Teki Ninja (Teki Latex), Kheedi Mizrahi (Kiddy Smile) djs phares de la ballroom scene parisienne décortiquent la ballroom music, aux côtés du MC Francis Zolanski, un genre à part entière.
Le voguing n’est pas seulement une danse, et la ballroom scene un genre musical. C’est un art de vivre, qui apporte fierté, reconnaissance et respect au-delà des costumes qui défilent sur la piste de danse. De quoi stimuler l’effervescence de cet environnement appelé ballroom scene qui est animé par des speakers et des djs rattachés à des houses. Une culture et un univers musical codifiés que Kheedi Mizrahi (Kiddy Smile), Teki Ninja (Teki Latex) et Francis Zolanski, respectivement Djs et MC, nous ont expliqué avec fierté et fascination. Pour ceux d’entre vous qui ne sont pas encore familiers avec le voguing, cette « culture afro-américaine [transsexuelle] et homosexuelle qui se développe à Paris depuis quelques années« , on vous conseille fortement de lire ceci, histoire de vous mettre en jambe.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le voguing, une culture club
Le voguing n’est pas une culture street contrairement au hip-hop : la ballroom scene est une mimétique du clubbing des années 1960 née à Harlem. Car, au sein de la communauté LGBT, les personnes de couleur, avaient un accès très limité pour entrer en club et ne sortaient quasiment jamais vainqueurs des compétitions de drag queens. Les trans, surnommés les fem queen, ont donc créé à Harlem leurs propres concours.
Pour Kheedi, “la ballroom scene est un espace qui a été créé pour permettre à des gens de s’exprimer sans oppression. Ce sont des personnes essentiellement oppressées par leur couleur de peau et leur sexualité,« . Un fait sociétal que le réalisateur Romain Cieutat illustre dans son film Realness with a twist (2016) où le personnage principal mène une double vie, celle d’un enfant de cité qui joue au football et celle d’un vogueur professionnel.
A travers les catégories de la ballroom scene, il est d’ailleurs possible de voir cette culture comme la satire d’une société oppressive pour les individus transsexuels et homosexuels de couleur : volonté d’intégration et mise en dérision d’un rejet évident.
Les basiques de la musique ballroom
Comme chaque genre musical, la ballroom music possède sa spécificité : le “Ha”, un sample du morceau The Ha Dance de Masters At Work extrait du film Trading Places, dans la séquence “black face” (l’acteur Dan Aykroyd de couleur blanche est maquillé en rasta) où Eddie Murphy et Dan Aykroyd se moquent de la culture africaine. Pour Teki et Kheedi il s’agit du “morceau qui a précédé l’idée du drop”, en donnant naissance au genre musical ballroom et qui correspondrait à environ 90% des morceaux “vogue beat” ou “ballroom beat”. Un sample largement représenté par Mike Q (créateur du label Qween Beat sur lequel on retrouve : LSDXOXO, BYRELL the GREAT, Divoli S’vere) et Vjuan Allure, deux djs incontournables de la ballroom scene. Vient ensuite le morceau de Kevin Aviance, Cunty qui s’inscrit dans l’histoire de la culture balllroom sans pour autant avoir réussi à créer une filiation aussi forte que le titre de Masters At Work.
De l’importance du MC au cours d’un ball
Si le vogueur est au centre de toutes les préoccupations et attire l’attention du public grâce à ses performances, il est accompagné par les samples et morceaux joués par les DJs afin d’accompagner les chants d’un MC (maître de cérémonie), qui se différencie ici de la scène hip-hop. Incluant toutes sortes de cris et d’exclamations chantées spécifiques, en relation avec les poses des danseurs, lorsque le MC ne clame pas leur nom sur le rythme de la musique. Chaque pas effectué devant le jury donne lieu à un jugement puis une note. Et ce, pour chaque catégorie : runway, realness, performance. Il existe par ailleurs trois types de danses différentes: Old Way, New Way, et Vogue Fem, la plus répandue aujourd’hui étant cette dernière. Quant à la catégorie du MC on la nomme commentator VS commentator. Un rôle que Francis Zolanski définit de la sorte :
“Pour moi le MC, c’est l’hôte de cérémonie, le présentateur, l’animateur. Peu importe le ball où il va officier, il faut qu’il puisse faire ça comme si c’était celui organisé par sa house, c’est à dire qu’il doit pouvoir gérer les participants et l’organisation parallèlement à son activité de commentateur avant, pendant, et après chaque battle. »
Le nombre de speakers est assez limité au sein de la communauté avec Kevin Prodigy, Dashaun Lanvin, Kassandra Ebony, Greg Lanvin, Jack Mizrahi et Selvin Mizrahi comme figures de référence. Pour ce qui est des femmes à l’instar d’Amber Vineyard et Lydie La Peste, autant dire qu’elles sont quasiment inexistantes: elles n’occupent qu’une place « d’invité » au sein de la ballroom scene, malgré l’affiliation à une house.
