Grunge, glamour à mort ou victorienne : l’image de PJ Harvey a évolué tout au long de sa carrière. Analyse d’un style parfois brut, parfois sensuel, toujours émancipatoire.
Quand elle apparaît en 1992, Polly Jean Harvey est d’abord une bouche. Enorme, rougie, un peu écrasée par son contact avec la photocopieuse qui a servi à produire l’image. C’est la pochette de Dry, premier album de l’Anglaise de 24 ans originaire de Yeovil, un bled du Dorset où elle vit. “Je suis tombée amoureuse de cette image, explique Marie Amachoukeli, coréalisatrice de Party Girl, caméra d’or à Cannes. Une bouche à la Jagger, hypervampire qui dégage une très forte énergie sexuelle, contagieuse.”
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Pour l’heure, celle-ci est contenue, sublimée. Ce qui prévaut, c’est la frontalité et le côté dry, sec, qui colle parfaitement à la musique – un punk blues lourd, furax, joué par une jeune femme timide au look grunge, en perfecto et Dr. Martens. Cette image imprimera toute sa carrière : parfois brute et frontale, parfois plus sexy, elle sera toujours contrôlée, selon ses propres termes.
PJ Harvey, archétype de la meuf à guitare
Guitariste aguerrie, armée de sa Gretsch orange (qui lui sera volée des années plus tard), PJ Harvey ouvre au début des années 1990 une brèche dans l’histoire du rock, en devenant l’archétype de la meuf à guitare. Sa voix, ses influences blues transmises par ses parents, fans de Captain Beefheart et la maîtrise de son instrument (qu’elle a passé des heures à parfaire en compagnie de son ancien prof et complice John Parish) lui assurent le respect d’une partie du public masculin.
“C’est pensé, trituré, parfois cubiste mais jamais maniéré ou affecté, témoigne Benjamin Biolay. Et sa voix me tue. Elle est à la fois sensuelle et violente. Le rapport taille en centimètres/décibels est assez fou.”
Une figure émancipatrice majeure
Pour les jeunes femmes et musiciennes, elle incarne une figure émancipatrice majeure. Les exemples existent, timidement, avant elle. Mais rien d’aussi fracassant que PJ Harvey. “J’avais 15 ans, je vivais à Tarbes. Dans la rue, je reprenais C’mon Billy et Send His Love to Me, se souvient La Féline. Elle a inscrit la possibilité d’avoir une grosse guitare. Avec elle, cela devenait un instrument de pouvoir. Il y avait Joni Mitchell bien sûr, mais PJ a scellé ce rapport à l’électricité.”
Dans le lexique rock, Harvey signe également l’apparition d’un nouveau “je”, au féminin. Elle chante son corps, ses règles, parle librement d’amour, de désir. L’année suivante (1993), ses fans manquent de tomber à la renverse en découvrant la pochette de 4-Track Demos : ultrasexy, l’Anglaise pose en sous-vêtements, debout dans une chambre d’hôtel, un appareil photo autour du cou. L’image marque le début d’une longue série de métamorphoses ou plutôt de mues, comme on le dirait d’un serpent.
La mutation s’opère dans la continuité et la constance
Chez PJ Harvey, il ne s’agit pas de reboot à la façon d’un Bowie, pour qui chaque nouveau disque correspondait à l’avènement d’un nouveau personnage et à l’expression d’une nouvelle identité. La mutation, chez l’Anglaise, s’opère dans la continuité et la constance. C’est même cette constance et la fidélité à son centre (le Dorset, John Parish) qui permettent l’expérimentation.
“Son look est la réflexion de qui elle est, pas l’inverse. C’est une âme noire et romantique, intime, poétique. Une femme à la fois très forte et vulnérable. J’aime le côté un peu cassé, pas parfait de ses tenues. Un look n’est jamais associé à une chanson comme chez Madonna. Quand je pense à elle, je pense à un être”, explique la créatrice Véronique Branquinho, dont l’univers entretient de nombreuses résonances avec celui de la chanteuse.
