[Phil Spector est mort à l’âge de 81 ans, en prison, le samedi 16 janvier 2021. L’occasion de (re)lire ce portrait que nous lui dédions en 2011] Génie de la pop puis assassin, tel se résume Phil Spector. Alors que l’on réédite les albums de son label Philles, ses anciennes chanteuses La La Brooks et Darlene Love reviennent sur la grandeur et la bassesse de celui qu’on surnomma le “premier nabab des ados”.
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Si les méthodes et l’ouïe raffinée de Spector produisaient des résultats mirifiques, ça n’allait pas sans conflits ou sans douleur, ainsi que le raconte une La La Brooks aux sentiments très mitigés : “Je me souviens de Then He Kissed Me : j’avais 15 ans et il y avait quarante musiciens dans le studio ! C’était très intimidant. Je craignais qu’il ne me noie dans le mix. Phil nous faisait refaire sans cesse des prises, ça me rendait folle ! On avait parfois des journées qui allaient de midi à 5 heures du matin non-stop. Sonny Bono était là tout le temps, aux ordres de Phil, Jack Nitzsche faisait les arrangements.”
Phil Spector, c’était aussi des manipulations retorses et un système de gouvernance vicelard. Un exemple : pendant que les Crystals tournaient sur la Côte Est, Spector a engagé Darlene Love à Los Angeles pour enregistrer un nouveau single, He’s a Rebel, pressé de battre le fer et d’occuper sans relâche le sommet des hit-parades. Le problème, c’est que Spector a sorti He’s a Rebel sous le nom des Crystals sans prévenir les Crystals originales. La La Brooks l’a encore en travers de la gorge. “Voici comment nous avons connu Darlene Love : avec les Crystals, nous roulions en voiture vers notre prochain concert quand soudain, nous avons entendu He’s a Rebel à la radio. A la fin de la chanson, le DJ a annoncé : ‘C’était les Crystals, numéro 1 !’ On s’est toutes regardées, abasourdies. On savait que ce disque, ça n’était pas nous. C’était très blessant. J’ai dû apprendre en vitesse à chanter He’s a Rebel et He’s Sure the Boy I Love pour les concerts suivants. Mais Darlene Love avait un très fort accent sudiste alors que j’avais l’accent de Brooklyn, si bien que j’ai dû ajouter un talent d’imitatrice à mon chant. Sous son nom, Darlene Love n’a jamais eu de gros hits. Phil a enregistré Darlene sous le nom de Crystals parce qu’il s’agissait d’un groupe populaire.”
Cet exemple révèle bien le fonctionnement égotiste et mégalomane de Spector, qui exploitait ses chanteuses comme des pions interchangeables, corvéables à merci. L’artiste, le patron, c’était lui. “Il voulait garder le contrôle et nous utiliser à sa guise, explique Darlene Love. Je crois que j’ai eu de la chance de rencontrer Phil Spector avant qu’il ne devienne riche et célèbre. Il me respectait. Je ne l’ai pas réalisé tout de suite, mais il ne voulait pas produire des stars, il voulait être la star lui-même.” Si la pétulante Darlene semble avoir bien digéré ses années Spector (elle a poursuivi une carrière, chanté chez David Letterman, joué dans L’Arme fatale…), les blessures de la mélancolique La La Brooks sont toujours prêtes à se rouvrir.
Tout au long de notre entretien, l’amertume l’emporte sur le sucre : “J’ai vu Jack Nitzsche peu avant sa mort. Sans lui et ses superbes arrangements, Phil n’aurait pas été aussi bon, et Jack m’a dit que Phil l’avait traité comme une merde. Chaque fois que j’entends mes chansons à la radio ou dans un magasin au moment des fêtes de Noël, ça me rappelle que je n’ai quasiment rien gagné pour Da Doo Ron Ron, Then He Kissed Me ou Santa Claus Is Coming to Town ! Spector et nous, c’était comme un mariage à sens unique. Tous les avantages et bénéfices pour lui, rien pour nous. Si Phil n’avait pas été si égoïste, j’aurais été beaucoup plus à l’aise financièrement et je me serais mieux portée. Il a profité de moi alors que j’avais 15 ans. Ça a fait mal à ma mère, à mon père… Parfois, je fais la queue à la banque et la personne devant moi se met à fredonner Da Doo Ron Ron et je me dis que j’ai peut-être moins d’argent qu’elle en banque. Ça fait mal.”
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