L’exposition « Transit » rassemble soixante artistes nés après 1960 et impose une évidence : il s’est passé quelque chose en art ces dix dernières années.
En 1992, l’artiste Pierre Joseph débarque plusieurs paintballers à l’intérieur du musée d’Art moderne de la ville de Paris, armés jusqu’aux dents, menaçant de tirer sur les Rythmes de Delaunay. « Personnage à réactiver », le paintballer est un mythe moderne, une réalité presque virtuelle, un déguisement possible pour tout un chacun. Soudainement transporté dans un espace réel, déplacé dans le champ du musée, il devient menace effective, promesse d’une tabula rasa artistique, visitation ultraviolente de l’histoire de l’art. Mais à sa manière il est aussi l’allégorie nouvelle de cet art contemporain dont l’exposition « Transit » offre un panorama des plus vifs. Un art préférant souvent la sensation à l’intellect, volontiers oublieux de ses ancêtres, et prêt, comme le dit Eric Laurrent dans son dernier roman, à tout liquider.
Avec ses soixante artistes nés autour de 1960, français et étrangers, l’expo réunit des oeuvres que le FNAC, Fonds national d’art contemporain, a achetées et prête régulièrement à différentes institutions : d’où le titre de l’expo, « Transit ». Un mot qui en dit long aussi sur cet art contemporain qui ne cesse de passer d’un domaine culturel à un autre (BD, science-fiction, histoire de l’art, littérature, musique rock ou techno), qui transite entre différentes pratiques (peinture, vidéo, sculpture, installation), un art « hybride », selon un terme cher au curateur Hans-Ulrich Obrist, à mi-chemin souvent de l’art et de l’industrie. « Transit » énonce le programme horizontal d’une génération d’artistes qui a préféré oublier l’échelle des valeurs, la hiérarchie des genres, la suprématie des formes nobles de la culture, qui en a terminé avec une « haute » conception de la création. Un art soutenu par l’apparition de nouveaux critiques (Hans-Ulrich Obrist, Jean-Yves Jouannais, Nicolas Bourriaud, Paul Ardenne, ou encore les revues Blocnotes et Purple prose) qui enregistrent d’une part la crise actuelle du discours esthétique, qui refusent d’endosser la posture académique du critique d’art, et qui du coup empruntent leur terminologie à des domaines extérieurs à l’art, au monde de l’industrie, du commerce ou de la médecine (l’artiste en programmateur, en producteur, en DJ, en parasite viral). « Transit » fait le portrait global de cette nouvelle génération, et s’impose donc comme une véritable introduction à l’art de ces dix dernières années.
On est frappés d’emblée par un principe de variété, une absence d’uniformisation, une tendance à l’éclatement ou à l’arborescence des pratiques artistiques, tous supports confondus : des Mauvais rêves dessinés par Jean-Jacques Rullier au Prototype Aérofiat 2.1 d’Alain Bublex en passant par les photos d’Aziz et Cucher ou les performances d’Alberto Sorbelli, on assiste à un déferlement de techniques, à un éclatement des champs d’exploration, sans qu’aucune pratique ne vienne en supplanter une autre. « C’est sans doute cette multitude, cet éclectisme, cette hétérogénéité, cette densité et cet éclatement qui tétanisent les pourfendeurs de l’art contemporain », écrit Christine Macel, commissaire de l’exposition, dans le catalogue. Et de fait les détracteurs de la création actuelle peuvent toujours défiler, ils peuvent venir nous dire que rien ne s’est fait d’intéressant en art depuis dix ans. Ici, les oeuvres parlent contre eux : indéniablement, comme le dit Paul Ardenne, on reste sidérés non seulement par certaines oeuvres, mais plus encore « par le fait qu’il y ait eu des oeuvres » dans ces années 90 en voie d’extinction : « La mort de rien, concernant l’art. Rien n’a cédé, tout se maintient… » L’entêtement de Gilles Barbier recopiant des pages de dictionnaires, la figure tutélaire d’un Guy Debord « réactivé » par le Cercle Ramo Nash, l’objectivité à bout de souffle de Thomas Demand, la dureté des portraits réalisés par Yan Pei-Ming, la paranoïa démiurgique d’un Kenji Yanobe, tout effectivement se tient, sans aucun à-peu-près, avec une effrayante solidité. L’impression fait son chemin et s’impose : celle, enfin, que quelque chose est là, quelque chose de dur et qui s’est construit sous nos yeux.
Dix ans : ce découpage pourrait sembler absurde et rejoindre le rythme médiatique d’une télévision spectacle qui n’en finit pas de manger les années passées pour mieux les recracher ensuite, les resservir teintées de souvenirs et de nostalgie. Mais pour l’art contemporain, la fin des années 80 fut lourde de réalités et de conséquences : elle rime avec la fin de l’argent, l’entrée de l’art dans la crise sociale, coïncide avec le développement du sida, la redéfinition des rapports sexuels, l’ouverture à un nouvel imaginaire du corps porté par la science. Sans toujours nous en apercevoir, nous avons passé, spectateurs et artistes, ces dix années ensemble. Et par un jeu de miroir, les oeuvres rassemblées ici offrent à leur tour leur propre regard rétrospectif sur cette décennie. Dix ans à nous arranger avec nos morts, dix ans d’un temps menacé et menaçant comme un paintballer. Dix ans où l’on croise, dans la générosité partagée d’un Felix Gonzalez-Torres, l’ombre crue du sida, les restes calcinés de la mafia (Maurizio Cattelan), les visages d’une société en crise (Valérie Jouve), l’après-guerre froide et la rencontre de Soyouz et de Discovery (Seamus Farrell), les mutations de la prochaine ère technologique (Aziz & Cucher, Inez van Lamsweerde). Nous ne nous savions pas aussi bien observés par nos « contemporains ».
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