Cet homme est dangereux : il a rêvé qu’il
suçait Johnny. Avec un album timbré et
familial, Katerine se pose comme le chanteur
le plus imprévisible et sidérant de la France
d’aujourd’hui. Rencontre.
Entretemps, Philippe Katerine a déménagé pour des questions d’hygiène artistique : “J’habitais Montmartre, place des Abbesses, un lieu continuellement occupé par des musiciens. Il y avait le type avec son accordéon dès 9 heures, puis le guitariste de flamenco, le groupe de jazz swing… Au bout d’un moment, tu as l’impression d’une immense fanfare qui ne s’arrête jamais, et tu commences à faire du musette, du flamenco… J’ai donc bougé dans le XIVe, un quartier où il n’y a que des vieux, des aveugles et des enfants malades. J’ai retrouvé le calme nécessaire pour mes chansons. J’ai repris ma guitare, oublié les beats, je ne supportais plus l’idée d’un tempo qui ne bouge jamais, quantifié sur un ordinateur. Je voulais aussi chanter mes chansons d’une traite, en live comme dans les années 50. J’ai donc monté un groupe à l’ancienne et on a enregistré sur un magnétophone analogique.”
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Disciple de Georges Perec, Katerine a toujours aimé s’obliger à des handicaps oulipiens, comme sur Robots après tout, où il utilisa pour unique instrument une groovebox, mini “orchestre électronique” en vogue à l’époque. Cette fois, il s’est entouré de trois humains, complices de plus ou moins longue date et réunis pour d’excellentes raisons : “C’est un groupe de bar. On avait l’habitude de fréquenter un bistrot du IXe qui a une forme de couloir et, quand je les ai vus tous les trois avec une bière devant leur abdomen, je me suis dit ‘Voilà, c’est le groupe’. C’était avant tout visuel.”
Et légèrement fantasmatique pour l’un d’entre eux, Grégori Czerkinsky, ex-moitié du duo Mikado dans les années 1980 et véritable objet de vénération du jeune Katerine : “La musique de Mikado fait partie de mon ADN, c’est comme un grand frère pour moi. Quand j’ai écrit mes premiers morceaux, je pensais sans arrêt à eux. Je trouvais qu’ils avaient paradoxalement quelque chose de très punk alors que leur musique était douce et harmonieuse. J’ai demandé à Grégori de ressortir sa batterie qui prenait la poussière depuis des années. Quand on a du génie, ça ne s’oublie pas.” Avec Sébastien Moreau à la basse et Philippe Eveno à la guitare, le trio se constitue et a droit à un gage supplémentaire : n’emporter en studio qu’un seul instrument et aucune pédale d’effet.
Dès l’écriture, Katerine s’est lui-même astreint à un régime d’ascète qui, lorsqu’on écoute l’album, procure ces dérangeantes sensations qui finissent par rendre l’objet attachant : “Je pense que le grand public est expérimental. Moi-même, je fais partie du grand public : j’adore ce que je connais et je suis aussi fou de ce que je ne connais pas et qui me brutalise. Avec ce disque, j’avais besoin de faire ressortir des émotions primaires. Ça fait dix ans que je n’ai pas pleuré, je ne me mets jamais en colère mais quand je fais des chansons, j’ai besoin de transgresser les choses, de créer des situations de colère, de l’émotion, du désir cru, autant de sentiments que je réfrène dans la vie parce que je suis bien élevé.”
Pour mieux opérer à vif dans sa chair musicale et procéder à l’ablation de tout superflu, Katerine envisage à un moment d’écrire en anglais, langue qu’il maîtrise mal : “J’ai fait un ou deux morceaux comme ça, mais lorsque je les écoutais le lendemain, je ne comprenais plus un traître mot (rires)… Je suis donc revenu au français tout en continuant d’écrire avec peu de mots, une soixantaine au lieu de trois cents habituellement. Je suis fou du Matisse de la fin. Je le trouve assez démonstratif tout au long de sa vie, mais quand il commence à être handicapé, je trouve son travail bouleversant. Il demande à une assistante de lui couper des papiers et lui montre avec sa canne où il faut les coller. Ça donne des tableaux bicolores à la beauté minimale. Je pense que les grandes oeuvres sont le fruit de handicaps, provoqués ou pas. J’ai voulu devenir un handicapé en supprimant le confort de l’écriture, écrire en cinq ou dix minutes et enregistrer d’une traite. On essayait deux ou trois prises et si ça ne marchait pas, on passait à la suivante. Je ne suis pas ce qu’on appelle un “cul de plomb” : au bout d’un moment, quand ça traîne trop, je m’emmerde.”
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