Tordu et spectral, collision frontale de styles et d’humeurs, le premier album des Américains de Poliça fait dresser les poils d’admiration – et de peur. Critique et écoute.
Sans s’embarrasser d’inutiles précautions oratoires, Bon Iver a déclaré au magazine américain Rolling Stone que Poliça était “le meilleur groupe (qu’il ait) jamais entendu”. Jay-Z, garçon qui dispose d’un suivi relativement maousse sur l’internet, y a posté une de leurs vidéos. Il se dit que, discrètement, Prince en personne est venu voir sur scène à Minneapolis ses concitoyens de Gayngs, passionnant collectif dont sont issus les deux têtes pensantes de Poliça, Channy Leaneagh et Ryan Olson. On voit déjà poindre devant vos paupières inquiètes, en lettres de feu soulignant le danger des espoirs vains, le mot “hype”.
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Sauf que derrière le bruit et la rumeur il y a un groupe (vu sur scène lors de South By Southwest, il a littéralement mis sur le popotin) et un album, Give You the Ghost. Et que Give You the Ghost est un immense album, de ceux qui, comme le premier TV On The Radio, comme celui de Fever Ray ou ceux de Leila, exemples parmi d’autres, font instantanément éclater leur unicité, dévoilent des terras très incognitae en naviguant loin dans les marges. Une œuvre globale, expérimentale mais accessible, tordue et obsédante où l’ensemble des univers, pop chercheuse, r’n’b pâle, dub maladif, electro concassée, funk cabossé et choses encore à définir, se mêlent en roudoudous infinis, qui gluent les synapses pour ne jamais plus les lâcher.
“L’album est très répétitif, presque comme un mantra, explique Channy. J’écoutais les beats composés par Ryan et je chantais dessus. La plupart des mélodies me sont venues comme ça, ça relève presque de l’inconscient. Pareil pour les paroles : c’était de l’écriture automatique, je retranscrivais mes pensées en textes. Cet album a capturé un moment spécifique dans le temps.”
Le moment a dû être bizarre pour les deux âmes, car Give You the Ghost porte bien son nom : il offre à écouter, et presque à observer, les fantômes flous et spectres vaporeux parmi lesquels il promène ses airs incertains. Indéfinis et mouvants, I See My Mother et son dub patraque, la plus musclée Violent Games, la très synthétique Dark Star, l’inquiétante The Maker ou la faussement désolée Wandering Star semblent ainsi appartenir à un autre monde, à un au-delà des genres, styles et humeurs. Rebrousser les poils, de frousse face à l’inconnu, d’admiration face aux risques exploratoires : c’est ce que provoquent ces chansons étranges et vaudoues, rythmiquement folles, chantées par une sirène auto-tunée à méduser les âmes les plus stoïques. “Je n’aime pas ma propre voix. L’auto-tune, c’est comme se mettre sur son trente et un : si vous ne vous sentez pas très bien, que vous n’avez pas envie de sortir, il n’y a qu’un remède, se maquiller, mettre des talons hauts et une jolie robe. J’ai aussi utilisé l’auto-tune parce que ça nous met tous dans le même état d’esprit, celui de l’album. Un peu comme si on prenait tous la même drogue.” Et nous de la gober sans retenue, dans un abandon de soi et des repères.
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