L’ancien chanteur des Only Ones s’apprête à sortir un album solo chez Domino en juin prochain. L’occasion de replonger dans notre entretien fleuve paru en 1996.
Tes parents comprenaient-ils cette vie ?
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Nous passions notre vie à nous battre. Mon père venait d’un milieu ouvrier et avait grimpé l’échelle sociale grâce à son intelligence – tout en conservant un salaire d’ouvrier. Ma mère venait d’une famille juive très riche de Tchécoslovaquie qui avait été exterminée dans les camps. Ils ne comprenaient rien à la musique, détestaient ce que je faisais jusqu’à ce qu’ils me voient à la télé. Ils ne supportaient pas que je puisse ainsi prendre le risque de gâcher ma vie.
D’où t’es venue cette passion militante pour la musique ?
J’ai acheté le premier album des Rolling Stones quand il est sorti, en 63. J’avais 11 ans. Puis j’ai embrayé sur les Beatles, les Kinks. J’aimais les fringues, être un mod, faire partie d’une tribu adolescente. J’avais besoin, comme beaucoup de gosses, d’une identité. Toute cette passion, cette énergie s’est ensuite cristallisée autour de Dylan, qui est devenu la pièce centrale de ma vie. Je cherchais sans cesse d’autres artistes capable de le surpasser, capables de m’emmener un peu plus haut. Mais aucun ne tenait la distance. Leonard Cohen a fait illusion pendant quelques mois, mais aujourd’hui, je ne peux plus le supporter. Il n’y a qu’une seule dimension dans sa musique. Si j’étais moine bouddhiste, j’adorerais. Mais franchement, je ne tiens plus ce rythme, j’ai l’impression de revenir à toutes ces années où j’ai vécu au ralenti. Sous héroïne, j’aurais sans doute aimé Cohen.
Ecoutais-tu encore des disques à cette époque ?
J’étais incapable d’écouter quoi que ce soit. Le simple fait de se lever pour changer de disque me paraissait une perte de temps absurde : je préférais ne pas gâcher une seconde que je pouvais consacrer à fumer. Il y a eu une période de six mois pendant laquelle je n’ai pratiquement pas dormi, fumant sans cesse. Si je m’étais piqué dans les mêmes quantités, je serais aujourd’hui mort et enterré. Mais j’ai la trouille des seringues.
Pour en revenir à ton éducation musicale, comment as-tu découvert le Velvet ou Pink Floyd à leurs débuts ?
Il existait dans les sixties d’excellentes radios pirates. De jeunes DJ’s, comme John Peel, débarquaient. C’était le swinging London, le fameux Summer Of Love et il y avait plein de concerts qui duraient jusqu’à 6 h du matin. Entre 67 et 69, je ne ratais rien, j’étais toujours aux concert à Hyde Park, au Middle Earth ou au Alexandra Palace. J’y voyais régulièrement la première formation de Pink Floyd, quand ils étaient encore cinq et qu’ils ne jouaient que deux chansons, pendant des heures entières. Ils étaient mon groupe anglais préféré, Syd Barrett m’amusait. On le remarquait à peine, il était si placide, presque transparent, absent. J’ai acheté le premier Velvet la semaine de sa sortie, j’adorais le son de guitare et le violon. Bien des années après, dans une soirée louche, j’ai rencontré John Cale. Il devait avoir des problèmes d’intestin, il n’arrêtait pas de péter, très décevant (rires)… Et puis, pour la première fois, j’entendais en Lou Reed un auteur capable de rivaliser avec Dylan. Enfin, presque. Pourtant, j’ai de bonnes raison d’en vouloir à Dylan : j’ai voyagé de Londres jusqu’à l’île de Wight pour voir un concert en resquillant dans le train et le bateau, parce qu’il avait promis d’y jouer trois heures. J’ai affronté le vent, le froid pour une seule heure de concert expédié et sans intérêt.
Comment as-tu franchi le cap qui sépare les fans des musiciens ?
Quand j’ai eu 20 ans, j’ai eu l’impression d’en savoir assez pour me lancer : j’ai formé mon premier groupe, England’s Glory, dont je ne suis pas très fier aujourd’hui. J’aurais mieux fait de grandir à l’abri des regards. Mais je ne pouvais pas m’empêcher d’écrire des chansons, il fallait bien les utiliser. Après England’s Glory, je me suis fixé un petit rituel : j’enregistrais une fois par an toutes les chansons composées entre-temps, pour mémoire. Et en 76, j’avais un tel stock que ça a fini par se savoir, on m’a encouragé à chercher sérieusement des musiciens. J’ai rencontré le guitariste John Parry, on a formé les Only Ones. Moi, je n’avais pas besoin de ça pour savoir que j’étais talentueux. J’étais assez grand pour m’en rendre compte moi-même, l’opinion de l’humanité ne m’intéressait guère.
Le contexte est particulier : l’Angleterre a déjà digéré le glam-rock de Bowie ou Roxy et s’apprête à célébrer l’émergence du punk. Une période de transition très pauvre.
