A Nantes, « Remix » propose un panorama parcellaire de la photographie des années 90. Culture jeune, culture fringue, culture techno : recréation d’une réalité virtuelle et perverse car faussement spontanée.
Le 27 novembre à 21 h, Lydia Lunch sera en concert à Nantes. La grande prêtresse du punk sombre et hystérique du New York d’il y a vingt ans dans la ville de Claude Cahun, photographe avant l’heure de l’ambivalence sexuelle. Rencontre indirecte entre deux figures de rébellion féminine, alors que vient de s’ouvrir au musée des Beaux-Arts une exposition qui tente justement de faire le lien entre plusieurs générations d’artistes pris entre autobiographie et fiction. Un « remix » de photos qui, chacune à sa manière, disent, décrivent, fantasment et détournent le quotidien de leurs auteurs : un puzzle de vies, ni complètement réalistes ni entièrement inventées, comme un état des lieux des possibilités d’existence de cette fin de siècle.
Un parcours à trous, subjectif, délibérément non exhaustif, de la photo d’aujourd’hui (manquent Sophie Calle, Sarah Jones, Gillian Wearing, Annelies Strba…) qui s’ouvre avec mélancolie sur le style « scratch and dust » de Mark Morrisroe. Des images riches de leurs « rayures et de leurs grains de poussière », des portraits d’amis, des autoportraits maladifs, des nus, tous pris par cet artiste mort du sida en 89. Dans le sillage de Nan Goldin, Morrisroe et ses compagnons de l’école de Boston (Jack Pierson dont il fut l’amant, Philip Lorca DiCorcia, David Armstrong…) ont ouvert la photographie plasticienne à la sphère de l’intime. Epris de matière, Morrisroe développa même la technique du « sandwich print » : un bricolage de chambre noire qui lui faisait prendre la même photo sur deux négatifs différents l’un en couleurs, l’autre en noir et blanc qu’il tirait en même temps, superposés l’un à l’autre. L’un de ses Polaroid n’en finit pas de disparaître, piégé par l’artiste qui n’en fixait pas toujours le tirage. Vanité et illusion de l’image photographique.
A quoi ressemble donc le paysage humain des années 90 ? Culture club, culture de la fringue, culture du bruit : triptyque mis en scène par l’impassible Hollandaise Rineke Dijkstra dans son impeccable Buzzclub. Installation jusqu’ici peu montrée en France, où l’artiste projette sur deux écrans des images d’ados autour de la piste de danse reconstituée d’une boîte de Liverpool. Les plans se succèdent au rythme de la sono du Buzzclub, un coup à gauche, un coup à droite, au rythme d’une techno étouffée et plombante. Ambiance dans les couloirs du musée des Beaux-Arts… Mais c’est sans conteste Jennifer Bornstein qui offre la manipulation d’image la plus moqueuse et la plus perverse. Petite silhouette boulotte au minois têtu, cette Américaine de 28 ans a la particularité physique de ne pas faire son âge. L’occasion idéale de s’habiller en petit garçon et de se photographier à côté de véritables pré-adolescents. Effet garanti. Le petit brun au T-shirt Adidas à droite sur la photo, c’est bien elle, l’air à demi souriant pour s’assortir au grand dadais qui l’accompagne.
Qui regarde quoi dans ces mises en scène à tiroirs ? Faussement naïves, ces images vives et fraîches sont surtout faussement spontanées. Comme lorsque Hannah Starkey photographie une mère et sa fille de retour de shopping, assises dans un bus. La scène est courante, mais la pose ici est tout sauf naturelle. L’artiste a recréé pour les besoins de sa pièce la scène type d’une fin d’après-midi, les bras chargés de sacs à marques et le regard fatigué de tant d’achats. Comme si la réalité photographique ne pouvait plus exister que reconstituée, refaite à coups de multiples prises, comme au cinéma. Ambiance figée de film pour rire, extraits plastiques d’oeuvres virtuelles. Et quand le réel semble enfin apparaître à mi-chemin de l’expo, c’est déformé par le prisme théâtral de Florence Paradeis, qui livre des scènes familières mais peu banales de voiture et de parties de mikado.
Beaucoup de filles agitent les murs de « Remix ». Une momentanée prise de pouvoir, involontairement soulignée par Sophy Rickett qui a photographié ses copines urinant comme des hommes dans la rue londonienne. « Evidemment, c’est du premier degré, semble presque s’excuser la commissaire de l’exposition, Arielle Pélenc, mais c’est drôle. » Une réponse aux photographies japonaises de femmes bandées et pisseuses et au machisme du milieu.
Et pourtant, l’expo manque de nerfs. Malgré l’insolence des travaux présentés, le charme inquiétant du Londres nocturne de Luxemburg, l’humour SM de Lovett/Codagnone, « Remix » flotte. En présentant des extraits d’oeuvres, l’exposition compile plus qu’elle ne remixe ces traces photographiques. Quelle peut être la durée de vie d’une image ? Question difficile à éviter en revoyant les portraits de Valérie Jouve, magnifiques mais tellement vus et déjà moins piquants. De même, face aux photos de Richard Billingham (qui présente par ailleurs trois tirages inédits, des vues de sa ville natale maintes fois exposées en deux ans). Noyés sous l’imposante voûte du musée des Beaux-Arts, ces morceaux de vie urbaine semblent écrasés par le lieu, et par la démarche de l’exposition. « Remix » muséalise un art aimé pour sa spontanéité émotive, son absence de complexe vis-à-vis de la photo commerciale. Sa capacité à rivaliser avec l’imagerie publicitaire, sa facilité à s’épancher dans les pages des magazines. Sa distance intrinsèque envers l’institution culturelle. Un art de l’éphémère, trop fragile pour supporter d’être trop vu.
Pour prendre des nouvelles de Valérie Jouve, mieux vaut passer par la banlieue parisienne, à la Ferme du Buisson qui présente « Tu parles, j’écoute », expo en forme d’échanges artistiques France-Taïwan. La photographe y présente sa toute récente série de fumeurs, saisis à New York, derrière une colonne de gratte-ciel. Elle y montre surtout un de ses derniers portraits : magnifique gamin enjambant un rempart sur fond de housing projects grenat. Un paysage urbain transformé, d’un seul jet, en nature morte lyrique.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}