Alors que s’ouvre sa première grande exposition française, portrait de Pipilotti Rist, sensuelle vidéaste punkette. Entre esthétique organique et féminité énervée : la première pop-star de l’art contemporain.
Elle a les cheveux roses, un T-shirt jaune, des chaussettes rouges et des lunettes bleues. Un kaléidoscope humain à la voix douce et au français goûteux qui roule les « r » avec l’accent suisse et s’amuse du fatras qui l’entoure : un globe terrestre, une chaise turquoise à dorures, des rouleaux de papier coloré, un gros poisson bariolé acheté aux puces de Clignancourt. En plein musée d’Art moderne, Pipilotti Rist a improvisé un bureau temporaire, sous le regard protecteur de son assistante Cornélia. Un univers de fille pour une artiste de 36 ans, femme enfantine devenue, en quelques années de vidéos criardes et d’installations hypnotiques, la première pop-star de l’art contemporain. La seule artiste à enchaîner les expos comme d’autres accumulent les tubes : des succès tape-à-l’oeil qui collent au cerveau et emballent les sens sans laisser de temps à la réflexion. Un charme terroriste, immédiat et efficace. Et une séduction pop qui les rend accessibles. Loin de la mélancolie cinéphile de Douglas Gordon et de la rigueur austère de Pierre Huygue, une machine à fantaisies médiatiques.
En pleins préparatifs de sa première grande exposition française, elle reçoit le dos tourné à un paravent géant, bombardé d’images de meubles pour figurer un salon imaginaire. L’ensemble s’annonce sous le titre énigmatique de Remake of the week-end (french) et devrait prendre les formes d’un appartement vivant. Une habitation à la Pipilotti, organique et tordue, mais scrupuleusement organisée, avec cuisine, séjour, salle d’eau, chambre et garage. Dans chaque pièce, une projection d’images, réparties en toute logique : un corps blanc sous la pluie au-dessus de l’évier, une constellation d’organes au-dessus du lit, une promenade de rue en guise de parking. Et partout, des accidents de parcours, des micro-vidéos à chercher entre les sièges épars et les bouteilles du bar. « Une folie contrôlée », sourit Cornélia, se souvenant de l’installation déjà présentée à Vienne et Zurich. Des sons, du bruit et de la couleur. Une utopie kitsch ? Pas du tout, rétorque Pipilotti, dont même les fautes de français sont excentriques. « Les gens ont peur des couleurs. Ils ont tendance à représenter le monde en couleurs plus ternes que la réalité. Cette méfiance est en fait très religieuse. Mais la vie est très couleureuse ! » Et pour appuyer sa démonstration, l’artiste suisse écrase ses globes oculaires et lève la tête, les paupières closes : « C’est plein de couleurs ! »
Gourmande, elle évoque dans un claquement de langue la qualité brouillonne de l’image vidéo, imparfaite, imprécise mais aussi liquide, translucide « comme un vitrail ». Avant de se lancer dans le circuit artistique, elle s’essaya au graphisme, à la danse, à la musique. Fut un temps membre du groupe Les Reines Prochaines, combo féministe ironique (« On nous traitait de professionnelles dilettantes ») qu’elle animait de projections vidéo. Expérience aujourd’hui révolue : trop de travail, trop de commandes. Elle fut commissaire en chef de l’expo 01, très officielle célébration de l’an 2000 en Suisse, avant de démissionner de sa charge administrative, une fois les projets artistiques choisis. Résultat : le petit pays devrait se hérisser, début 2001, de pavillons aériens, d’îles fantasques et résonner d’orages artificiels… quand la France prévoit d’organiser un concert rock sur le périph’ et de fermer les Champs-Elysées pour un vague soir de fête.
« C’est une superstar en Suisse, elle est très très connue », commente Nicolas Tremblay, codirecteur du Bureau des Vidéos et commissaire d’une belle exposition sur la scène suisse au CCS à Paris il y a quelques mois. « A Zurich, le public va voir ses expositions en masse, comme les Parisiens vont voir Rothko. Les gens se sentent proches d’elle parce qu’elle dégage beaucoup d’énergie et qu’elle est très attendrissante. Elle représente quelque chose de très positif pour les Suisses, à mille lieues de leur caricature habituelle d’hommes d’affaires tristes en costumes-cravates. »
En France, c’est sous les traits d’une blonde mal décolorée, hurlant du John Lennon les seins à l’air, qu’on la connut d’abord. I’m not the girl who misses much (1986) proclamait cette vidéo hystérique, parasitant Happiness is a warm gun jusqu’à la cacophonie. « C’est mon problème, rigole aujourd’hui Pipilotti Rist, ma première vidéo était aussi la meilleure. » Pas si sûr, au regard des pièces ahurissantes qui ont suivi. Obsédées de musique, ses oeuvres lorgnent vers l’esthétique du clip sans tomber dans le fossé niaiseux du genre. Une réinterprétation de la culture MTV, passée à la moulinette Warhol et Nam June Paik : soit une manipulation assumée du spectateur, séduit par la rythmique des pièces mais confronté à un univers bien plus retors que l’habituel message commercial télévisé.
Avec Pickelporno et Blutclip, elle filme organique, la caméra braquée sur des muqueuses suintantes, une langue, le téton d’un sein, un filet de sang menstruel. Voyage psychédélique autour du corps de la femme. Regard féministe sur un corps sexué, sexuel mais dominateur, politique mais non dénué d’autodérision. Après une installation remarquée à la Biennale de Venise 97 naît Sip my ocean, pièce magique qui a déjà fait le tour des musées internationaux : projetée sur un double écran, l’image concentrique d’une femme perdue sous l’eau se tord et se retord sur une chanson mélancolique, le Wicked game de Chris Isaak. A priori, une douce bluette servie par de jolies images. Mais alors que la triste rengaine se déroule, la petite voix de Pipilotti se détache de la musique, de plus en plus discordante, pour finir par hurler de rage. « I don’t want to fall in love with you », s’égosille au final la chanteuse, tandis que les guitares continuent de couiner au même pas doucereux. La touche Pipilotti : un décalage punk et hilarant autour d’images belles à en mourir. « Quand je me filme, c’est par commodité. Mais mon travail n’est pas autobiographique. Je pars de mon expérience parce que nos problèmes personnels sont toujours politiques. Ce qui m’intéresse, c’est comment les femmes peuvent s’approprier l’espace de la vidéo. Je veux montrer la femme fin de siècle. »
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