Retour sur notre entretien réalisé il y a tout juste 20 ans et témoignant de la fraîcheur d’esprit d’un homme qui a révolutionné la musique mais su demeurer un enfant joueur.
Très tôt imité, parfois plagié, le précurseur en samplings et papy farceur de la Musique Concrète est mort à l’âge de 89 ans, après avoir jusqu’au bout « rêvé la nuit de musiques utopiques » dans son fabuleux atelier/studio parisien où il recevait régulièrement, jusqu’à une période récente, un petit auditoire pour des concerts inoubliables. Sa Messe pour le temps présent, co-composée avec Michel Colombier (la partie jerk du duo) pour le ballet de Maurice Béjart, est le seul gros hit de la musique contemporaine mondiale reprise et remixée par les meilleurs DJ’s européens (Fatboy Slim en tête) célébrée comme un classique du XXème siècle, tous genres confondus.
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Farouchement tourné toute sa vie vers la prospective, Pierre Henry n’a gardé pour le Conservatoire de Paris et ses professeurs émérites Olivier Messiaen, Felix Passerone, Nadia Boulanger qu’une amitié de plus en plus lointaine. C’est au contact de Pierre Schaeffer et de son Studio d’Essai, à la Radio Télévision Française en 1949, que le son se révèle dans tout son éclat, sa force : fini la mélodie et l’harmonie à l’occidentale, fini la musique descriptive et le regard de l’interprète. Pierre Henry invente, avec la complicité de Schaeffer, la « musique concrète ». L’art des bruits du futurisme italien, celui de Luigi Russolo en particulier, n’est pas loin. Il s’agit d’explorer une nouvelle grammaire du son, d’évaluer sa dynamique, sa durée, son articulation et sa texture. La note sort du cadre de la partition et plane, libre comme un mobile de Calder, affichant ses couleurs, telle une oeuvre d’art cinétique à la Moholy-Nagy. On pourrait presque la toucher, évaluer son poids. C’est alors la Symphonie pour un homme seul, la rencontre avec Maurice Béjart offrant au compositeur un espace idéal, physique et souple, au rythme de la danse.
Ce sont ensuite d’autres rencontres, la voix captivante de Jean Negroni (Apocalypse de Jean), le rock de Spooky Tooth (Ceremony), Beethoven ressuscité dans une Dixième symphonie, la poésie minérale de Roger Caillois (Pierres réfléchies), ou encore Lautréamont avec le feuilleton radiophonique Maldoror. Grisé par ses sons « concrets », Pierre Henry façonne le bruit en artisan. Il l’écoute, le recueille, le radiographie, le soupèse. Puis vient l’heure de la transformation. Le bruit se fait musique, métamorphosé dans une fantastique machine percussive armée de mille bras, une musique des sphères, un cri cybernétique adressé à l’au-delà. Après tant d’années, que reste-t-il ? Tout ou presque. Des oeuvres sauvées par la bande magnétique, faites de sons recueillis et transformés par la main de l’artiste, rangés dans des boîtes et archivés sur fiche, puis dans l’ordinateur. Au fil du temps, il s’est vu approché par nombres de musiciens rock (des Violent Femmes aux Rita Mitsouko) et, comme sa célèbre Messe, il a toujours répondu présent. L’homme avait la rondeur maîtrisée et l’oeil pétillant de malice de Francis Blanche, parlait d’une voix où, déjà, les sons, graves et aigus, semblaient être prélevés avec minutie.
Cette entretien, réalisé en 1997 à la veille de ses 70 ans, témoigne de la fraîcheur d’esprit d’un homme qui a révolutionné la musique mais a su demeurer un enfant joueur.
Malgré une formation classique au cours de laquelle vous avez étudié l’analyse avec Messiaen et la composition avec Nadia Boulanger, vous avez bifurqué vers la musique électro-acoustique. Quel a été le déclic ?
