Du 23 au 25 juin, le festival rémois a mis à l’honneur la scène française, multipliant les allers-retours entre têtes d’affiches et quelques propositions plus pointues, plus défricheuses. Et donc peut-être plus séduisantes.
Les clichés peuvent-ils avoir fière allure ? À l’évidence, oui. Il suffit pour cela de pousser la porte de Discolivre, un disquaire du centre de Reims où, nous dit le propriétaire, le prix des vinyles est en adéquation avec leur qualité, “impeccable”. On n’a pas franchement eu cette impression en entrant dans cette sorte de caverne d’Ali Baba où rien n’est classé, où des piles de vieux numéros de Best et Rock & Folk s’entassent parfois entre les albums de The Cure ou de Joe Dassin. Mais soit. Après tout, l’homme, âge de 68 ans, dit posséder 20 000 vinyles chez lui, dont 2500 des Stones, ce qui laisse à penser qu’il porte un véritable amour pour l’objet physique.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
À discuter avec lui, on en apprend surtout davantage sur son plus beau souvenir en tant que disquaire. Celui-ci n’est pas daté, mais nul doute qu’il remonte aux années 1980. À l’époque, Lenny Kaye et Patti Smith entrent dans sa boutique et lui demandent un bon disque de rock français. Après avoir cité la fameuse phrase de John Lennon (“Le rock français, c’est comme le vin anglais…”), le propriétaire des lieux obtempère et propose aux deux compères un disque des Dogs. Bonne pioche : plus tard, sans que l’on sache réellement comment, il apprendra que Lenny Kaye a particulièrement apprécié l’album.
Si cette anecdote reste aujourd’hui en tête, ce n’est pas par envie de rattacher une fois de plus Reims à Patti Smith. Laquelle, rappelons-le, a acheté en 2017 une maison construite sur les ruines d’une ferme ayant appartenu à la famille de son idole, Arthur Rimbaud. Non, si l’on rapporte le souvenir du propriétaire de Discolivre, c’est aussi parce qu’on y a vu un lien avec ces trois jours passés au sein de La Magnifique Society, ce festival lui aussi déterminé à mettre en exergue des productions françaises ayant su séduire au-delà de leurs frontières.
Phoenix en leader
Derrière son line-up grand public, le festival rémois ne parle finalement que de ça : la pluralité d’une scène hexagonale (voire francophone), toute puissante et obnubilée à l’idée d’offrir une vision élargie de la pop. Il y a d’ailleurs quelque chose d’intéressant à noter que cette sixième édition a réellement débuté avec Phoenix, avant de se conclure deux jours plus tard auprès de Louise Attaque. Soit deux visions contrastées de la pop : l’une anglophone, l’autre chantée dans la langue de Brassens ; l’une en perpétuelle évolution depuis deux décennies, l’autre répétant avec le temps les mêmes formules.
Les réactions du public en attestent : si l’enchaînement Long Distance Call et If I Ever Feel Better se révèle fatal pour les chevilles, que dire des bras levés par le public (plus massif, plus uni) au moment d’entendre Gaëtan Roussel et sa bande entonner les grands classiques de leur répertoire ? Pas grand-chose, si ce n’est qu’à la modernité de Phoenix, à son ambition internationale et à sa sophistication, Louise Attaque répond avec une certaine idée de la musique française populaire, gorgée de nostalgie, mais portée par des mélodies qui, après tant d’années à résonner dans des bars et les soirées étudiantes, retrouvent du souffle en clôture d’un festival persuadé d’avoir trouvé là son climax fédérateur.
Faire pop neuve
C’est que toutes les propositions ne semblent pas avoir rencontré leur public. “Il est quand même un peu chelou ce groupe, non ?”, clame une jeune fille en Véja blanches à sa copine devant le concert pourtant excellent d’Agar Agar, parfaitement incarné par une Clara Cappagli impressionnante d’énergie et de maîtrise : “Come on dance with me”, entonne-t-elle d’emblée, comme pour encourager le public à s’abandonner à ces mélodies synthétiques qui, de Dragonlie à Trouble, prennent sur scène toute leur ampleur, dans un fascinant mélange de grâce et de beats évolutifs, toujours plus proche d’une certaine forme de transe au fur et à mesure des morceaux.
Au fond, Agar Agar a peut-être été victime du même fardeau que Moodoïd, dont le concert de la veille avait pourtant été élégamment teasé par Phoenix : passer juste avant une figure majeure de la pop actuelle. Pour l’auteur de Je suis la montagne, ce titre “interprété pour la première fois sous la lune”, il a fallu faire face à un public impatient de découvrir Aya Nakamura ; pour le duo parisien, il s’agissait d’Angèle. Soit, avec Louise Attaque, les deux performances ayant rassemblé le plus de monde dans des shows pensés pour être de grands spectacles, avec des danseurs·euses, des changements de tenues et des refrains qui ne demandent qu’à être repris en chœur. Suffisant pour marquer les esprits ? Peut-être pas, d’autant qu’Angèle squatte les festivals avec le même show depuis un an et demi, mais nul doute que les familles ont été comblées. C’est bien là le principal.
À La Magnifique Society, on apprend ainsi à se contenter des choses simples : ici, un dandy poète et sa bande de musiciens économes prêts à arpenter les mêmes vertiges amoureux que Bashung (Bertrand Belin) ; là, un pianiste mélancolique qui, malgré l’absence de ses potes rappeurs, fait de ses mélodies les compagnons parfaits du crépuscule du jour (Sofiane Pamart) ; ailleurs, une jeune fille moderne qui apprivoise ses peines en une poignée de morceaux synthétiques (Zaho De Zagazan), ou encore deux jeunes jazzmen jouant face à face, entouré·es d’une grande couronne de roses et déterminé·es à emporter la foule grâce à leur jazz ludique et incroyablement cool (Domi & JD Beck).
Revenir à l’essentiel, c’est également ce qu’a dû se dire Jehnny Beth au moment d’entamer son concert face à seulement dix spectateur·ices, 24 h à peine après avoir performé au Stade de France en première partie de Depeche Mode. Heureusement, le charisme de la Française, sa générosité et son énergie se chargent de rassembler celles et ceux resté·es à l’ombre. Au passage, elle se paye le luxe d’offrir la scène à celle qui lui servait jusqu’alors de choriste, Malvina, le temps d’un morceau solo (Brat) qui se danse mâchoire et poings serrés.
Une forme d’ode au chaos et à la dinguerie ? Admettons que oui. Cela permettrait alors de faire un parallèle avec deux derniers concerts : Earthgang, dont le hip-hop tout en sauvagerie tranche largement avec la faiblesse d’autres performances rap (Kekra, Rema), et Ekkstacy, débarqué du Canada avec son post-punk qui se chante la mine basse, le cœur lourd et les yeux rivés vers le sol. Parce que le soleil était éclatant, probablement. Mais aussi parce qu’il faut bien rappeler une cruelle vérité : malgré cette jolie parenthèse enchantée de trois jours, notre monde ne ressemble malheureusement pas à une magnifique société.
{"type":"Banniere-Basse"}