[A l’occasion de ce 8 mars, journée internationale des droits des femmes, nous vous proposons de vous replonger dans la lecture de grands entretiens de femmes artistes] Au moment de la sortie de son premier album, Dry, PJ Harvey nous recevait pour une rencontre rustique dans sa morne plaine.
Yeovil, bout du monde. Far-West, l’Ouest lointain, ou West Country, comme le décrivent dédaigneusement les Anglais. Pour eux, l’équivalent de notre Bourganeuf, Creuse. On se jurerait dans une mauvaise production italienne : Le Shérif de Yeovil ou Fort Yeovil ne répond plus. Plus forte concentration de Range Rover au monde. Mais pas le Sentier, pas Deauville : voitures en tôle couvertes de boue, transportant porcs, brebis, bottes en caoutchouc de rigueur agricole. Plus de cochons dans les champs, abrités dans des cahutes droit sorties de La Guerre du feu, que d’humains dans les rues. Pour venir ici, il faut contourner les inquiétants rochers de Stonehenge et croire, comme dans le Berry, aux sorcières et aux forces noires. C’est dans le roc qu’est né le rock de PJ Harvey. Musique de l’âge de pierre, rustique jusqu’au rudimentaire.
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On est dans les terres désolées de Thomas Hardy et rien ne semble avoir changé depuis Tess d’Uberville : « De tous les lieux mornes et désolés de la région, celui-ci était le plus déprimant. On ne peut pas être plus loin de la beauté que les artistes et les amoureux de la nature recherchent dans la campagne. C’était une beauté négative, tragique. » Yeovil, salle des pas perdus : quelques jeunes tentent d’oublier leur désœuvrement en se réunissant autour d’une église austère. Mais l’ennui, vainqueur il est à chaque fois. Alors on va au Tesco, supermarché téléporté du Colorado, symbole obscène de modernisme dans une campagne oubliée. Il n’y a rien à faire et c’est pour ça que PJ Harvey aime sa nature. Polly Jean se plaît à dire at home, « à la maison », comme si la porte fermée de la ferme familiale suffisait à repousser la vacuité que sa fonction devrait imposer.
A double tour, retirée dans une chambrette qui a vu naître les terribles Dry ou Happy and bleeding. Une vraie méfiance de cul-terreux, on imagine presque les gousses d’ail sur le portique, pour repousser le Malin. L’Angleterre profonde n’aime pas parler. PJ laisse à Londres les discours récités de pop-stars plus concentrées sur leur image publique que sur leurs disques. Elle estime n’avoir rien à vendre et ne nous parle que du bout des lèvres. Un pub lugubre et anonyme ? « C’est là que je venais quand je séchais l’école. Si ça ne tenait qu’à moi, je ne serais jamais venue vous voir. » 22 ans, un aplomb intimidant et des yeux à faire baisser les regards les plus bravaches : PJ Harvey se battra jusqu’au dernier pour repousser les intrus.
PJ Harvey : On ne peut pas dire que je sois particulièrement heureuse du succès de notre album Dry. Bien sûr, je suis contente que des gens l’achètent. Mais en même temps, je n’arrive pas à m’habituer, à me faire à cette idée de réussite. Je n’étais pas prête pour ça et je vis une période très difficile. Le pire moment de ma vie. Je n’arrive pas à concevoir que des chansons si personnelles, écrites dans ma chambre, finissent chez n’importe qui, dans le pays entier. Ça me perturbe énormément. La presse me fait beaucoup de mal. Je commence juste à réaliser à quel point les gens peuvent être tordus. Ils donnent une image totalement falsifiée de moi, me déçoivent beaucoup. J’ai perdu beaucoup d’illusions, j’en suis venue à haïr les interviews. Maintenant que je suis en position de force, je vais en profiter pour refuser ce jeu stupide. Si je fais de la musique, c’est uniquement parce que j’aime jouer, pas pour me vendre. Ça ne m’intéresse absolument pas de voir ma photo dans les journaux. C’est très dangereux pour ma musique. Je voudrais pouvoir m’y consacrer beaucoup plus, ne pas ressentir ce dégoût, cette lassitude. Je n’avais aucune idée de ce qui m attendait. Je ne pensais pas finir ainsi sur le sable de l’arène.
