveuse. »
Jusqu’à présent, tu refusais de parler aux journalistes. Pourquoi ?
Beth Gibbons : Je ne prends rien au sérieux, ni la presse ni le groupe. J’analyse tout ce qui nous arrive avec une grande froideur : je sais que dans un an ou deux, les gens ne s’intéresseront plus à Portishead. Les journalistes seront repartis, à la poursuite du nouveau groupe à la mode. Et ce jour-là, je veux pouvoir me regarder dans une glace, pouvoir me dire que j’ai été honnête, franche, sincère. Je ne veux pas me retrouver seule et misérable, dans le rôle de la petite star déchue… J’ai accepté cette interview dans le seul but d’aider Geoff (Barlow, le musicien du duo), qui se tape tout le boulot depuis des mois. Au départ, nous nous étions mis d’accord : il donnait les interviews et je posais pour les photos. Lorsque les premiers journalistes sont venus nous rencontrer à Bristol, j’éclatais de rire dès qu’on me posait une question. Je devenais toute rouge, j’étais obligée de quitter la pièce. Il y avait un tel décalage entre l’idée que les journalistes se faisaient du groupe et la réalité. J’avais l’impression que tout allait nous échapper, qu’on allait faire de Portishead un monstre, à force d’inventions et de déformations. Pour moi, ne pas parler n’était donc pas une attitude, un coup, un calcul, mais un moyen de me protéger. Je connais des tas d’écrivains qui ne parlent pas et ça ne choque personne. Personnellement, je n’ai jamais pensé que Dummy était un disque particulièrement excitant, contrairement à ce que tant de gens disent. Je me demande encore pourquoi on veut me rencontrer.
Au début, que ressentais-tu en voyant ton visage en couverture des magazines ?
J’ai souvent l’impression qu’il y a deux Beth Gibbons : la première, publique, qu’on voit dans les journaux. Et l’autre, que personne ne reconnaît jamais dans la rue, la fille de la campagne qui a grandi au milieu des vaches. Moi, je ressemble aux femmes de ma région, pas à Madonna… J’ai été élevée loin de tout, dans une ferme. Mes parents ont divorcé quand j’étais toute petite, il n’y avait donc pas d’homme à la maison : nous avons toujours vécu entre filles avec ma mère et mes trois soeurs, Anna, Kathreen et Lydia. A 61 ans, ma mère qui vit maintenant seule doit se débrouiller avec son bétail, une vingtaine de têtes. Elle est tellement courageuse…
La ville la plus proche, Exeter, se trouvait à des dizaines de kilomètres de chez nous. Au mieux, on s’y rendait une fois par mois. Pourtant, j’étais assez heureuse : nous avions énormément de travail à la ferme, tout le monde se retroussait les manches pas le temps d’avoir des états d’âme. A 17 ans, j’ai vu quelques copines partir pour la ville. Moi, je préférais rester à la ferme et aider ma mère. Beaucoup trop fainéante, je n’avais pas le niveau pour aller à l’université… J’ai quitté la ferme une première fois pour m’installer avec un garçon, mais quelques mois plus tard, je suis revenue chez maman. Finalement, j’y suis restée jusqu’à mon vingt-deuxième anniversaire.
Comment as-tu découvert le chant ?
Nous n’avions que quelques disques : des vieilles compilations sans intérêt, deux ou trois albums de vainqueurs du concours de l’Eurovision. La musique ne m’intéressait pas particulièrement, je me contentais de chantonner en écoutant la radio. J’ai toujours pensé que ma voix était sans intérêt… J’étais la cadette de la famille et passais mon temps à suivre mes soeurs en tentant de me faire accepter. Comme elles et comme tous les gamins de la région , j’allais à l’école par obligation : je préférais être chez moi ou avec les animaux, en pleine nature. Apprendre l’histoire ou la littérature me semblait inutile, j’en savais assez pour vivre paisiblement. A 18 ans je me suis inscrite dans une école de tourisme puis je suis partie à l’étranger pendant deux semaines ; là, j’ai réalisé que je ne supportais pas l’idée d’être loin de chez moi. Alors, j’ai pensé devenir nourrice.