Je connaissais vaguement Bowie et Roxy Music, mais ça ne m’intéressait pas des masses. Ce n’était pas assez puissant pour résister au temps. Moi aussi je me maquillais, mais c’était moins stylisé, plus rugueux. Les punks, au moins, me semblaient être des cousins éloignés. J’avais tout vu venir de très loin, car j’étais pote avec Malcolm McLaren et la styliste Vivienne Westwood au moment où ils fabriquaient de leurs mains les Sex Pistols. J’ai vu leur tout premier concert, où McLaren, leur manager, avait invité toutes ses relations, pour donner l’impression que c’était un événement. Lui, je le connaissais grâce à sa boutique de fringues sur Kings Road. Zina adorait s’habiller avec des talons aiguilles et des trucs en vinyle et un jour, on est tombé sur la vitrine de McLaren et Westwood, où il y avait tous ces sous-vêtements en caoutchouc qu’on ne pouvait, jusque-là, n’acheter que par correspondance dans des catalogues pornos. On est entré dans la boutique, on a sympathisé, ils venaient souvent dîner à la maison. J’adorais aller voir les Pistols quand il y avait un vrai affrontement avec le public, qu’ils insultaient à tour de bras. Mais dès que les gens ont commencé à les aimer, à les aduler, tout cela n’avait plus de sens. Seul Sid Vicious était impressionnant. Je le connaissais parce qu’il avait tenu la basse lors d’un concert que j’avais donné en compagnie de Johnny Thunders sous le nom de The Living Dead. Johnny était le héros de Sid, mais sans moi, il ne l’aurait jamais accepté dans notre groupe : il le trouvait trop nul. Si bien que pendant les trois premières chansons, il lui avait débranché l’ampli (rires)…
Les Only Ones étaient pourtant à mille lieux de l’éthique punk. Certains d’entre vous avaient fricoté avec le Grateful Dead, Peter Frampton.
Notre batteur Mike Kellie avait cinq ans de plus que nous, il avait joué dans les sixties et les seventies avec des groupes comme Spooky Tooth. C’était un musicien professionnel. Comme moi j’étais plutôt incompétent à ce niveau, je m’étais entouré de gens très expérimentés, qui devaient me servir de filet en cas de chute. Comme ça, je pouvais arriver sur scène dans n’importe quel état et les chansons tenaient droit malgré tout. Je me foutais qu’il soient un peu chauves, de leur dégaine. Même si pour moi, le maquillage et les fringues étaient primordiales, je n’imposais pas mes vues aux autres. Ce qui, pour l’époque, était une anomalie : tous les autres groupes punks ou new-wave étaient jeunes et avaient une image forte. Nous, on plaisait plus aux fanatiques de musiques qu’aux suiveurs de modes. Ça ne m’intéressait pas de faire partie d’une armée où tout le monde marchait au pas. Et curieusement, on a été décrit comme un groupe “new-wave”. Tout ce qui paraissait neuf et original était alors immédiatement rangé sous cette bannière. Alors que musicalement, je n’avais rien à voir avec les autres. Clash avait écrit quelques chansons pas trop mal, mais les autres ne m’intéressaient pas. Aux Etats-Unis, cette musique foutait une trouille terrible aux gens. Pour eux, Police et Dire Straits étaient des groupes punks (rires)… Leur revival punk actuel n’en est que plus comique.
On a l’impression que les Only Ones, contrairement à des millions de groupes, n’ont jamais joué pour s’amuser mais pour des raisons autrement plus personnelles.
Je mettais tellement de sérieux dans nos enregistrements que je finissais sur les rotules. Je ne voulais pas que mon art soit trahi, sortir du studio en pensant que j’aurais pu faire mieux. Mais en concert, j’arrivais à me relâcher, car je voyais des visages heureux d’entendre ces chansons. Je ne comprends pas comment tous ces groupes font pour jouer dans les stades, sans le moindre contact avec le public. Quand je vais voir Dylan, je ne ressens plus ces frissons qui me couraient l’échine quand il est venu avec The Band en 66. Il crachait, postillonnait, s’emportait et tout le monde l’écoutait. Les stades ont tué la romance.
Dès le début, toutes les maisons de disques voulaient signer les Only Ones. Comment l’as-tu vécu ?
Ça me paraissait la chose la plus naturelle au monde. Je me trouvais génial, c’était la moindre des choses que d’autres le pensent également. Aujourd’hui, je me rends compte de la chance incroyable que j’ai eu, d’avoir profité ainsi de la vague punk pour signer un contrat. A l’époque, l’industrie du disque a tellement perdu les pédales que n’importe qui pouvait trouver un contrat. C’était formidable : pour la première fois, des journalistes écrivaient des papiers dithyrambiques sur des groupes qui sortaient des disques sur leurs propres labels, la presse cessait enfin d’obéir aux ordres des grosses compagnies. Cet esprit de franc-tireur a aujourd’hui complètement disparu en Angleterre. Les journaux écrivent ce qu’on leur dit d’écrire, les attachés de presse ont pris le pouvoir et les journalistes ne pensent qu’à monter des coups pour se faire un nom et assurer leur avanir. Rien de plus triste que de voir ces journaux inventer un mouvement aussi stupide que les Romos, réhabiliter ainsi les ridicules néo-romantiques – ils ont dû se réunir des heures pour trouver une plaisanterie aussi écœurante.