Tu vis en rase campagne. Comment le succès a-t-il pu affecter ta vie quotidienne ?
Ma vie a été bouleversée. Parfois pour le meilleur : maintenant, il m’est très facile de ne penser qu’à la musique, d’en vivre. Et c’est ce que j’ai toujours voulu faire. Mais la plupart du temps, c’est pour le pire. Pour la première fois de ma vie, je sais qui sont mes vrais amis, les masques sont tombés. Ça m’attriste beaucoup, certains d’entre eux me regardent d’un autre œil. Ils sont tellement convaincus que j’ai changé qu’ils finissent pas changer eux-mêmes. Mes anciens copains d’école, ceux qui me bousculaient dans les couloirs, me traitent maintenant avec respect, comme si je n’étais plus humaine, me demandent un autographe. Je déteste ce genre de situation. C’est pour ça que je vous reçois ici, à Yeovil, et pas dans mon petit hameau. Là-bas, les gens ne nous laisseraient pas tranquilles une seconde.
Beaucoup de musiciens acceptent le succès comme une confirmation de leur talent. N’as-tu pas besoin de reconnaissance ?
Je n’ai jamais eu besoin qu’on me confirme que notre musique est bonne. Je ne pense pas qu’elle l’est, de toute façon. Que des gens achètent Dry ne change en rien ce que je pense du disque. Je n’arrive pas à comprendre comment les gens font pour l’aimer autant. Ce n’est qu’un point de départ, rien de formidable. Ce que j’écris en ce moment est bien meilleur. Et même là, rien ne me plaît, tout me déçoit. Je ne tire aucune satisfaction de mon travail, uniquement de la frustration. Les chansons de Dry ne valaient le coup qu’à l’époque où je les ai écrites. Mais j’ai beaucoup appris depuis, ces morceaux sont des antiquités pour moi. J’ai déjà écrit le deuxième et le troisième album dans mon cerveau, je sais exactement où je veux aller. Je ne veux pas rester coincée sur Dry.
Deux albums déjà prêts : peu de groupes peuvent se vanter d’une telle facilité d’écriture.
Mais ce n’est pas facile, jamais ! C’est épuisant, déprimant, ça me rend folle. Je finis par me détester à chaque fois que j’écris. Je suis dans une de ces périodes aujourd’hui : je me sens bonne à rien, nulle. C’est comme ça depuis le premier jour, je suis incapable d’être contente de moi. Je m’attendais à ce que les choses empirent, à subir des pressions maintenant que nous avons signé avec Island et que nous devons sortir un album en début d’année prochaine. Mais non, rien n’a changé, c’est toujours aussi épuisant. Et puis, j’ai une motivation supplémentaire aujourd’hui : je sais que mes chansons seront entendues. C’est la première fois que j’écris en le sachant. Aucune des paroles de Dry n’était censée être entendue par qui que ce soit. J’avais besoin de me parler, c’est tout. J’ai toujours aimé écrire, de la prose ou même de la poésie. Les mots m’ont toujours fascinée. Et le jour où l’on m’a donné ma guitare, il m’est apparu naturel d’écrire des textes à mettre en musique. Personne n’avait le droit d’entendre mes chansons. Je les considérais comme un face à face avec moi-même, une nécessité. J’ai toujours eu besoin de me retrouver face à une feuille de papier. Ce n’est pas vraiment une thérapie, puisque rien n’a encore été guéri. La thérapie, c’est de jouer en concert. Là, oui, j’ai l’impression de me soigner, d’aller mieux. C’est là où je trouve le plus de plaisir. Ce n’est pas seulement une façon d’expulser ma colère et ma frustration, c’est également la joie simple de rire et de s’amuser. Ma source principale de bonheur.
