En 2006, à l’occasion de sa réédition, retour sur ce croisement parfait du rock et de l’électronique qui ouvre une voie royale au Rennais.
A l’époque, Claude François avait disjoncté depuis longtemps et Patrick Bruel n’était encore qu’un joueur de poker qui bramait occasionnellement la chansonnette. Cela tient du miracle, ou d’un heureux malentendu, mais il y eut entre ces deux soulèvements hystériques, tours jumelles d’une furie collective de type Tampax-Biactol, la place pour un troisième dont l’objet étonne toujours. Etienne Daho.
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Oui, Daho, pas franchement le genre de porte-voix démagogue qui raflait d’habitude l’argent de poche des ados en France. Et pourtant, sans avoir à violenter sa réserve naturelle ni à étouffer ses obsessions musicales, il parviendra à se glisser dans un costard d’idole le temps d’une incontrôlable Dahomania de plusieurs saisons. Et à y survivre, ce qui est encore plus remarquable.
En 2006, on fêtait le vingtième anniversaire de Pop satori, l’album qui amplifia au printemps 1986 le phénomène amorcé un an plus tôt avec le single Tombé pour la France. Une édition Deluxe de l’album ressortait pour l’occasion, accompagnée d’inédits et de demos en pagaille, de remixes, et surtout d’une version live intégrale saisie sur le vif des huit soirs d’octobre 1986 où l’Olympia consacra Daho en leader d’une génération néopop, “branchée” comme on disait chez les ploucs, croisement habile entre la légèreté yé-yé et le vague à l’âme new-wave.
De Kerouac à Syd Barrett
Etienne Daho, 30 ans à l’époque, s’est ouvert à la musique dans le seul vrai creuset du rock français littéraire et élégant – le Rennes de la fin des années 1970 –, puis a rejoint le Paris des fêtes permanentes et des Jeunes gens mödernes du début 1980, et a travaillé avec Jacno (Mythomane en 1981) et Frank Darcel de Marquis de Sade (La Notte, la notte en 1984). Son éclosion grand public est ainsi le fruit patient d’une certaine obstination, pas du tout la récompense d’un quelconque renoncement.
Au dos du maxi de Tombé pour la France, Daho avait déjà abattu quelques cartes précieuses et affirmé avec force son pedigree : Françoise Hardy, Gainsbourg… “En 1985, cette face B a servi de bande-son à un reportage sur moi dans Les Enfants du rock. En une nuit, grâce à la télé, je suis devenu célèbre.”
Sur Pop satori, Daho récidive en adaptant sous le nom de Paris, Le Flore le splendide Love at First Sight de The Gist, le groupe formé par Stuart Moxham, ex-Young Marble Giants. Et il reprend encore Syd Barrett, période solo parano cette fois, avec le crépusculaire Late Night.
Il s’inspire également de Kerouac et de son Satori à Paris que lui a fait découvrir Frank Darcel : “Je connaissais Sur la route, mais pas ce récit initiatique qui passe étrangement par la Bretagne et se termine par un flash, une illumination, un satori en japonais, qui se produit dans la capitale. Exactement ce que j’avais vécu moi-même au cours des quelques années précédentes.”
A la croisée du rock et de l’electro
Des centaines de milliers de gens – album certifié platine, tournée à guichets fermés – flashent à leur tour sur des références que personne d’autre n’aurait jamais osé brandir au Top 50 de Marc Toesca. Chez Michel Denisot enfin, lors d’un Mon Zénith à moi sur Canal+ en 1987, que l’on peut sans gêne qualifier d’historique, Daho choisit de passer un extrait de concert du Velvet et un clip de The Jesus & Mary Chain.
Au creux des années 1980, le rock subit une nouvelle mutation avec d’un côté le triomphe de l’electro-pop dont Depeche Mode est la tête de pont, de l’autre l’émergence d’une nouvelle génération de groupes aux guitares cinglantes que l’hebdomadaire anglais NME, alors tout-puissant, regroupe sur une compilation cassette manifeste, C86.
Daho, dans un tel contexte, incarne le correspondant français idéal parce que justement à la croisée des deux tendances : “Je venais du rock, mes références n’étaient pas du tout populaires et, en même temps, j’ai toujours adoré les tubes, les Beach Boys, la Motown. Avec des gens comme Jacno ou Taxi Girl au début des années 1980, on était intéressés par l’électronique comme un prolongement naturel du rock. L’un de mes disques fétiches était par exemple le premier Suicide. Avec The Jesus & Mary Chain ensuite, je trouvais pour la première fois mélangés mes deux groupes favoris : les Beach Boys et le Velvet.”
Le concept sonore de Pop satori est né lui aussi d’un flash musical pour un album passé relativement inaperçu, car sans doute trop en avance : Wish Thing de Torch Song, petit bijou d’electro-pop à voix diaphane sorti en 1984. Au moment de donner une suite – forcément très attendue – à Tombé pour la France, Daho n’obéit qu’à son instinct et décide d’aller à Londres enregistrer un album qu’il envisage au départ comme “un disque de Torch Song avec ma voix, comme je l’ai fait plus tard avec le groupe Saint Etienne”.
Une collaboration avortée
Sans trop savoir ce qui l’attend, il livre ses chansons, écrites avec son alter ego de l’époque Arnold Turboust, au leader du groupe, un certain William Orbit. Le même qui inscrira quelques années plus tard sur son carnet de commandes les noms de Prince, Madonna ou Robbie Williams, mais qui n’est à l’époque qu’un illustre inconnu.