Que disent tes parents de ta nouvelle vie ?
Mon père n’a pas d’opinion je ne le vois quasiment plus. Ma mère, il y a encore un an, me disait de tout lâcher, de trouver un mari solide et de faire des gosses. Dans le Dorset, beaucoup de gens pensent encore qu’il n’existe pas d’autre vie possible… Avoir vécu seule avec ma mère m’a rendue très indépendante. Je peux vivre sans homme. Si ma voiture tombe en panne, je sais la réparer je m’y connais assez en mécanique pour dépanner un tracteur. Spirituellement, je ne sais pas très bien, je m’interroge… Dans mes expériences passées, je n’ai jamais réussi à détruire entièrement ce mur qui me sépare des hommes. Parfois, nos différences me paraissent insurmontables. J’adorais mon dernier petit ami et pourtant, nous ne nous sommes jamais vraiment compris.
Même lorsque nous étions dans la même pièce, il y avait toujours quelque chose pour nous séparer : comme une présence invisible, impalpable… Le problème des garçons, c’est qu’ils ne savent pas exprimer leurs sentiments. C’est très frustrant de se trouver face à un type qui n’arrive pas à se confier. On a envie de le secouer, de le pousser à bout pour qu’il se lâche. Je trouve terrifiante et obscène l’idée selon laquelle les hommes et les femmes ne se comprendront jamais. Moi, je n’ai pas envie de faire la guerre aux hommes, j’ai envie de les aimer.
Sur Glory box, tu chantes : « I just want to be a woman. » A qui est-ce destiné ?
Ces mots signifient qu’on peut « être femme » sans nécessairement être féministe. Qu’on peut être fragile et vouloir être respectée. Tant de gamines se sentent inférieures, mal armées pour vivre dans un monde dominé par les hommes… Le plus grave, c’est qu’elles pensent être la source du problème, se sentent inadaptées et finissent par se détester. Je viens de lire un article sur le comportement des hommes et des femmes en prison. Lorsqu’ils se retrouvent derrière les barreaux, les hommes retournent leur agressivité contre les autres : ils se battent entre eux. Les filles, elles, se font du mal à elles-mêmes : elles se suicident ou se mutilent. C’est très significatif… En Angleterre, la criminalité est quasiment exclusivement masculine seulement 2 % des crimes sont commis par des femmes. Mais qui paye les pots cassés ? A qui dit-on de ne pas traîner dans les rues, de ne pas porter de jupes trop courtes ? Le sexisme se porte bien.
En as-tu souffert personnellement ?
A 16 ou 17 ans, je voulais me marier, faire comme toutes mes copines d’école : trouver un bon mari, habiter une jolie maison, faire des enfants. Ça me semblait être un destin merveilleux, j’étais folle d’impatience. Et puis j’ai réalisé que les contes de fées n’existaient pas, que les garçons et les filles n’avaient pas exactement les mêmes attentes. Moi et mes copines, on cherchait un mari pendant que les mecs cherchaient surtout des nanas à baiser. Le premier signe du sexisme, c’est ce fossé qui se creuse lorsqu’on dé-couvre l’amour physique. Par expérience, je sais qu’il se crée souvent une grave fissure entre les garçons et les filles à ce moment-là. A un bout du lit, il y a le mec, fier de son coup et impatient d’aller raconter ses exploits à ses potes.Et à l’autre bout du lit, il y a la fille, qui ne sait plus très bien ce qu’elle doit dire ou faire, à moitié traumatisée. Je n’arrive toujours pas à m’expliquer pourquoi les hommes et les femmes n’ont pas le même rapport au sexe. Moi, si je baise pendant trop longtemps, je me sens mal, j’ai l’impression d’être sale. Alors que mon partenaire, lui, aura l’impression d’être un dieu vivant et roulera des mécaniques.