Pierre Henry – J’avais choisi cette démarche avant même de rencontrer ces gens-là. Vouloir dépasser l’orchestre, trouver de nouvelles sonorités, ce n’était pas une idée nouvelle. Mais chez moi ce n’est pas passé par l’instrument : c’est passé par l’imagination, par une description mentale et poétique des sons. Et aussi par ma vie solitaire puisque je n’allais pas à l’école. J’habitais dans une maison à la campagne, située dans la forêt de Sénart, où il y avait tout ce qu’il fallait pour stimuler une imagination sonore. La maison se trouvait au milieu d’un grand jardin, avec une source, un étang, une basse-cour, une volière, une voie de chemin de fer un peu plus loin. Je recevais mes cours de précepteurs sous le contrôle très vigilant de mon père. Si j’ai souffert au début de cette vie plutôt carcérale, j’ai compris par la suite qu’elle m’avait poussé à me replier sur moi-même et à trouver un moyen d’évasion qui fut d’abord le son, puis la peinture et les livres. Je suis resté presque cloîtré dans ce lieu jusqu’à 9 ans, âge où je suis entré au Conservatoire. Enfant, j’avais dans la tête une typologie de sons. Je ne vais pas jouer au Mozart, mais le principe même du son inouï, c’est-à-dire du son non musical au départ et musical à l’arrivée, c’est arrivé très tôt, avant le Conservatoire. Ensuite, jouer dans les orchestres comme instrumentiste m’a beaucoup aidé pour imaginer des sons nouveaux et des façons nouvelles de présenter un accord.
Quels furent vos premiers outils sonores ?
Le piano, ensuite les percussions. Mon père me faisait donner des leçons de tambour par un membre de la garde républicaine. Mon père, qui était médecin, s’était rêvé timbalier dans un orchestre symphonique. Entre ça et les bruits « réels », il y avait déjà tout un univers sonore. Plus tard, vers 15 ans, c’est le cinéma qui m’a beaucoup apporté : il était en quelque sorte une préfiguration de la musique électro-acoustique. Avant la guerre, la bande-son était très intéressante, moins sophistiquée que celle du dernier David Lynch, mais très efficace. La bande-son des films de Renoir avait un pouvoir, une réelle valeur dramatique. Je me souviens aussi de films comme Berlin, symphonie d’une grande ville de Walter Rutmann où, le son étant inexistant, il fallait imaginer sa propre bande sonore. J’ai été amené à composer une musique sur ce film bien plus tard. Mélodie du monde, toujours de Rutmann, fut aussi une oeuvre qui compta beaucoup pour moi avec son montage systématique : toutes les secondes, il y avait un son et une image. J’étais passionné par la pluralité sonore alors que la fréquentation du Conservatoire me conduisait à le détester. Mon père voulait à tout prix que je sois prix de Rome, que je devienne le Camille Saint-Saëns des temps modernes. Moi, j’avais décidé que je ne voulais pas faire de musique d’orchestre.
Qu’est-ce qui vous a poussé à sortir ainsi du « droit chemin » ?
Un ensemble de choses. Je crois que je portais en moi une certaine violence, un refus des institutions. Il y avait sans doute le refus de l’éducation familiale. Et puis j’avais foi en ce nouveau moteur qui permettait de véhiculer la musique d’une autre manière non seulement de la véhiculer, mais aussi de l’inventer différemment. Cette musique n’était pas écrite, était jouée à un moment où l’oeuvre n’existait pas encore. Je m’explique : bien souvent, on faisait des sons pour faire des sons, une série de recherches sur un thème ; et puis, un an ou deux après, en ce qui me concerne, une oeuvre était en gestation. On retrouvait tel ou tel son qui avait été composé auparavant. Je dis bien composé, parce que chaque son en soi était une micro-oeuvre.
Existait-il des stimulants extérieurs, des gens qui vous auraient montré la voie ?