J’ai essayé de quitter la campagne du Dorset et de m’installer à Londres. J’ai vécu là-bas pendant six mois, mais je n’ai pas pu tenir. Il me fallait revenir ici. C’était la première fois que je quittais la maison, mes parents. Et tout m’est tombé dessus : le disque, la presse, le succès. C’était trop lourd à porter pour moi, il me fallait revenir au pays. J’ai besoin de vivre loin de toute cette agitation, de ne pas faire partie du music-business. Ces gens-là m écoeurent, ils m’ont montré à quel point tout dépendait de l’argent dans la musique. J’ai perdu beaucoup de ma foi en la nature humaine depuis que je suis allée à Londres. Les hommes m’ont beaucoup déçue. Je préfère de loin vivre ici, avec mes parents.
Leur protection te manquait-elle ?
Je n’ai jamais été une enfant couvée, protégée. C’est une image que la presse essaye de me coller, complètement fausse. Je n’ai jamais vécu recluse, il y avait toujours plein de monde à la maison. Mes parents organisaient des concerts de jazz et de rhythm’n’blues dans les villages des alentours et les groupes dormaient à chaque fois chez nous. Nous affichions complet tous les week-ends, les groupes de Londres se battaient pour venir ici.
J’ai du mal à t’imaginer des bottes en caoutchouc aux pieds, dans les champs.
C’est pourtant mon image crachée ! J’adore la nature, les animaux. Les champs, les bottes en caoutchouc, c’est toute ma vie (sourire). Je m occupe sans arrêt des moutons : je leur donne à manger, j’en nourris certains au biberon, m’occupe de l’agnelage. Je me promène à cheval, fais de longues promenades à pied, voilà mes activités favorites. Je me lève très tôt le matin, joue de la guitare pendant des heures, m’occupe de la maison, du jardinage, aide mon père pour l’agnelage quand c’est la saison, comme c’est le cas en ce moment. Les animaux sont une compagnie merveilleuse : j’ai deux chats, quelques moutons, des poules. Nous avions un chien et des vaches, mais ils sont morts. Je préfère nettement être avec eux qu’avec les gens du show-business. Je n’aime pas la foule, les gens. J’ai besoin d’être seule, au calme. J’aime le silence, ne voir personne.
On évoque souvent la frustration des jeunes vivant dans les petites villes provinciales : l’impression d’être oublié, pris au piège.
C’est quelque chose que j’ai également ressenti. Il y a eu des périodes d’énorme frustration. Mais tout ceci a été balayé le jour où j’ai déménagé à Londres. J’ai alors commencé à apprécier ma campagne à sa juste valeur. Même si j’ai parfois le sentiment de vivre isolée du reste du monde, je pense que c’est un avantage. Ça me pousse à l’extrémisme dans beaucoup de domaines. Je cherche à obtenir le maximum dans tout ce que je fais. Aujourd’hui, c’est la musique. Je ne sais pas ce que ce sera dans cinq ans. Je veux que notre musique devienne de plus en plus extrême. Je crois que c’est une réaction normale lorsque tu as vécu une enfance comme la mienne, loin de tout, loin de tous. Ça te force à vivre tes passions jusqu’au bout. C’est la seule façon de satisfaire mes besoins. Même si je n’y suis pas encore parvenue. Alors j’essaye, encore et toujours. Quitte à me rendre folle de rage.
Cette frustration n’est-elle pas encore pire pour les filles, à la campagne ? On attend d’elles qu’elles deviennent de bonnes ménagères, de bonnes mères, sans ambition.
On attend encore plus des filles qu’elles se conforment à des stéréotypes, c’est vrai. Hier soir, dans le petit pub de mon village, la patronne racontait que le rôle d’une femme était de cuisiner, de faire le ménage, pas de travailler. Ma famille ne l’entendait pas de cette oreille, ils se sont engueulés. Et moi, j’étais là, au milieu, je ne pouvais rien dire. Les gens d’ici sont comme ça, c’est tout. Ça ne rend pas spécialement les choses plus difficiles pour des filles comme moi, ces stéréotypes sont faciles à refuser. Personne ne t’oblige à tomber dans cette facilité, cette paresse. Je ne me suis jamais considérée comme une rebelle, en lutte contre la société. Après tout, ce sont peut-être les autres femmes qui sont des extrémistes et moi qui suis normale. Toutes les filles avec qui j’étais à l’école refusaient de devenir des ménagères, elles ont toutes réussi à s’en sortir d’une façon ou d’une autre.
