[Phil Spector est mort à l’âge de 81 ans, en prison, le samedi 16 janvier 2021. L’occasion de (re)lire ce portrait que nous lui dédions en 2011] Génie de la pop puis assassin, tel se résume Phil Spector. Alors que l’on réédite les albums de son label Philles, ses anciennes chanteuses La La Brooks et Darlene Love reviennent sur la grandeur et la bassesse de celui qu’on surnomma le “premier nabab des ados”.
Ajourd’hui, Phil Spector croupit dans une geôle californienne, purgeant une peine de dix-neuf ans pour le meurtre d’une actrice de série B, Lana Clarkson. Pour ses contemporains, la cause est entendue : ressemblant parfois à un monstre sorti d’un film de Tim Burton, parfois à Françoise Sagan (tout dépend de la perruque du jour), Spector est un assassin, un paranoïaque, un malade sexuel, un freak aux accoutrements et aux coiffures bizarroïdes qui finira probablement sa vie en prison.
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Pourtant, il y a cinquante ans, le même homme inventait la pop la plus ambitieuse et brillante de tous les temps. Il produisait les Crystals, les Ronettes ou les Righteous Brothers, faisait cravacher les plus grands talents musicaux de l’époque (Leon Russell, Jack Nitzsche, Sonny Bono, Barney Kessel…), transmutant les flux hormonaux de la jeunesse en chansons éternelles (“des petites symphonies pour les kids”, disait-il).
Il édifiait ainsi le Wall of Sound, filant des complexes au jeune Brian Wilson, squattant les cimes du Billboard, parachevant la rare alchimie entre vision singulière, grand art et succès populaire. De 1962 à 1966, Phil Spector rimait avec disque d’or. Après la grande période de ses hit-singles pour le label Philles, ce Midas du son apporta son écot (et son écho) aux disques des Beatles (Let It Be), de John Lennon (Imagine) et de George Harrison (All Things Must Pass), enlumina très paradoxalement le frugal Leonard Cohen (Death of a Ladies Man). Il acheva sa carrière en toute logique en produisant les Ramones, ces Ronettes masculines en blousons punk (le superbe End of the Century, son ultime production officielle).
Alors qu’on réédite albums et compilations du label Philles, exhumant faces B et trésors cachés, nous avons conversé avec deux anciennes pensionnaires éminentes de l’écurie Spector : La La Brooks des Crystals (petite perle indienne et noire qui chantait sur Da Doo Ron Ron et Then He Kissed Me) et Darlene Love, qui oeuvra pour Spector sous son nom et dans Bob B. Soxx And The Blue Jeans, mais qui décrocha ses plus gros hits pour les Crystals dans des circonstances très particulières…
Aujourd’hui sexagénaires, les deux Spector’s girls n’ont eu aucune difficulté à redérouler le film, aventure de miel et de larmes sous la conduite de ce producteur bifide. La La Brooks avait à peine 15 ans quand Spector est venu chercher les Crystals à New York, quasiment à la sortie du lycée. Malgré son jeune âge, elle ne se sentit guère intimidée : “Il était normal, il ne ressemblait pas du tout à l’image qu’on a de lui aujourd’hui.” De son côté, Darlene Love avait été contactée à Los Angeles par l’associé de Spector, Lester Sill. Elle se souvient de son premier contact avec la bête : “Je me suis dit, d’où sort ce look ?! Les producteurs étaient généralement en jeans, T-shirt, baskets… Phil portait des costumes, une cravate, des boots pointues à talonnettes. Je crois que je suis une des premières à avoir remarqué qu’il portait une perruque !”
Ce que constatent très vite les deux chanteuses, c’est le perfectionnisme obsessionnel de Spector, sa force de travail, son ambition prométhéenne. Darlene Love se souvient parfaitement de ses inventions, de son oreille, de son audace à briser les règles établies qui ont abouti au fameux Wall of Sound : “Il était le maître de cérémonie. Il dispensait ses intuitions, il disait aux uns et aux autres quoi faire ou ne pas faire. A l’époque, il n’existait que quatre-pistes : il a été le premier producteur à faire des overdubs. Aux studios Gold Star, il y avait une pièce qui fonctionnait comme chambre d’écho et Phil l’a beaucoup utilisée, notamment pour les voix et les choeurs. Il réécoutait avec la plus grande attention chaque étape d’un enregistrement, il voulait que les chansons giclent dans les autoradios. Il me disait ‘t’as entendu ça ?’ et non, je ne savais pas de quoi il parlait. Alors il soulignait le détail sonore auquel il faisait allusion et, en effet, après coup, je l’entendais. Il avait une oreille incroyable.”
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