Absolument pas. A cette époque, je ne connaissais ni John Cage ni Varèse. Et assez peu Stravinsky. J’étais parfois alerté par un son complexe, quelque chose d’assez énorme que l’on pouvait trouver chez Beethoven, Berlioz ou Debussy. Je pense que la peinture m’a montré le chemin le surréalisme, les futuristes. Dans la littérature également, il y a des descriptions de sonorités tout à fait formidables dans les contes d’Hoffmann, chez Raymond Roussel. Debussy a beaucoup écrit sur les bruits. Le chemin était bien préparé. Ensuite, ce furent des concours de circonstances. J’écoutais beaucoup la radio, où j’ai entendu les premières émissions de Pierre Schaeffer. Il a eu le mérite prémonitoire de vouloir enregistrer les sons qu’il produisait pour la radio, et ça, c’était une nouveauté qui a marqué l’évolution de la musique concrète. Je venais de faire un enregistrement pour la télévision intitulé Voir l’invisible et je suis venu lui présenter le disque. C’était en 48. Il m’a assuré que je pourrais mieux faire en utilisant quelques trucs, notamment le procédé qui permettait d’accélérer ou de ralentir les sons. C’est comme cela que nous avons fait Symphonie pour un homme seul. A l’époque, on travaillait sur disque souple et ce jusqu’à l’arrivée du magnétophone. C’est là que l’échantillonnage est devenu symboliquement très important. Tous les sons reposaient sur un seul sillon, qui était fermé. On utilisait ensuite le phonogène, un appareil à clavier qui passait ces boucles tirées de sillons fermés. Parmi les appareils de l’époque, il y avait aussi le morphophone, un peu l’équivalent du sequencer maintenant. On arrivait à faire une mélodie avec quatre disques. Aujourd’hui, l’échantillonnage est réalisé de façon plus dynamique. Moi, je faisais ça de façon tout à fait artisanale et très méthodique.
Généralement, votre musique sert d’accompagnement à un ballet, un film ou une pièce de théâtre. Est-ce une nécessité pour vous de travailler ainsi avec un support visuel ou chorégraphique ?
C’est une de mes caractéristiques, même si parfois ce n’était pas volontaire : la danse ne m’intéressait pas, par exemple, ça ne m’a jamais intéressé, je préférais le verbe ou le théâtre. Symphonie pour un homme seul avait été chorégraphié une première fois par Cunningham en 1951 à New York, mais la danse moderne n’existait pas en France. Et puis est arrivé Béjart, qui voulait travailler sur Orphée, que lui avait fait entendre Schaeffer un choix que je me suis permis de contredire en lui suggérant de prendre Symphonie pour un homme seul. Trois mois après, en juillet 1955, le ballet était monté au Théâtre de l’Etoile à Paris. A l’époque, Béjart était encore un chorégraphe assez conventionnel, qui montait des ballets romantiques. Je pense que la musique concrète lui a permis de s’exprimer, de sortir du classicisme pour ensuite s’intéresser à la musique contemporaine et à la musique ethnique.
Vous aviez à l’époque la réputation d’être un irréductible de la musique électro-acoustique, qui s’opposait farouchement à la musique instrumentale.
J’aime mieux les instruments aujourd’hui. A cette époque, j’étais mon propre instrumentiste quoique parfois, je faisais venir un flûtiste ou un tromboniste, mais pour faire des sons seuls. Je dois dire qu’avant de faire de la musique concrète, j’ai composé des pièces pour instruments que j’ai par la suite réinjectées dans mes premières oeuvres concrètes. J’aimais aussi beaucoup le jazz, j’en jouais un peu au piano des choses comme Tam tam ou Tabou clairon ont été influencées par le jazz. Il y a dans beaucoup de mes oeuvres cette permanence du rythme qui correspond pour moi au temps qui passe, au battement du coeur, au bruit répétitif des machines qui crée cette pulsion pouvant convenir à un chorégraphe. Il y a beaucoup de choses irrationnelles dans ma musique. Elle est du reste innotable et c’est un élément qui, je crois, favorise l’imagination d’un chorégraphe. J’ai assez bien compris les rouages d’un ballet. Quand je trouvais que Béjart ne me faisait plus assez travailler, j’écrivais une pièce en pensant danse. Je l’ai fait avec Mouvement-Rythme-Etude en 1970, dont Béjart s’est servi pour son Nijinski.
Comment se passait votre collaboration avec Béjart ? Etait-ce plutôt facile ou bien orageux ?