Histoire oblige, la langue utilisée par les MCs lors des balls est l’anglais. La ballroom scene parisienne essaie de privilégier le français pour ne pas délaisser son public, qui, invité à entrer dans cet univers le temps d’une soirée, doit en comprendre les étapes, et déchiffrer les codes de la culture.
Pendant le ball, les chants et les mots s’enchaînent à une allure dont parfois on ne saurait mesurer les BPM. Et l’anglais revient toujours en force: « bitch », « cunt », « she » et « pussy », sont les termes les plus utilisés par les speakers. Ils sont caractéristiques de l’ironie propre à la culture voguing, mise en exergue par les performances outrancières des performeurs. Des mots autorisés dans l’enceinte d’un ball, mais intolérables hors les murs, à l’exception de sa bande de potes.
Une fois le lexique intégré, Zolanski raconte comment naît son set de DJ :
“En général je m’inspire des chansons du moment, comme le titre « No » de Meghan Trainor, que je vais caler dans un beat voguing, c’est à dire que je vais enlever des mots, pour y placer notre, type “bitch”, puis je vais mixer tout ça. Mais ce n’est pas forcément un travail avec le DJ. Je peux lui demander de mettre un son en particulier, car j’ai un chant en tête qui selon moi correspondra au battle. Mais la plupart du temps, on reprend des sons de Kevin Prodigy, Dashaun Lanvin et Kassandra Ebony.”
Le DJ, un personnage au pouvoir restreint
Les sets sont de toute façon très réglementés, et les morceaux séparés par des transitions silencieuses dans le but de permettre au jury de voter et aux prochains vogueurs de se mettre en place. Aussi, pendant les LSS (cérémonie d’ouverture des balls pendant laquelle les figures importantes de la scène se présentent et les tens, dits pré-sélections, le dj est littéralement enfermé dans son track. Il n’y a pas de place pour la liberté d’expression.
“Dans un ball, on ne mixe pas, on met morceau après morceau. On place des petites séquences d’environ seize mesures pour chaque morceau au bout desquelles, le speaker prend la parole : “one, one, one, one, one, two, two, two, two, two, three, three, three, three, three, now hold that pose for me”, et là, tu as plutôt intérêt à couper le morceau”. – Teki Ninja
Un décompte qu’on retrouve dans le clip Glass & Patron de FKA Twigs, une artiste habituée des Vogue Knights – événement new-yorkais qui équivaut aux soirées parisiennes, Crème de la crème – , qui salue avec grâce la culture vogue.
Néanmoins, le dj recèle le pouvoir de relancer les battles contre le gré du speaker affirme Kheedi Mizrahi :
“En tant que dj on voit si les danseurs ont encore envie de danser, s’ils continuent de bouger, de se mouvoir sur la piste, donc on a le droit de relancer le son et dans ce cas précis, le speaker ne peut que reprendre la parole”.
La cour de récréation des djs sonne à l’heure des pioneers, où il leur est enfin possible de mixer et de partir en freestyle. Mais, certains djs comme Kheedi s’autorisent à changer de beat, comme pour Stéphane Mizrahi et Lasseindra Ninja qui ont droit au track “qui leur fait plaisir”, nous dit Teki. D’autre part, les soirées ballroom moins académiques Crème de la crème, autorisent les djs à avoir certains quartiers libres avec des LSS taillés sur mesure et une restriction moindre leur permettant de faire évoluer le genre musical :
“Ce qui était bien avec ces soirées au Wanderlust, c’était la fréquence et le fait que les djs qui passaient soient récurrents. Ça nous a permis au fur et à mesure, de pousser et de casser certains morceaux dans la ballroom scene parisienne” en amenant de nouvelles sonorités afro-caribéennes grâce à dj Betty (house of Mizrahi).
