Parvenu au virage en épingle du troisième album, Jay-Jay Johanson préfère sortir du décor et du décoratif pour réinventer en profondeur sa musique. Grand disque malade sous influence hitchcockienne, Poison est un mélange de sueurs froides et de gorges chaudes. Avec tambours mais sans trompette.
Jay-Jay Johanson est mort. Assassiné. Le coupable se nomme Jäje Johansson, grand blond aux idées plus noires encore que celles de son alter ego, ce chanteur de charme un peu dégoûtant dont il a sauvagement dû plumer la luette. Ce chantre des déplaisirs solitaires dont il a résilié l’abonnement à Breakbeats magazine. Cet accro aux rondeurs cuivrées du jazz West Coast à qui il a fait avaler sa trompette.
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Une farce macabre, véritable histoire de fou(s) qu’aurait sûrement adoré mettre en scène Hitchcock et que ce grand amateur des BO de Bernard Herrmann qu’est Jay-Jay Johanson changé mais bien vivant, rassurez-vous vient de mettre en sons sur Poison, son troisième album et dernier volet d’une trilogie commencée il y a quatre ans avec l’inépuisable Whiskey. Soit exactement au même endroit : à Stockholm, au fond d’un verre.
So tell the girls that I’m back in town, suite et fin. Ne pas pour autant en conclure que Jay-Jay tourne en rond. Car s’il a bien été fabriqué entre les mêmes murs que Whiskey, son nouveau disque se révèle, dès consultation des titres sur la pochette, d’un tout autre tonneau. Un fût dangereusement radioactif où barbote une reprise fluorescente de Kraftwerk, à la surface duquel danse un tas de reflets pas très catholiques : adultère, humiliation, divorce, abandon, souffrance, poison, etc. Du pain bénit pour le Suédois, qu’on s’était habitué à écouter rouler son cafard dans une pâte à crêpe légère comme l’Air, sucrée comme un baiser vanillé.
On plaint sincèrement les inconscients qui mordront à pleines dents dans ce Poison en imaginant retrouver l’exquise amertume des scratches ivres d’It hurts me so et la fragrance des pétales de cuivres d’Even in the darkest hour : chez Jay-Jay, la nouvelle économie, c’est d’abord celle de l’enluminure, de l’ornement, art dans lequel il était pourtant passé maître. Evidemment, au début, ça surprend un peu. Avec son bourdon de contrebasses, sa flûte mourante et son beat abrupt pour seul décor, on se dit que Believe in us va justement y finir, dans le décor, et entraîner tout le reste de l’album dans sa chute. Arrivent alors l’accordéon asphyxié et l’incroyable chœur d’église (romane) de Colder (I want you no more), l’une des plus belles réussites du disque, et l’on se prend au jeu : tombera, tombera pas ? Rien. L’édifice a beau vaciller çà et là, Poison, qui semble décliner à l’infini le même (down)tempo infectieux, se révèle au final d’une cohésion assez extraordinaire.
Plus long en bouche que ses prédécesseurs, il renferme des trésors dont la mise au jour nécessitera plusieurs écoutes attentives. Car derrière l’épure apparente de son architecture et l’austérité de ses bas-reliefs s’agite une armée de doigts : « Pour la première fois, j’ai enregistré un disque avec de vrais musiciens, ceux qui m’ont accompagné sur scène lors de la tournée Tattoo, il y a deux ans. Nous avions acquis une grande confiance les uns dans les autres, et nous avons décidé de retourner ensemble en studio pour donner un prolongement naturel à ces concerts où nous étions chaque soir meilleurs sur scène. Ainsi, je savais que dès que j’avais une idée, ils pouvaient tous être avec moi dans l’heure pour faire des essais. Peu importe si, une fois tout le monde dehors, je reprenais le tout piste par piste pour rajouter des effets : le travail en groupe fut très enrichissant et spontané. Il y a d’ailleurs beaucoup de titres sur l’album qui n’ont nécessité que trois ou quatre prises. Je ne voulais pas revivre l’expérience de Whiskey et Tattoo, que j’ai plus ou moins enregistrés seul et que nous avons passé des journées entières à préparer pour la scène. »
Ainsi donc, Jay-Jay Johanson joue dans un groupe de rock ? Gros titres dans les gazettes : pris en otage un an par ses obligations promotionnelles, le chanteur suédois, victime du syndrome de Stockholm (en gros, une sorte d’empathie spontanée de l’opprimé pour son tortionnaire), invite ses ravisseurs à enregistrer un disque avec lui. D’où, certainement, le diffus sentiment de malaise qui émane de Poison, grand disque malade plutôt que disque d’un grand malade : on y entend des musiciens qui ont appris à jouer comme des machines sur scène et qui se retrouvent en studio pour enregistrer des chansons comme un groupe de rock. Sensation éprouvée il y a quelques semaines à la sortie de Keep it a secret, improbable premier single lardé de guitares raides comme la justice et de scratches voyous, enregistré comme une blague potache où « tout le monde a été convié à en faire un peu trop ». Une coquetterie qui, somme toute, reste ici l’une des rares concessions faites au conservatisme chic qui attendait le Suédois au bout de la grande ligne droite tracée par Tattoo.