Je ne me suis jamais senti prisonnière de la mentalité du coin. Sauf vers 15 ans. Là, oui, je me sentais prise au piège, je voulais partir en courant. Les villes me fascinaient, j’en rêvais. Venir ici, à Yeovil, était déjà pour moi une expédition, un grand jour. J’allais à la ville, il y avait des magasins, toutes ces choses que l’on ne voyait jamais au village. J’étais effrayée de voir tant de gens, tant de choses.
Comment envisageais-tu alors l’avenir ?
Ça changeait sans arrêt. Pendant des années, ma seule ambition était de devenir vétérinaire. Puis infirmière. C’est vers 11 ans que j’ai commencé à me passionner pour la musique. J’ai alors appris le saxo et puis joué dans quelques groupes de jazz. J’ai même fait assez longtemps partie d’un big band (sourire). Puis je me suis mise à la guitare et j’ai compris que la musique me plaisait plus que tout. Ma dernière passion en date était la sculpture. L’année dernière, j’ai même décroché une place dans une école londonienne. Mais le disque est arrivé et mes études sont tombées à l’eau. Sans lui, j’étais partie pour trois ans d’études de sculpture.
Étais-tu heureuse d’être une petite fille ou plutôt un garçon manqué ?
J’étais un véritable garçon manqué, jusqu’à l’âge de 14 ans, le jour où j’ai porté une jupe pour la première fois de ma vie. Je rêvais d’être un garçon, ça en devenait presque une maladie. Mes seules fréquentations étaient les copains de mon frère. Il n’y avait pas la moindre fille dans notre bande, il n’y en avait d’ailleurs aucune dans le coin. Je n’ai jamais eu la moindre copine, les filles ne m’intéressaient pas et m’étaient totalement étrangères. Etre garçon manqué à ce point-là, c’est à la limite du malsain. Tout ce qui m’intéressait était de jouer à la guerre avec les gars du village. Nous construisions des camps militaires dans les champs, nous nous battions sans arrêt. Je ne voulais surtout pas de filles autour de nous, elles m’emmerdaient avec leurs conneries de poupées.
Ça n’inquiétait pas tes parents ?
Je ne leur ai jamais posé la question. Je leur demanderai ce soir en rentrant à la maison. Mais ils ont dû s’inquiéter quand ils m’ont vue atteindre ainsi l’âge de 14 ans, toujours en garçon. Mes parents n’étaient pas du genre à me faire la morale. Ils étaient très ouverts, directement issus de la génération hippie. Je pouvais faire ce que je voulais, ils ne m ont jamais poussée dans une direction précise. Pour eux, les enfants doivent faire ce dont ils ont envie, quitte à apprendre de leurs erreurs. Ils sont ravis que je gagne ma vie en faisant de la musique, ils viennent souvent me voir en concert, m’ont toujours soutenue.
C’est d’ailleurs pour maman que j’ai enregistré une reprise du Highway 61 revisited de Dylan. Pour elle, il est une sorte de dieu, une icône. L’unique raison pour laquelle ils organisaient des concerts dans les salles des fêtes des villages des alentours est qu’ils voulaient que la musique parvienne jusqu’ici, faire vivre cette région. Et le public se déplaçait en masse pour ces groupes. Tous ces musiciens de blues ou de boogie-woogie venaient ensuite dormir à la maison. J’avais 10 ans et j’adorais leur compagnie. Ils me donnaient des leçons de saxophone, je ne jurais que par le blues. Les voisins nous regardaient d’un sale œil, nous étions la famille de hippies pour eux. Mon père exploite une carrière de grès dans laquelle mon frère est chef d’équipe. J’y ai travaillé moi-même pendant un an, je livrais les pierres. Mais ça me rendait malheureuse, j’avais l’impression d’être dans une impasse, je suis donc partie étudier.
