Embarquée avec le photographe Seamus Murphy dans les zones embrasées du Kosovo, d’Afghanistan et de Washington D.C., PJ Harvey a puisé dans ces voyages la matière d’un album foisonnant et martial. Enregistré à Londres sous le regard de quelques chanceux, The Hope Six Demolition Project est l’œuvre sous tension d’une femme en mouvement.
Imaginez la scène : deux hommes d’âge respectable, au taux d’alcoolémie proche de l’insignifiant, écroulés pourtant tard le soir à l’arrière d’un taxi, au bord de l’évanouissement. Imaginez maintenant la même scène répétée presque tous les soirs pendant cinq semaines.
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C’est ainsi que Flood, l’un des deux producteurs du neuvième album de PJ Harvey, décrit les fins de sessions dont lui-même et son vieux complice John Parish ressortaient, régulièrement lessivés et essorés comme une paire de vieilles chaussettes.
Nulle routine ne saurait s’inviter à la table
Ce ménage artistique à trois avec Polly Jean Harvey remonte à plus de vingt ans (depuis To Bring You My Love en 1995), mais nulle routine ne saurait s’inviter à la table où le trio échafaude ses plans, et encore moins dans les lieux où il les met à exécution. La table, en l’occurrence celle de sa cuisine, où PJ annonça vouloir enregistrer son prochain album sous le regard du public, n’a même pas tremblé.
Les deux hommes savent bien que les dispositifs inhabituels sont depuis plusieurs années l’un des moteurs de l’excitation qu’ils éprouvent à l’idée de se retrouver.
“Nous avons fait Let England Shake, le précédent album, dans une église du Dorset, rappelle Flood. Avant ça, l’atmosphère solennelle et recueillie de White Chalk avait pas mal à voir avec l’architecture romane de mon studio de Kilburn, mais cette fois, il s’agissait encore d’une autre histoire. John et moi avons acquiescé, mais nous ne savions pas trop comment on allait pouvoir gérer tout ça.”
Baptisées Recording in Progress, ces sessions d’enregistrement ouvertes au public aux mois de janvier et février 2015 ont à l’évidence conditionné la nature même d’un album empreint d’une énergie et d’une émulation collective particulière, en prise directe avec le caractère brûlant de son sujet.
Le carnet de bord de divers voyages
The Hope Six Demolition Project est ainsi pour une grande part le carnet de bord de divers voyages effectués ces dernières années par PJ Harvey en compagnie du photographe Seamus Murphy, déjà responsable des douze minicourts métrages réalisés en 2011 autour de Let England Shake.
Six fois lauréat du prix World Press, Murphy est notamment réputé pour son travail en Afghanistan, où il a documenté, de 1994 à 2006, les effets du régime taliban et réalisé sur la question le film A Darkness Visible: Afghanistan.
A partir de 2011, il a embarqué la musicienne anglaise avec lui lors de plusieurs périples à la rencontre des populations soumises à ces “ténèbres” que l’on préférerait ne pas voir mais que Polly Jean Harvey souhaitait approcher frontalement.
des zones de guerres passées ou présentes
Des zones de guerres passées ou présentes, du Kosovo à l’Afghanistan, jusqu’aux quartiers de Washington D.C. ravagés par l’extrême pauvreté et la violence, c’est ainsi que fut cartographié ce road-trip qui a déjà donné lieu l’an dernier à un ouvrage, The Hollow of the Hand, avec les poèmes de PJ et les photos de Murphy, et qui nourrit désormais les textes sous haute tension du nouvel album.
“Now this is just drug town, just zombies/but that’s just life”
Avant même sa sortie, et alors qu’était dévoilé le titre d’ouverture, The Community of Hope, accompagné d’un clip-reportage signé Seamus Murphy, le maire de Washington D.C., Vince Gray, a d’ailleurs affiché un mépris glacial en découvrant la façon dont la chanteuse décrivait dans la chanson le quartier pauvre de Ward 7 (“Now this is just drug town, just zombies/but that’s just life”), tandis qu’un pasteur local l’invitait à “venir découvrir un peu mieux d’autres endroits de la ville”.
“Ce voyage l’a beaucoup marquée, insiste pourtant Murphy. Elle n’était jamais allée dans un tel quartier aux Etats-Unis. Je pense que ce pays et que la notion même de voyage étaient jusqu’ici associés pour elle à du travail, un tour-bus, des interviews, des concerts. Voyager pour elle-même, sans qu’on la regarde en permanence et en allant à la rencontre des gens, je pense que ça l’a énormément libérée.”
Avec un tel guide, elle était immunisée contre cette turista qui frappe tant de rock-stars téléportées en terre inconnue et qui en reviennent avec des couplets surchargés de clichés et une conscience délestée du même poids. La démarche de PJ Harvey s’apparente plus volontiers à celle d’une reporter de guerre, observatrice et narratrice au trait précis, à la voix déterminée, et c’est la raison pour laquelle la mise en chansons de ces impressions de voyage nécessitait un cérémonial particulier.