Jay-Jay a bien gardé le contact avec sa tribu de vinyles (les bandes originales de films sur Poison, single évident et décalque impeccable du générique d’Amicalement vôtre, les standards jazz des années 50), mais c’est en compagnie des hommes qu’il a choisi de passer ses week-ends. En compagnie des femmes, aussi : pour la première fois, sur les déchirants Alone again et Suffering, Jay-Jay laisse un représentant du beau sexe venir lui manger dans la gorge.
Qu’est-ce qui cloche exactement chez Jay-Jay Johanson ? « Lorsque nous avons terminé Tattoo, j’étais très fier de ce que nous avions réalisé. Pourtant, en le réécoutant, je trouve que nous aurions dû prendre un peu plus de temps pour l’enregistrer. Il y a de très belles chansons dessus, mais l’ambiance générale me déplaît. Je me souviens avoir tout fait pour évacuer cette naïveté qui faisait le charme de Whiskey. Du coup, Tattoo sent le réchauffé, la prise de risque minimum. 1998 a de toute façon été une année très mouvementée. Je ne savais plus où j’habitais, et la tournée qui a suivi la sortie de Tattoo a bien failli me rendre dingue. Changer de maison tous les deux jours, passer mon temps dans des hôtels déserts, faire chaque soir la connaissance de vingt inconnus avec lesquels tu dois immédiatement travailler en parfaite harmonie : toute cette pression aurait été impossible à gérer s’il n’y avait pas eu tous ces moments géniaux passés sur scène. Une thérapie qui m’a permis de vaincre ma timidité. Il a pourtant fallu trouver un compromis : une semaine sur la route, une semaine à la maison, avec mes amis, ma famille et ma petite amie. »
Exit, donc, Jay-Jay Johanson, et bonjour Jäje Johansson, bon copain, fils modèle, fiancé acceptable et chanteur pop. Car il s’agit évidemment là de l’une des petites grandes nouveautés de Poison : si les clavecins, les harpes, les accordéons, les flûtes et les pianos à queue ont ici remplacé les platines et les violons, Jay-Jay, interprète par défaut plus que par défi, a également cessé de chanter comme une trompette celle de Chet Baker, grande absente de ce disque et son phrasé légèrement voûté de soul pleureur garde les traces d’un passage éclair par la maison de redressement : « Sur Whiskey, j’enregistrais ma voix pour la toute première fois. Depuis, j’ai appris à mieux la poser, à défaut d’avoir la puissance d’un Thom Yorke. J’ai conscience qu’elle n’est pas parfaite, mais j’aurais trop peur d’en voir disparaître toutes les aspérités en prenant des cours de chant. Lorsque je compose seul au piano, mes chansons ont toujours cette note un peu jazzy. Mais dès que les couches instrumentales commencent à se superposer, je modifie ma voix de façon à ce qu’elle occupe une place bien précise dans l’harmonie des compositions. » Celle d’un garçon qui, pas mécontent d’avoir fait un sacré ménage dans ses habitudes, commence pourtant à se sentir bien seul dans son rôle d’auteur/compositeur/producteur/interprète : « Je rêve de pouvoir travailler avec quelqu’un qui soit capable d’analyser mon travail avec une oreille neuve, car je suis encore un vrai despote en studio. Il faut toujours que j’aie le dernier mot. Par exemple, quand l’enregistrement d’un album est terminé, je m’enferme seul deux semaines pour mixer les chansons et j’interdis à quiconque de franchir la porte du studio. C’est plus fort que moi. J’ai d’ailleurs mis au point une technique très particulière pour construire les arrangements de mes chansons, détaillée sur un petit schéma que nous sommes deux seulement à pouvoir déchiffrer. »
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