Les hippies étaient une réaction à la génération d’après-guerre, celle de leurs parents. Y avait-il la moindre discorde entre vous ?
Il n’y avait aucune raison de me rebeller. Nous nous engueulions, mais pas de façon anormale. Je me rendais compte de ma chance à l’école, quand je voyais comment les autres enfants étaient éduqués. Les autres ne savaient jamais sur quel pied danser avec moi, ils croyaient que j’étais un petit garçon. La plupart du temps, j’avais les cheveux rasés. J’étais montrée du doigt, ils me trouvaient bizarre. Mais je trouvais tout ça normal, je ne me suis jamais considérée comme un animal rare, comme quelqu’un d’unique. Je suis banale. Avant la musique, je n’avais pas la moindre passion. Je passais ma vie à lire, c’est tout ce qui m’intéressait. Burroughs est mon auteur favori. J’aime l’absence de tabous de ces auteurs américains, qu’ils appellent les choses par leur nom. Ils ne connaissent pas notre pudeur, vont au bout des choses.
Il existe une forte tradition féministe dans la littérature anglaise, la Virago Press. T’attirait-elle ?
Je n’ai jamais lu le moindre de ces livres. Le féminisme est un concept beaucoup trop vaste et collectif pour moi. Je ne peux comprendre les choses qu’au niveau individuel, à une petite échelle, la mienne. Ce n’est pas de l’égoïsme, mais je suis incapable de penser de façon globale.
Tu vis entourée d’objets bizarres. On jurerait des runes, des talismans, les objets d’un culte.
(Gênée) Je ne suis pas superstitieuse. Mais j’ai une fascination réelle pour les objets qui me font plaisir à voir. Et il se trouve que la plupart de ces objets sont religieux. Je me suis pendant longtemps passionnée pour la religion, je passais mes nuits à lire la Bible. Je pensais y trouver toutes les réponses, tout comprendre. Personne ne m’a donné le moindre rudiment de religion, il a fallu tout apprendre seule. Tant de choses ont été dites et faites au nom de ce livre, je devais savoir ce qu’il contenait.
Ces lectures seront-elles accompagnées d’un sentiment de culpabilité ?
Non, je n’ai jamais été écrasée par un tel sentiment. Mais j’ai mes valeurs, je reste fidèle à une moralité. Je ne comprends même pas qu’on puisse la mettre en doute.
Tes paroles sont très crues, très personnelles. N’es-tu pas parfois gênée de les chanter en public ?
Ça ne m’arrive jamais. Quand j’écris ces paroles, elles sont très personnelles. Mais elles ne m’appartiennent plus dès que je les chante en public. C’est comme si une personne différente s’en emparait alors. Ça devient du spectacle, ces mots m’échappent. Plus le temps passe, moins je me sens proche d’eux, si bien que certaines de mes chansons ne signifient aujourd’hui plus rien pour moi. Si je les sens trop éloignées de moi, j’arrête de les jouer, à tout jamais.
Pourrais-tu parler aussi ouvertement de sexualité avec tes amis que tu le fais dans tes chansons ?
Non. Dans mes chansons, je me contente de discuter avec moi-même. Les autres, les amis, ne comptent pas. C’est pour moi et moi seule que j’écris. Mais la sexualité, je pourrais facilement en parler avec des gens, ça ne me dérange pas. Je trouve très étrange que les Anglais refusent systématiquement d’aborder le sujet. Personne ne trouve ça choquant en France mais ici, c’est tabou. Je ne comprends pas que mes paroles aient provoqué tant de remous, je les trouve très soft. M’accuser, moi, de pornograhie, quelle farce !
Chanter de telles paroles face à un public presque exclusivement mâle te procure-t-il un plaisir particulier ?