Daho possède un flair incomparable : Orbit était probablement le partenaire idéal pour modeler dans la cire les quelques idées floues qui planaient dans son esprit : “Je voulais un disque avec pas mal de recoins, des tiroirs à ouvrir, un son général assez ambitieux et complexe qui procure en même temps l’illusion d’un monde accueillant, réconfortant pour qui prend le temps d’y pénétrer.”
Orbit plantera juste le décor, produisant trois titres (dont Paris, Le Flore) lors d’une première session londonienne, avant de jeter l’éponge pour d’obscures raisons d’argent alimentées par un manager ayant un peu trop flairé les pigeons français. “On s’est retrouvés pour continuer l’album dans le studio de William, mais ce dernier n’était pas là.”
“Il n’y avait que son manager et une ingénieure du son débutante qui était obligée de lire la notice des instruments. J’ai hurlé très fort et, par chance, on nous a envoyé Rico Conning pour prendre le relais.” Conning, bras droit de William Orbit, assure les jointures à la console et Pop satori, que Daho et Turboust se retrouvent contraints de piloter seuls, arrive sain et sauf à bon port après avoir frôlé le démâtage.
L’instantané d’une époque qui s’effondre
De retour à Paris, l’euphorie qui a accompagné l’enregistrement (“Je ne me souviens pas avoir dormi pendant les sessions ; je sortais la nuit, j’écrivais les textes le matin et je passais la journée en studio”) retombe brusquement. “Personnellement, j’étais très heureux du disque. Chez Virgin, ils étaient totalement accablés, ils ne s’attendaient pas du tout à ça. J’ai voulu tout de suite partir en tournée pour défendre cet album, le faire entendre simplement, parce que j’avais peur que les gens passent à côté.”
“C’est en réalité l’inverse qui se produisait, sans qu’on s’en rende compte : il était en train de se passer des choses incroyables, et notre seul instrument de mesure, c’était de voir que l’on faisait chaque soir des salles un peu plus grandes, et que les gens connaissaient de mieux en mieux les paroles.” Daho lui-même demandera à sa maison de disques de ne pas sortir de troisième single après Epaule tattoo et le triomphal Duel au soleil – alors que l’album en renfermait encore au moins trois ou quatre – pour conserver un contrôle à peu près humain sur ce qui était en train d’arriver.
https://www.youtube.com/watch?v=1KtNErgupNM
Presque trois décennies plus tard, les sons un peu métalliques et anguleux qui le constituent ayant eu le temps de faire le tour du cadran et de revenir en force, Pop satori apparaît toujours aussi vif et fringant. Mieux, il s’impose avec le recul comme l’instantané parfait d’une époque en plein effondrement, l’ultime guirlande lumineuse d’une fête déjà presque consumée, où se refermaient avec l’arrivée du sida les dernières folies nocturnes et poudrées du punk, du növö, de la pop française colorée et insouciante.
Avec ses références aux existentialistes (Le Tabou, Le Flore, le be-bop, Kerouac), son générique james-bondesque, sa citation des Jerks électroniques de Pierre Henry et Michel Colombier, les ombres de Nico et de Chet Baker qui flottent en arrière-plan (la chanteuse du Velvet et le trompettiste de velours devaient participer à l’enregistrement et firent faux bond à la dernière minute), c’est un disque qui raconte bien plus que son époque, et qui épouse pourtant parfaitement son temps. Un album à la fois anachronique et contemporain, nostalgique et futuriste, bourré de petits défauts qui lui conservent ce charme d’époque et de trouvailles sonores et poétiques non encore toutes répertoriées.
C’est enfin, sans doute, le disque charnière qui fit coulisser la pop made in France d’une ère vers une autre, des années 1960 vers les années 2000, et auquel nombre de groupes ou chanteurs d’aujourd’hui sont consciemment ou non redevables.
Pop satori vu par Etienne Daho
“Cet album est né un peu à l’arrache parce qu’on n’avait pas beaucoup de chansons. On s’était séparés de Frank (Darcel – ndlr), qui n’aimait pas la direction qu’on prenait avec Tombé pour la France. Il l’a fait sans enthousiasme, je pense que c’était trop pop pour lui. A l’époque, j’écoutais beaucoup Torch Song, le groupe de William Orbit, et je voulais retrouver cette ambiance, cette atmosphère. Arnold avait une espèce de Korg rouge, on travaillait chez moi, par terre.”
“On a préparé des maquettes un peu sommaires et on est partis à Londres. J’y ai rencontré William Orbit. Il a fait un essai, un remix de Tombé pour la France et de la face B, La Ballade d’Edie S., qui est super-bien mais qui n’est jamais sorti. Pop satori, c’était un peu le mélange de toutes mes influences, Rimbaud, Saint-Germain-des-Prés, Kerouac… Je me suis inspiré du livre Satori à Paris de Kerouac pour le titre.”
“Je voulais capturer la légèreté d’un Paris en fête, mais aussi la sensation cafardeuse de la fin d’une période. Je découvrais Paris, je sortais tout le temps jusqu’à l’étourdissement, je pouvais entrer partout, je rencontrais des gens incroyables, j’en profitais à fond, je dormais quatorze secondes par nuit ! C’était grisant ! L’album capture ce climat.”
“Une fois à Londres, cette vie a continué. J’enregistrais la journée, je sortais le soir. Quand je rentrais, je prenais une douche, j’allais au studio, j’écrivais sur des feuilles volantes. C’était la panique. Arnold me disait : ‘Alors, tu as écrit, c’est bon ?’ Je répondais ‘Oui oui, bien sûr’ et je terminais les textes en faisant les voix au micro…”
Réédition Pop satori Deluxe Remastered (EMI, 2011)
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