Ça se passait bien, nous étions camarades. Nous sommes pratiquement du même âge, lui vient d’avoir 70 ans et je les aurai à la fin de cette année. On partait en vacances ensemble. A cette époque, il aimait presque les femmes. Je lui ai fait découvrir certaines choses, lire Artaud, écouter Stravinsky. Lui, en contrepartie, m’a apporté une efficacité scénographique. Je n’ai jamais travaillé sur commande avec lui. Il s’emparait de mes oeuvres, il fallait que l’oeuvre existe. Il y a quand même trois exceptions à cette règle. La première concerne Haut voltage, en 1956, une commande pour la troupe de Janine Charrat : une création très importante dans la mesure où c’est à partir de là que la musique concrète est devenue électro-acoustique, c’est-à-dire a réalisé la synthèse de toutes les techniques, aussi bien vocale et instrumentale qu’électronique et concrète. Avec le Chant des adolescents de Stockhausen, Haut voltage est la première oeuvre électro-acoustique recensée. Béjart m’a ensuite demandé un pas de deux pour une tournée et j’ai eu envie de faire ces Variations pour une porte et un soupir. Enfin, il m’a commandé des morceaux de danses pour une Messe pour le temps présent. C’est là que j’ai imaginé ces fameux Jerks électroniques. On m’a beaucoup reproché Messe pour le temps présent. Et c’est bien normal. Un compositeur, ça ne gagne pas d’argent, c’est besogneux, c’est orgueilleux, replié sur soi-même. Si l’un d’eux fait un grand succès comme ce fut le cas pour moi avec les Jerks électroniques, de façon presque miraculeuse, vous imaginez le ressentiment que cela peut provoquer. Tous mes confrères m’en ont voulu. Et aujourd’hui, alors que cette pauvre Messe semble avoir enfin été acceptée, voici que l’on en fait des remixes. On va encore dire que, vraiment, je ne recule devant rien.
Cela montre que vous avez toujours été un compositeur totalement indépendant.
Ma première commande d’Etat, je ne l’ai reçue qu’en 1968 avec L’Apocalypse de Jean. C’est à cette époque que j’ai quitté Schaeffer, encouragé par des amis qui me disaient que je perdais mon temps. J’ai donc monté mon studio, d’abord dans ma chambre puis, aidé par un ami qui a mis un peu d’argent, j’ai pu prendre un local plus vaste. L’une des raisons qui m’ont poussé à quitter Schaeffer, c’est qu’à la radio, la technique n’était pas bonne. Il y avait peu de moyens et les appareils à notre disposition marchaient mal. Et puis, pour les gens de radio, le son n’était pas important au contraire des gens du disque, qui étaient à la pointe de la technologie. Mes premiers mixages, Orphée 53, je les ai réalisés chez Barclay. Puis je me suis équipé en faisant venir d’Allemagne des machines plus performantes. J’ai pu monter mon studio, Apsome, qui était plutôt en avance sur les studios parisiens. On a pu vivre comme ça grâce à des travaux, achats de musiques, thèmes pour la publicité, bandes-son de films, etc., jusqu’à ce qu’un contrôle fiscal vienne tout ficher par terre. Mes premières subventions ne viendront que sous le ministère de Jack Lang mais, pendant tout ce temps, j’ai fait de l’autofinancement. Heureusement que les droits d’auteur de la Messe pour le temps présent étaient très conséquents.
Ce n’était pas habituel de voir un musicien contemporain travailler pour la pub à cette époque.
J’ai commencé avec la gaine Scandale en 1956 j’ai même reçu un prix à Cannes avec cette musique. Schaeffer ne voulait pas. J’étais obligé de me cacher pour faire ces pubs. Moi, je trouvais ça marrant. Étrangement, j’ai le sentiment que l’audace que je mettais dans ces musiques et qui ravissait les agences serait moins bien accueillie aujourd’hui.
Le succès rencontré par la Messe pour le temps présent a-t-il été une surprise pour vous ?