C’est grâce à ça que les chansons fonctionnent. C’est un plaisir de chanter Sheela-na-gig (« Regarde ces hanches fertiles, regarde ces lèvres écarlates ») face à des hommes. Mais le but n’est jamais de les mettre mal à l’aise. Te voir baisser les yeux ne me procure pas de plaisir particulier. Je suis juste contente de faire réagir les gens, qu’ils se taisent lorsque je chante. En les troublant, je les force à m’écouter avec plus d’attention. Mais il n’y a pas de jouissance à intimider les hommes en face de moi. Toute réaction à ma musique me fait plaisir, que ce soit la timidité, un bon gros rire ou une insulte. L’autre jour, un type m’a traitée de « miserable cow » (vache misérable) au milieu d’un concert, ça m a fait plaisir.
Avec le risque d’attirer des pervers.
J’en ai déjà eu quelques-uns. Ils viennent me voir à la fin des concerts, m’envoient des lettres stupéfiantes. Je ne pense même pas que leur réaction soit motivée par mes paroles, juste par les photos qu’ils ont vues. Je ne m’attendais pas à ce que les gens soient si possessifs, à ce qu’ils passent autant de temps à penser à moi, seuls chez eux. Leurs lettres m’effraient, car je les sens obsédés.
Des paroles comme les tiennes attirent forcément ce genre de fantasmes.
Pas seulement les paroles, l’image également. Mais ce n’est pas un but que je recherchais. Tout est mal interprété, je le prends comme un grave échec personnel. Le dos de la pochette de Dry ne peut pas mieux coller avec la musique qui est à l’intérieur (Polly, torse nu dans une baignoire, ndlr.). C’est aussi simple que ça : ce n’est pas un portait de moi, mais un portrait de notre musique. Cette nudité, c’est la sienne.
La couverture du NME, où tu apparais là encore torse nu, a fait scandale, surtout chez les féministes. On a du mal à croire que ce choix puisse être si naïf.
Les réactions engendrées par cette couverture ont été grotesques. Pour moi, ça ne signifiait rien du tout, juste une session photo sans importance. Là encore, j’ai échoué, les gens n’ont vu que les mauvais côtés, pas le but que je recherchais. Je pensais sincèrement que je rendais justice à notre musique, que cette photo expliquait parfaitement notre disque. Mais c’est un fiasco, les gens n’ont retenu qu’une image, que personne n’a reliée à la musique. Et puis, il y avait une ironie que personne n’a voulu voir. Les gens s’attendent trop à ce que je sois sérieuse, le porte-parole de ma génération, toutes ces conneries. Ils ne me donnent même pas le droit à l’humour.
L’image publique est-elle totalement fausse ? Serait-on surpris, au quotidien, par ton humour, ta légèreté, un côté bon enfant ?
Cette PJ Harvey que je vois décrite dans les magazines, ce n’est pas moi, elle n’a aucun rapport avec celle que je connais. Mais ça me convient parfaitement, je peux encore mieux prendre mes distances. Les gens seraient surpris, car ils pensent me connaître par la presse, qui ment. Au fond de moi-même, je suis très violente. Mais cette frustration s’accumule, s’entasse et ne surgit que dans ma musique. Voilà pourquoi j’ai tant besoin d’elle. Sinon, j’exploserais. Le groupe est ma seule soupape. Je n’ai jamais fait partie d’un quelconque mouvement. De toute façon, il n’y avait pas de mouvement dans mon village. Alors j’écoutais les disques seule. Uniquement ceux de mes parents, ils suffisaient largement à mon bonheur. Au bout de quelques années, j’ai rencontré Automatic Dlamini, un groupe local avec lequel j’ai longtemps joué. Avec eux, nous enregistrions sans arrêt. Nous avions largement de quoi faire un album, mais ça n’intéressait personne. Aujourd’hui, beaucoup de gens aimeraient récupérer les bandes et les sortir, mais je fais confiance au groupe. Ils sont trop honnêtes pour me faire ce sale coup. Je jouais de la guitare dans les pubs, c’est là que leur chanteur m’a trouvée et m’a demandé de rejoindre son groupe. J’ai alors découvert les Pixies, Tom Waits et Nick Cave, qui m’ont vraiment impressionnée. Ils sont plus âgés que moi, autour de la trentaine, et ont tous d’incroyables discothèques.
Avant eux, uniquement les disques de jazz et de blues de papa et maman ?