Rouge à lèvres dégoulinant de son immense et inquiétante bouche, robe rouge, cheveux de jais : sur la pochette du magnifique, gothique, désertique et étiré To Bring You My Love (1995), PJ se réinvente en femme fatale. Glamour, mais à l’excès. Offerte, mais freak. “En la surlignant, elle déjoue totalement cette contrainte au glamour qui existe quand tu es une musicienne, et dépasse complètement la logique de séduction, explique La Féline. Ça aussi, c’est très libérateur.”
“Impossible de la réduire à une quelconque mode”
Sur scène, PJ, qui écume alors les festivals, redéfinit également la façon dont une femme est censée de comporter. “Elle se présente en culotte et soutien-gorge mais adopte des postures et attitudes viriles, se souvient Camille Emmanuelle, auteur de Sexpowerment, qui sort début avril. Et aux cons qui la traitent de salope pendant ses concerts, elle renvoie un grand sourire, indiquant ainsi que leur misogynie ne la touche pas, qu’elle maîtrise les règles du jeu.” Ou qu’elle les transcende.
“Tout chez elle est singulier. Il est impossible de la réduire à une quelconque mode, mouvement, revendication”, poursuit Barbara Carlotti. C’est cette liberté, ce courage d’être soi-même, avec ce que cela peut supposer de régressions, de remises en question, de trouvailles, qui la rend si précieuse. Après une escapade américaine où on la voit arpenter les rues de New York, (Stories from the City, Stories from the Sea, 2000) et le plus mineur Uh Huh Her, (2004), PJ Harvey se rapproche de l’Angleterre.
Elle réapparaît en héroïne victorienne sur la pochette de White Chalk (2007). Pour ce nouveau chef-d’œuvre, prise de risque artistique majeure, elle lâche la guitare, compose au piano et chante avec une voix pure, cristalline, “comme une enfant de 5 ans”.
“J’ai mis beaucoup de temps à chanter avec ma “vraie” voix”
“J’ai mis beaucoup de temps à accepter et à chanter avec ma “vraie” voix, pas avec ce que je pensais être ma voix, nous confiait-elle à l’époque. Pendant des années, j’avais plaqué des influences, en grande partie américaines, sur cette voix. Ça m’a pris énormément de temps pour assumer que j’étais moi, une femme anglaise qui faisait de la musique. A me l’autoriser aussi.”
“Qui aurait envie d’être une rock-star ?”
Si ses chansons ont toujours été politiques au premier sens du terme, parlant de la façon dont nous entrons en relation les uns avec les autres, ses disques, à partir de White Chalk, le seront plus ouvertement. Sur Let England Shake (2011), PJ Harvey aborde le monde qui l’entoure par le biais de l’intemporalité, tant au niveau de son look (barde rock des temps modernes, avec son chapeau à plume façon Philip Treacy, elle porte une robe blanche accessoirisée d’une autoharpe), que des textes, qui opèrent des va-et-vient entre monde actuel et Première Guerre mondiale. La pochette se fait abstraite : un inquiétant banc d’oiseaux noirs peints sur un fond blanc.
Pour The Hope Six Demolition Project (2016), PJ Harvey est allée au Kosovo, en Afghanistan et à Washington, prélever le réel à la source, telle une documentariste. La raréfaction de l’image de celle qui a toujours évité toute peopolisation se poursuit, comme pour donner toute place à une œuvre désormais chorale, et ouvertement engagée.
Elle est absente de la pochette, une nouvelle fois dessinée, et ne donne aucune interview. “Je crois que ces voyages, l’expérience de cet album, l’ont infiniment libérée”, explique Seamus Murphy, l’artiste et photographe qui l’a accompagnée dans son périple. Libérée certes, mais de quoi : “D’être une rock-star. Qui aurait envie d’être une rock-star ?”
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