Philips avait regroupé les quatre Jerks sur un maxi qui se vendait gentiment dans le catalogue classique. C’était au début de la fameuse collection « Perspective », avec les pochettes argentées. Un jour, je suis allé voir Louis Hazan, le directeur de Philips de l’époque, et je lui ai suggéré de faire un album avec les Jerks et le prologue, plus d’autres pièces composées pour Maurice Béjart comme La Reine verte, Le Voyage, et de le mettre au catalogue variétés. J’étais sûr que ça allait marcher. Et ça n’a pas manqué : on s’est retrouvés numéro 1 avec les Quatre saisons de Vivaldi et le Canon de Pachelbel.
https://www.youtube.com/watch?v=37aJwPTVkj8
Vous aviez quand même une petite intention parodique quand vous avez écrit ces Jerks électroniques ?
Non, c’était une intention d’efficacité. Je voulais retrouver l’ambiance d’un certain cinéma américain, de films comme L’Equipée sauvage, avec les motos une sorte de halètement rythmé. Il y avait un grain sonore spécial que j’avais fait écouter à Michel Colombier en lui disant « C’est ça que je veux ! » Il a été parfait, il a retrouvé la bonne texture. Pendant un mois, j’ai fait des sons avec mes appareils je n’avais pas de synthétiseur, c’était des sons électroniques qui venaient de mes propres montages. J’appelais ça des sons « spontanés ». Il n’y avait rien de concret, à part un ressort peut-être, tout le reste était des sons électriques obtenus par des réinjections non électriques. Ces sons ont conservé leur force, si bien que l’on peut les réutiliser ailleurs. Ma musique est une musique de sonothèque. C’est la campagne de prise de son qui donne la tonalité. Je trouve tout dans ma sonothèque. Du réel comme de l’imaginaire. J’aime classer mes sons dans de grands cahiers comme si c’était une vieille comptabilité, ou de vieux dossiers un peu mystérieux. J’ai besoin de travailler dans l’étrange. Chaque instant de ma vie est lié à un désir d’invention. J’aime lire des livres de science-fiction. Selon moi, la musique actuelle, c’est de la science-fiction. C’est une chose futurible, comme disait Boris Vian. Il faudrait qu’il y ait un mariage entre la musique techno et la musique des bruits. Je trouve que la mouvance actuelle cède un peu trop à la facilité. Il serait souhaitable de réintroduire un peu d’artisanat là-dedans. Pour Intérieur/Extérieur, j’ai puisé mes sons dans ma sonothèque, sauf deux ou trois sons que j’ai pris aux Violent Femmes.
Comment classe-t-on des sons ?
Je leur donne un nom en suivant une logique mnémotechnique. Je sais comment ils ont été faits, comment ils ont servi. Il y a les différents supports, la chronologie. Il existe plusieurs entrées. J’ai des cahiers entiers. Par ricochet, on arrive à retrouver la piste des sons. Et puis il y a le hasard, très important dans cette musique. Comment on arrive sur quelque chose par pure intuition ou par hasard. Plus tard, quand je serai mort, on classera mes sons sur informatique et alors se dégageront automatiquement des lois qui intéresseront les musicologues ; mais moi, ça ne m’intéresse pas, je n’ai pas besoin de connaître mes lois. C’est moi, la loi.
Comment organise-t-on une recherche de sons ? Doit-on être en permanence à l’écoute du monde ?
Au contraire. On s’abstrait de l’extérieur. Je m’enferme dans ma tour d’ivoire et seul mon travail en cours retient mon attention. L’essentiel des sons que j’utilise est le fruit de mes recherches. Le reste vient de mes campagnes de prise sonore. A une époque, je suis parti en pleine nature pour recueillir des bruits d’eau. Ça a duré deux mois. Je laissais un micro près d’un cours d’eau pendant toute une nuit. J’avais disposé des micros dans toutes les parties d’une fermette à la campagne. J’avais même laissé un micro dans la pièce des cochons. Je saisissais un orage, un vol de canards, mais le plus impressionnant était le moment où l’on versait la pâtée dans l’auge des cochons. C’était comme les chutes du Niagara, une ampleur… Après, il faut que ces sons redeviennent abstraits comme une partita de Bach.
Votre travail s’apparente à un long parcours de solitude.
