Ann Lee, une manga-héroïne sans qualités et condamnée à végéter, est libérée par les artistes Pierre Huygue et Philippe Parreno. De l’industrie culturelle au statut d’objet d’art : tout un destin.
C’est de profil, pointant sa poitrine d’adolescente pour quitter l’écran, qu’elle touche le plus. Grâce gracile, ondulation du bassin à peine perceptible : un joli fantôme ancré en son corps. Magnifique paradoxe de cette créature manga soudain rappelée à sa féminité par Dominique Gonzalez-Foerster en une saisissante vidéo de trois minutes 1. Un être-miroir, tout en surface, qui ne vaut que pour le reflet qu’elle renvoie des autres. Signe particulier : néant. Potentiel narratif : inexistant. Condamné à un ailleurs imaginaire, au-delà de toute histoire, imperméable au récit. Sans racine et sans avenir : un être de l’instant. Aliénation programmatique. C’est toute la beauté de l’impossible qui se concentre ainsi en Ann Lee, jeune fille spectrale cherchant à peine à sortir de l’insignifiance.
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Dure loi des mangas : lorsque les artistes Pierre Huygue et Philippe Parreno achètent Ann Lee l’année dernière à l’agence Kworks, spécialisée dans la création de personnages, ils deviennent propriétaires pour 46 000 yens d’une héroïne bas de gamme, condamnée à disparaître de la moindre manga qui voudrait bien d’elle. Pas de place pour le hasard dans l’univers si subtilement codé de la science-fiction japonaise. A chaque créature ses traits de caractère et ses atouts physiques. Pas de chance pour Ann Lee, vierge d’histoire personnelle et donc inexistante au récit.
Femme sans qualité, la belle sylphide séduit immédiatement les artistes qui se mettent en tête de lui redonner vie, de la libérer de son devenir manga pour en faire une voix autonome, le temps d’une intervention artistique. Mystique de l’émancipation. Le projet No ghost just a shell (du nom du célèbre manga Ghost in the shell) prend forme. Huygue lui donne la voix d’une petite fille américaine, Parreno cherche à la faire agir « comme un logo actif ». Ann Lee prend corps et âme, littéralement possédée par le désir salvateur de ses nouveaux auteurs, qui la cèdent à d’autres artistes, dont pour cette fois Dominique Gonzalez-Foerster.
Passant du statut de produit culturel à celui de personnage en devenir, elle se transforme à son tour en une travailleuse libérée de l’industrie culturelle. Au même titre que Lucie, la comédienne française qui doubla autrefois la voix américaine de Blanche-Neige, à laquelle Huygue rendit aussi la parole.
Rescapée d’outre-tombe, l’Ann Lee de Gonzalez-Foerster se meut avec la lenteur de la mélancolie. Et ressasse en japonais un mantra apocalyptique, face à son double anglophone : « Il n’y a nulle part où aller. Absolument nulle part dans cet univers complètement perdu. Je parle de toute ma voix d’ici, jusqu’aux confins de Jupiter à travers les banlieues désertes de Mars et même plus loin que cette galaxie et partout dans le reste de l’univers et à la lune… Aucun endroit ne s’appellera plus zone de sécurité. »
La pluie s’abat soudain sur le fantôme solitaire. De grosses gouttes lourdes qui strient l’écran et font oublier les trames du visage d’Ann Lee. « Je voulais un personnage contemporain et high tech qui soit pris d’élans, explique Gonzalez-Foerster, je l’ai remise dans sa langue originelle car c’est un personnage de manga. Le fait qu’il s’agisse d’une fille me plaît. Avant cela, je n’aurais jamais imaginé réaliser un film d’animation en 3D et pourtant, je pense qu’il y a une dimension chez moi qui est sortie de là. On m’a dit que la fondatrice des Shakers aux Etats-Unis s’appelait Ann Lee et qu’elle était habitée par des voix. Ann Lee a des effets bizarres sur les artistes qui la travaillent. J’aime la possibilité d’un personnage schizophrène à plusieurs voix. Qu’elle soit habitée, mais que sa voix ne soit pas définie. C’est ce qui en fait un personnage hyper contemporain. »
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