Un postulat que Kheedi justifie par le nombre conséquent de jeunes vogueurs issus de l’immigration qui sont encore très attachés à leurs racines.
“Ceci dit, ça n’était pas évident dès le début parce que lorsqu’elle a joué ce type de tracks devant un public international, ils n’ont pas forcément compris. Moi, je trouve ça intéressant ce truc qu’on a à Paris. On a notre touche, et ça serait mortel de la développer encore plus”. – Teki Ninja
La ballroom music serait-elle devenue mainstream au point d’influencer la house et la pop mainstream ? « Oui » pour Teki, mais Kheedi « n'[a] pas cette sensation“ et décrit la musique ballroom comme un genre à part entière qui n’est faite que pour les danseurs:
“A chaque catégorie, correspond son type de musique ballroom. Pour la catégorie runway, il y a une cadence carnavalesque, une sorte de roulement de tambour qui te donne l’impression d’être dans une parade. Pour la catégorie de performance oldway, on retrouve du disco et la classic house de Chicago. Quant à la catégorie newwave, il s’agit essentiellement de techno avec des séquences répétitives et des rythmes saccadés. Vogue fem, représente vraiment ce que les gens identifient comme étant la musique ballroom, parce que ça vient du oldway qui a été modifiée pour des raisons sociales : les transexuels ne trouvaient pas la danse assez sexuée, car elle était calquée des poses de magazines. Ils ont voulu reprendre possession de cette danse en transmettant plus d’énergie et en développant la fluidité de leurs mouvements grâce à l’évolution de la musique électronique.“
Puis, est apparu l’anthologique morceau de Masters At Work, The Ha Dance, avec un “ha” tous les quatre temps qui a permis la création du mouvement dip (mouvement au sol) qui est devenu la norme d’un beat ballroom. Mais ce qui est intéressant, c’est que des labels comme ClekClekBoom se sont intéressés à cette culture, avant même d’assister aux balls. En 2012, le dj French Fries compose un titre qui s’intitule Yo Vogue et même s’il n’est pas vraiment ballroom, on sent clairement l’influence.
Un titre qui selon Teki “a créé une confusion quant à sa légitimité, au vu de sa sexualité et de ses origines” car, l’orientation sexuelle et l’origine sont des questions dominantes au sein de la ballroom scene. Les blancs et les femmes sont eux considérés comme des “invités” ou “soutiens” même s’ils ont intégrés des houses.
Pour Francis Zolanski, que la ballroom music soit influente ou non ne semble pas être son premier souci, bien qu’il soit conscient du phénomène et d’un début de démocratisation culturelle :
« A mon avis, notre culture influe sur la musique pop mainstream, ce qui nous enlève notre côté underground et communautaire mais ça, c’est à nous de le gérer. Il faut faire attention à ce qu’on dit. Le problème pour la plupart des gens, c’est qu’ils ne voient que la façade du voguing, ils ne comprennent pas que derrière il y a tout un univers. Si on prend l’exemple de FKA Twigs, avant de prendre des danseurs pour ces clips, elle a été à plusieurs Vogue Knights. Ce qui permet de nous mettre en avant. Ce qui est bien, c’est qu’elle n’essaie pas de s’approprier une culture mais de la rendre public en respectant ses principes comme l’a aussi fait Rihanna en répondant à l’appel pour le ball des Muglers et ensuite en invitant certains danseurs sur sa tournée. Il y aussi J-Lo qui a enregistré un morceau avec Jack Mizrahi, Tens. Après, il y en a d’autres comme Ariana Grande qui s’en servent et la néglige. Elle n’a finalement repris que la surface de l’iceberg de notre culture, en utilisant des mouvements exécutés par des danseurs qui n’appartiennent même pas au milieu. »
Entre revendication, appropriation et médiation culturelle, la ballroom music semble avoir un bel et avenir, grâce à une communauté plus soudée que jamais, qui tient à préserver sa culture, tout en essayant de la partager.
Evénements le 28 avril , The Honey Bee Bal (Le Carreau du Temple), le 7 mai, World Wild Nation ball (Gibus Club)
{"type":"Banniere-Basse"}