Oui, mais je n’en suis pas devenu misanthrope pour autant. Je reste très au courant des choses. Je lis beaucoup la presse. Je m’intéresse à tout ce qui se passe, la politique comme les faits divers. Mais c’est vrai que ne disposant pas de beaucoup de mémoire, je me dois d’exercer mon travail au quotidien et j’ai besoin pour cela de m’isoler. Je n’aime pas les mondanités, je n’aime pas tirer les sonnettes pour demander de l’argent. Par contre, j’aime bien faire le marchand. Hier, j’étais très content, j’ai réussi mon coup avec Béjart. Ça fait très longtemps qu’on n’a pas travaillé ensemble. Je lui ai fait écouter Intérieur/Extérieur et il m’a dit « Pierre, c’est admirable, je le veux pour un pas de deux. » Je me suis dit « T’as pas perdu la main. » Je suis assez mercantile. Ça me motive.
Vous êtes-vous déjà posé la question de l’utilité de votre musique ?
Naturellement. Physiologiquement, je pense que c’est une musique qui a un rôle. Elle offre aux gens une dérive, une façon de respirer. Elle leur donne également une acuité auditive qui peut déboucher sur une réflexion personnelle. Variations pour une porte… produit chez les gens un type de réflexion qu’aucune autre musique ne serait capable d’engendrer là, je ne fais que rapporter les propos de personnes, peintres ou écrivains, qui s’en sont confiés à moi.
Cela est-il lié au caractère religieux de votre oeuvre ? Vous avez composé des messes, des œuvres inspirées des Livres des morts tibétains et égyptiens. Quelle place tient exactement la religion dans votre travail ?
En dehors du travail de base sur les sons inouïs, il a bien fallu organiser tout cela, lui donner une forme, une structure qui puisse ensuite devenir un style. Pour moi, la musique concrète est un style. L’agitation quotidienne de faire passer les mêmes sons, de cette activité est né un rite, et le rite est très souvent sacré. Certains poètes comme Michaux ont réussi à faire sortir du procédé de création une mystique amusante. C’est un peu mon cas. Pour moi, le sacré est un procédé, une façon de faire.
Vous avez souvent manifesté la volonté de concevoir la musique dans un ensemble, incluant les éléments sonores et visuels. A quel moment et pourquoi avez-vous pris cette direction ?
Lieberman, de l’Opéra de Paris, m’a un jour commandé Les Noces chymiques sans doute intéressé par mon travail sur l’opéra cybernétique que j’avais créé à Hambourg, Kyldex. Cela m’a permis de montrer ce que je voulais faire en tant qu’homme de spectacle. J’étais le maître d’oeuvre d’une création très composite. Cette idée germait en moi depuis Orphée, et c’était la suite logique de mes collaborations avec Maurice Béjart, du perpetuum son et image avec Thierry Vincent : en quelque sorte l’aboutissement de différentes expériences où j’avais montré mon envie d’un spectacle total. Par exemple, pour Futuristie, à Chaillot, j’avais pris en charge les décors et les éclairages. J’ai toujours eu un fort potentiel pictural en moi, à tel point que si je n’avais pas été musicien, j’aurais certainement fait de la peinture. J’ai par exemple travaillé avec le peintre Mathieu nous avons fait des soirées d’improvisations ensemble. J’ai aussi regardé travailler Arman et, à partir de mes observations, j’ai composé une oeuvre qui lui était dédiée. Il fallait que je sois toujours au contact d’univers différents, qu’ils soient picturaux ou littéraires, pour que ma musique avance qu’elle soit porteuse d’idées, qu’elle ne se limite pas à une abstraction, à une somme de recherches.
Vous êtes le seul à avoir eu ce désir de brassage de différentes formes d’art : c’est ce qui vous a rapproché des expériences qui se passaient dans d’autres domaines, notamment avec le psychédélisme et les notions de happening.