Un public derrière une vitre sans tain
La présence invisible d’un public assistant aux sessions derrière une vitre sans tain au Somerset House de Londres, à raison de quarante-cinq minutes la séance de ce peep-show un peu spécial, c’était peut-être inconsciemment une façon pour PJ Harvey de se laisser observer à son tour, de rendre une partie de ce qu’elle avait reçue en offrant en pâture ce qu’elle possède de plus précieux : la mise au monde de ses chansons.
“On se sentait comme dans une arène”
“Ce qui me frappe toujours après tant d’années avec PJ, constate Flood, c’est l’intensité émotionnelle qu’elle parvient à créer autour de chaque enregistrement. Et cette fois, la charge émotionnelle était encore plus palpable en raison de ces regards portés sur nous. On se sentait comme dans une arène et c’était sans doute un atout pour notre investissement dans cet album. L’intensité de ce qu’elle a vécu au cours de ses voyages, poursuit John Parish, a irrigué tout son travail de songwritrice et cela devait se prolonger d’une façon ou d’une autre à travers la manière dont on disposerait de ces chansons.”
Réunis autour des deux producteurs, les habituels soldats de l’armée PJ (Mick Harvey, le batteur français Jean-Marc Butty et Terry Edwards) sont rejoints par quelques artilleurs en provenance d’autres champs de bataille comme le saxophoniste de jazz Mike Smith, maître d’œuvre de pas mal de projets autour de Damon Albarn, le percussionniste reggae Kenrick Rowe, les multi-instrumentistes latins Enrico Gabrielli et Alessandro Stefana ou encore le Chilien Alain Johannes de Queens Of The Stone Age.
“Très vite, lorsque nous avons discuté de la direction à prendre pour l’album, précise Flood, nous sommes tombés d’accord pour ne pas surenchérir musicalement sur le côté sombre et plombé des paroles.” “Elle voulait un disque enlevé, joyeux, puissant, confirme John Parish. Le but n’était pas de déprimer les gens mais de les immerger dans la musique et de les soumettre à des sensations nouvelles. Chaque album avec PJ est un recommencement, mais celui-là n’aurait pas vu le jour si nous n’avions pas fait Let England Shake auparavant. Je pense aussi que ce disque n’aurait pas eu la même physionomie à l’arrivée si nous l’avions réalisé dans un contexte plus classique.”
The Hope Six Demolition Project coupe assez vite le souffle
A l’image des six minutes hautement pressurisées de The Wheel, premier single qui fonce tous saxophones dehors comme pour évoquer les ambulances humanitaires du Kosovo, la physionomie générale de The Hope Six Demolition Project coupe assez vite le souffle.
Les onze chansons menées tambour battant par une PJ Harvey en chef de cavalerie, si elles réservent quelques moments de rêveries et de magnifiques trouées d’air, possèdent le plus souvent une puissance martiale voisine de celle de Let England Shake, mais nourrie d’influences plus vastes.
“Je savais qu’en se documentant sur les pays qu’elle allait visiter, indique John Parish, Polly s’intéresserait aux fanfares, faux marching bands funéraires du sud des Etats-Unis, et peut-être que l’on retrouve un peu de ces ambiances dans les morceaux.”
Des musiciens qui questionnent et stimulent leur art au contact des tumultes extérieurs.
“Quelques titres ont été construits autour des instruments à vent, des cuivres et de rythmiques quasi militaires, rajoute Flood. Il n’y avait pas d’envie toutefois de produire une musique guerrière, nous avons même dû lutter contre ça par moments.”
Au final, des chansons comme The Ministry of Defence, Chain of Keys ou The Orange Monkey sont entraînées par une pulsation vitale, frondeuse, comme autant de processions conquérantes soutenues par des chœurs virils et une profusions d’instruments qui marchent néanmoins au pas.
Les impressionnants Near the Memorials to Vietnam and Lincoln et Medicinals vibrent de fierté et de défiance comme des épopées miniatures. Un saxophone free traverse parfois le ciel pour troubler la cadence (River Anacostia, The Ministry of Social Affairs) et souvent c’est la voix de PJ Harvey que l’on surprend à flotter dans les airs (A Line in the Sand) au-dessus des brasiers et des déserts.
Let England Shake, déjà, nous avait pas mal remués et éblouis tout en repositionnant son auteur dans la mêlée des musiciens qui questionnent et stimulent leur art au contact des tumultes extérieurs. The Hope Six Demolition Project participe du même élan mais en augmentant sa portée au centuple. La banquette arrière d’un taxi ne suffira pas à se reposer du passage d’un tel ouragan.
Album The Hope Six Demolition Project (Island/Universal), sortie le 15 avril
Cncerts le 5 juin à Paris (festival We Love Green), le 7 juillet à Hérouville-Saint-Clair (festival Beauregard)
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