L’essai “More Brilliant than the Sun: Adventures in Sonic Fiction” publié en 1998 par le jeune critique Kodwo Eshun a enfin été traduit en France. Il est sorti il y a quelques jours aux éditions Philharmonie De Paris. Immanquable.
Par où commencer ? En 1998, un critique britannique de 29 ans répondant au nom de Kodwo Eshun publie un bouquin intitulé More Brilliant than the Sun: Adventures in Sonic Fiction. À l’instar de Sigmund Freud qui débarquait aux États-Unis en 1909, la théorie psychanalytique sous le bras, en prévenant qu’il apportait la peste avec lui, cet ouvrage insolent viendra mettre la pagaille dans nos certitudes sur les liens entre musique et la technologie, et détricoter les histoires que l’on se raconte – et certains réflexes journalistiques – sur les filiations et les contextes économiques, sociaux et hagiographiques des œuvres et des artistes qui les font : “C’est très jouissif de résister au désir d’histoire parce qu’il existe une tension vers l’histoire et la tradition, vers la continuité, et ce livre traite explicitement des ruptures, du discontinuum”, précise ainsi l’auteur. Ainsi, il se concentrera sur le rapport charnel entretenu par l’homme et la machine, compris comme un vecteur de narration du futur et non comme une résurgence ancestrale.
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Disponible partout depuis sa sortie, mais pas en français, More Brilliant than the Sun: Adventures in Sonic Fiction devient, sous l’impulsion des Éditions de la Philharmonie et de la traductrice Claire Martinet, Plus brillant que le soleil, aventures en fiction sonore. Merci à eux, parce que, même avec un niveau d’anglais acceptable, il fallait être bien accroché à son slip pour suivre la pensée du pote Kodwo Eshun. L’Anglais use ainsi à foison de néologismes (un synthétiseur, par exemple, s’appelle chez Eshun un Sonotron, terme qu’il emprunte à Iannis Xenakis, pour rendre compte de la “convergence du son avec la balistique”) et de concepts enchevêtrés dont il assume la subjectivité totale et même l’exagération jusqu’au point de rupture. Il fait ainsi vivre ces “fictions sonores” pour mettre à jour la Futurythmachine, sorte de mécanique de la projection vers l’avant qu’il a créé pour appréhender la musique, et plus particulièrement la musique des machines faite par des musiciens noirs – ou plutôt, synthétisée par des musiciens noirs : “Pour ce livre, je me qualifierais d’ingénieur de concepts. (…) Je fais de l’ingénierie, je m’empare de fictions, de concepts, d’hallucinations qui viennent de mon domaine et je les traduis dans un autre, je les mixe et je regarde où ils nous emmènent.”
Un vortex vers l’inconnu
En d’autres termes, Kodwo Eshun ne regarde pas dans le rétroviseur, mais ouvre un vortex vers l’inconnu. Il se moque bien d’être le gardien de quelque temple que ce soit (les combats pour la juste représentation de tel ou tel genre musical ne l’intéresse pas) et s’attelle à faire tomber les digues mentales qui nous cantonnent à idéaliser, fantasmer et pleurer une certaine idée de la création organique de la musique, soi-disant pervertie par la technologie : “Les machines ne nous éloignent pas des émotions. C’est même le contraire”. Il ne veut pas chercher les racines africaines du rythme, il s’intéresse aux microsillons, aux crépitements des choses, aux mythologies instantanées créées par le Moog de Sun Ra, la table de mixage de George Clinton (chantre de la mixadélique et commandant de bord de Parliament), qui n’ont pas besoin de s’appuyer sur des vieux concepts philosophiques pour narrer le futur, puisqu’ils fabriquent eux-mêmes leurs propres concepts via le chant de la machine et les indices graphiques laissés ci et là sur les pochettes des disques. C’est époustouflant, même 25 ans après sa sortie.
Un édito ne suffit évidemment pas à résumer la chose : l’horizon que ce bouquin (qui est en réalité un astronef en forme de caisse à outils théorique lancé à toute berzingue dans l’hyperréseau du futur) laisse entrevoir est encore neuf et prometteur, et s’avérera utile à l’aune de nouveau bouleversement technologique qui nous attend avec la mise à portée populaire des intelligences artificielles. À n’en pas douter.
(Ce papier a été écrit en écoutant Dark Magus : Live At Carnegie Hall, de Miles Davis)
Édito initialement paru dans la newsletter Musiques du 3 mars. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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