Il y avait en effet un parallèle, bien que mon discours fût beaucoup plus romantique. Je dis romantique parce que je me suis toujours senti comme un musicien physiologiste, j’essaie de montrer le vivant des choses. C’est ce qui m’a permis de m’attacher un public à la fois varié et fidèle. Ma dernière oeuvre, Intérieur/Extérieur, je l’ai présentée ici, chez moi. Pendant six semaines, le public est venu dans ma maison écouter cette création. On était loin du concert bourgeois du xixème. Les gens faisaient connaissance avec mon univers, se promenaient dans les pièces où étaient installées des enceintes. Au total, il y avait environ quatre-vingts enceintes dans la maison. J’étais derrière ma console et j’orchestrais ce travelling dans les sons. Les gens se baladaient, faisaient connaissance, il y en avait qui étaient couchés sur mon lit.
Comment expliquez-vous que vous ayez toujours su attirer des gens de l’univers du rock, qui par ailleurs considèrent plutôt la musique contemporaine comme intimidante, voire inaccessible ?
J’ai toujours travaillé pour le plus grand nombre. Il y a des gens du rock ou de la variété qui ont de l’oreille, donc ils reconnaissent les ressources qu’il peut y avoir dans ma musique, le côté artisanal qui n’existe nulle part ailleurs d’autant qu’aujourd’hui, tout est très codifié, standardisé. C’est la Messe pour le temps présent qui a déclenché cet intérêt.
Vous êtes le seul de votre génération à vous être retrouvé sur la scène de l’Olympia, temple de la variété. Quel type de public venait vous écouter ?
Je pense que la meilleure façon de faire un concert de musique électro-acoustique, c’est dans la théâtralité et c’est dans ce sens que j’ai donné des concerts devant des gens couchés sur des matelas autour d’un ring de boxe, des concerts-promenades, les 26 Heures. Sans le vouloir, je faisais des choses branchées. Je n’ai jamais essayé d’être à la mode. Mais il y avait une certaine coïncidence. C’est ce que me reprochait Schaeffer. J’étais plutôt un créateur et pas assez un scientifique.
Quelle a été votre réaction quand on vous a présenté ce projet de remixes sur la Messe ?
J’ai longtemps hésité. Ça m’embêtait de faire Intérieur/Extérieur, quelque chose d’assez intime, puis de me retrouver comme ça sur les pistes de danse.
Vous êtes un peu le précurseur de cette nouvelle façon de créer la musique : vous avez été parmi les premiers à travailler sur des machines et à utiliser le sampling.
Echantillonner, j’ai fait ça toute ma vie. Mais je ne m’en suis jamais servi pour rester dans les mêmes types de sons. En peinture, le bon équivalent serait le collage par exemple. Mais dans le collage, on associe des éléments différents tandis que là, c’est toujours la même chose. Cela ressemble plutôt à du papier peint et je déteste le papier peint. Je n’aime pas ce qui est uniforme. C’est pratique, mais ça ne me plaît pas. Aujourd’hui, le sampling ne va pas assez loin, c’est figé. Il n’y a pas de phénomènes. C’est de la musique sans phénomènes. Dénuée d’accidents. L’ordinateur peut offrir beaucoup de possibilités, mais si cela ampute l’homme de sa capacité à imaginer, alors il y a danger. Il faut rester à l’échelle de l’homme qui, parfois, ne sait pas trop quoi faire et, sur sa page blanche ou sa bande vierge, va essayer de trouver une solution. Moi, il m’arrive de mettre des semaines et des semaines avant de trouver une solution pour une oeuvre. Il ne faut pas nier le développement d’une imagination personnelle.
Sentez-vous à l’heure actuelle des tentatives chez certains nouveaux créateurs pour mener votre travail plus loin encore ?
Il y a des bourgeons, ici ou là. Mais je leur reproche une certaine timidité et je trouve que la musique électro-acoustique, en ce moment, se moque un peu d’elle-même. Ils n’affirment rien, ne sont pas vigoureux. C’est une musique qui s’excuse d’exister. Il y a parfois des choses encourageantes, mais rien dans la durée. Il n’y a pas d’univers qui se développe, pas de vie musicale qui s’installe. Moi, ma musique, c’est une vie.
Propos recueillis par Franck Mallet et Francis Dordor
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