Oui, ainsi que les vieux Rolling Stones, vers lesquels je finis toujours par revenir. Il n’y avait rien d’autre pour moi. Je n’allais jamais en boîte, vu qu’il n’y en avait aucune. Dans les disques de mes parents, il y avait également Captain Beefheart, c’est lui que j’ai le plus écouté dans ma vie, aujourd’hui encore.
Tu n’as donc jamais eu à explorer. Les disques t’arrivaient tout cuits.
J’avais mes guides spirituels, je n’ai jamais acheté de disques de ma vie. Ils étaient toujours à ma disposition, je n’avais pas besoin de plus. Je n’ai jamais eu cette soif de découvrir encore et toujours. Je n’ai déjà pas le temps d’écouter tout ce qu’on me prête. J’essaye de rattraper le temps perdu, d’écouter ce qui se passe aujourd’hui. Mais je ne suis pas convaincue par ce que j’entends.
As-tu un quelconque intérêt pour le rock au féminin ?
Ça ne m’a jamais intéressée. On me ressasse à chaque fois l’histoire de Patti Smith. Tu peux demander à mon manager. Je ne l’ai entendue qu’une seule fois dans ma vie, c’était Horses, dans sa voiture. J’ai trouvé ça magnifique et je voudrais bien l’écouter calmement, mais on ne m’en laisse pas le temps. C’est ridicule, tout ce temps que j’ai consacré à dire que je n’ai jamais entendu Patti Smith, j’aurais dû le passer à écouter ses albums. Je n’ai même jamais vu la moindre photo d’elle, je voudrais savoir à quoi elle ressemble. Je suis donc incapable de dire si les comparaisons sont justifiées ou non.
On sentait ses chansons poussées par la colère. Un ton très direct, une musique totalement épurée, voilà ce qui vous rapproche.
C’est la colère qui motive mes chansons, je ne ressens pas le besoin de les mettre en forme, de les maquiller. Le travail de production, d’arrangement, je le fais dans mon cerveau. Si une chanson en sort, c’est qu’elle est finie, prête à être enregistrée. Pas question de la bricoler, de la modifier. Mais je sais que je changerai dans le futur. La simplicité, cette nudité venant directement du blues, est ce qui convient le mieux à mes chansons aujourd’hui. A la maison, on ne parlait pas beaucoup, on ne gâchait pas les paroles inutilement. On ne se disait que le strict minimum, si bien que lorsqu’un de nous parlait, on l’écoutait, car il allait droit au but. J’espère vraiment que cette économie de mots se retrouve dans mes disques, c’est ce que j’essaye de faire. Dégraisser, encore et toujours. Mais je n’y arrive jamais. Je voudrais parvenir à éliminer tout ce qui est inutile dans nos disques, qu’ils soient encore plus nus, plus simples et donc plus puissants. L’important n’est pas ce qui est dit, raconté, discuté, mais ce qui ne l’est pas. Je passe donc ma vie à me censurer, à effacer mot après mot. Mais dans quelques années, j’aurai sans doute envie de plus d’espace. N’oublie pas que j’ai joué pendant des années dans un big band, que j’adore les orchestres symphoniques. Mes chansons évolueront peut-être dans cette direction.
On te sent pourtant fascinée par la guitare.
Ma guitare comptait plus que tout pendant mon adolescence. Je me la suis fait voler il y a quelques jours, ce qui explique ma mauvaise humeur. Une Gretsch magnifique, sur laquelle j’ai écrit toutes mes chansons, j’y tenais comme à un ami. J’ai vraiment l’impression d’être en deuil, c’est pour ça que je suis tout en noir aujourd’hui. Mon meilleur copain est mort.
Tu évoques dans Sheela-na-gig le thème de la maternité. Est-ce une préoccupation importante ?
Jusqu’à présent, je répondais toujours non. Mais je n’en suis plus si certaine. C’est une idée assez attirante, je m’imagine bien en mère de famille dans quelques années. Pourquoi, tu as une proposition à me faire ?
Propos recueillis par JD Beauvallet
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