Quand tu étais adolescente, jouais-tu de ta féminité ?
Avec mes copines, on se fringuait, on se maquillait, puis on allait dans les discos du samedi après-midi. Mais sortir avec les garçons n’était pas une finalité. Ce que nous voulions, c’était nous faire remarquer au cas où le prince charmant serait dans la salle et il faut bien avouer que porter une mini-jupe reste le moyen le plus efficace pour ça. Mais j’ai vite compris que la tactique « décolleté et rouge à lèvres » ne marcherait pas pour moi mes seins n’ont jamais été un grand atout. Je me suis donc trouvé une autre voie : la musique, le chant. Vers 16 ans, je me suis mis à ressembler à Janis Joplin. Un copain m’a proposé de chanter dans son groupe, qui jouait des reprises dans les pubs du coin. Ça a duré quelques années. Si je n’avais pas rencontré Geoff, je chanterais toujours dans les cafés de Bristol car j’étais incapable d’envisager une vraie carrière, je manquais totalement d’ambition. A l’époque, Geoff ne savait pas vraiment où aller avec Portishead. Un jour, il m’a poussée en studio, a su me mettre à l’aise, m’encourager. J’admirais son enthousiasme, sa passion, cette habileté à travailler sur une sonorité particulière pendant des heures. J’avais besoin de quelqu’un comme lui.
Le succès arrive assez tard. Aurais-tu souhaité qu’il vienne plus tôt ?
Je suis heureuse d’avoir vécu d’autres expériences, d’avoir eu à me lever tôt le matin pendant des années pour gagner ma vie. Si j’étais plus jeune, je ne serais pas aussi forte. Je me laisserais probablement embarquer par le milieu du disque, j’habiterais un grand loft à Londres, je sortirais tous les soirs. Mais pour aller où ? Pour me retrouver seule un an plus tard ? Ici, je me sens protégée, à l’abri de tout. Mes amis ne passent pas leur temps à me flatter, à me dire que Dummy est un disque génial. Mes vrais amis n’écoutent jamais Portishead.
Tes chansons sont empreintes d’une profonde tristesse beaucoup les trouvent même franchement déprimantes. Te ressemblent-elles ?
Comment ne pas se sentir accablé ? Nous passons notre vie à attendre la mort, nous vivons en nous sachant condamnés. Si seulement nous pouvions être pris par surprise. Ma seule source de bonheur, c’est lorsque je parviens à me connecter à quelqu’un spirituellement. Etre heureux, c’est ça : réussir à partager quelque chose avec quelqu’un. Et chanter constitue une manière formidable de parvenir à ce résultat, même si la communion qui en résulte est précaire et terriblement frustrante.
Combien de temps penses-tu pouvoir continuer à chanter ainsi ?
J’évite de trop penser à l’avenir. Je sais que Geoff travaille dans son coin, que les musiques de notre deuxième album sont écrites. Je crois qu’il se fiche pas mal de savoir si j’ai des textes… Avec les chansons de Dummy, j’ai sorti de moi un certain nombre de douleurs, de rancoeurs. Maintenant que je les ai exprimées, j’ignore s’il me reste assez de carburant pour avancer. Je ne veux jamais avoir à faire semblant, je ne me forcerai pas à chanter si je n’ai plus rien à dire. Je trouverai un autre métier, je ne continuerai pas Portishead pour l’argent, même s’il y a désormais des sommes considérables en jeu. Je ne sais toujours pas ce que je dois faire de ma vie… Tout est si confus… J’ai l’impression que Portishead est une étape, pas une destination : je ne sais pas où je serai demain. Pour l’instant, chanter dans ce groupe me permet d’éviter la dépression nerveuse. C’est déjà pas si mal.
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