A l’époque, la presse a beaucoup soutenu les Only Ones. On te disait proche de certains journalistes.
Des gens comme Nick Kent étaient comme moi, ils avaient bon goût. Il suffisait d’un peu d’intelligence pour remarquer que nous avions quelque chose de particulier. J’adorais nos disques, notre façon brute d’enregistrer. Nous récoltions tellement de bonnes chroniques que tout le monde s’attendait à ce que notre premier single, Another girl another planet soit un tube. Mais il ne s’est rien passé. Alors après, la pression de la maison de disques a commencé à monter. C’était la panique chez CBS, surtout qu’il n’y avait aucun single évident sur le second album, Even serpents shine. Moi, ça m’allait parfaitement de jouer devant mille à deux mille personnes. Mais pour eux, il fallait passer à la vitesse supérieure. Ils ont alors commencé à nous taner pour qu’on écrive ce single qui nous ouvrirait les portes du succès. Ils se trompaient à chaque fois dans le choix des morceaux, si bien qu’aucun n’est devenu le tube escompté. Et à l’arrivée, ils ont décidé de nous imposer un producteur renommé – Colin Thurston – pour enregistrer le troisième album, Baby’s got a gun. C’était le pire moment pour parachuter quelqu’un : entre nous, nous ne pouvions déjà plus nous supporter.
A cause de la drogue ?
C’est elle qui nous a séparés les uns des autres. Pendant que j’essayais de décrocher de l’héroïne, le guitariste John Perry était défoncé en permanence. On passait plus de temps à chercher de la drogue, à en parler qu’à se concentrer sur la musique. L’enregistrement de ce troisième album a été une expérience douloureuse pour moi. Je me sentais exclu, je ne suis quasiment pas venu au studio, je ne me reconnais pas beaucoup dans ce disque. Et puis nous avons commis l’erreur fatal : partir en tournée aux Etats-Unis, pour tenter de recoller les morceaux. Mais pour affronter des épreuves aussi bizarres, il aurait fallu être soudé : le groupe s’est alors désintégré. Ça ne m’attristait pas plus que ça. J’étais certain de rebondir, de vite trouver d’autres musiciens et de continuer d’enregistrer. Si j’avais su que ça allait me prendre quinze ans pour repartir, j’aurais peut-être réfléchi à deux fois avant de virer le groupe (rires)… Au début, je voulais prendre six mois de vacances pour me débarrasser une bonne fois pour toutes de l’héroïne.
La chanson Why don’t you kill yourself était-elle autobiographique ?
C’était à propos d’un copain qui n’arrêtait pas de faire des overdoses et qui m’appelait à n’importe quelle heure du jour et de la nuit pour me supplier de venir le sauver. Et moi, je lui ai répondu par ce texte impitoyable : “Pourquoi ne vas-tu pas mourir ?” Je ne savais pas qu’un jour, je serais moi aussi dans un triste état. A part le sexe et la drogue, je n’avais plus un seul centre d’intérêt. Et encore, le sexe n’a pas duré très longtemps. Seuls les matches de foot arrivaient à me sortir de la torpeur. Je tenais une mi-temps, puis je m’écroulais, ratant à chaque fois le résultat final.
Regrettais-tu alors des paroles écrites des années plus tôt, des choses comme “Je flirte en permanence avec la mort” ?
Ça, c’était vraiment de l’arrogance adolescente. A l’époque, je me pensais invicible, je ne pensais pas une seconde à la mort. Mais avec l’héroïne, je suis devenu de plus en plus fragile, ces chansons ont vite perdu de leur romantisme. Quand on est à ce point dans la dope, on vit forcément dans un monde et une économie parallèles. C’est un sous-monde, parfaitement autarcique, où l’on achète et où l’on vend. La drogue devient une monnaie d’échange : plus on en achète, moins c’est cher. J’ai eu beaucoup de problèmes avec la police, avec la justice. Mais je m’en suis toujours miraculeusement tiré en passant au maximum une nuit au poste. Les flics avaient investi la maison face à la mienne, pour surveiller les allées et venues. Je devais avoir un ange gardien qui m’a fait éviter la détention. Tous mes copains qui ont fait de la prison en sont sorti bousillés ou criminels endurcis. Quelle connerie de mélanger le monde du crime et celui de la drogue qui, jusque dans les années 60, n’avaient rien à voir. La place d’un junkie est à l’hôpital, pas en cellule. Mais malgré tous ces coups du sort, je m’en suis finalement sorti indemme. Pourtant, récemment, en regardant toutes ces images de guerre à la télé, je me suis demandé s’il ne fallait finalement pas mieux vivre dans sa bulle, totalement coupé des réalités comme je l’ai été pendant si longtemps. Comme on dit en anglais, l’ignorance est une bénédiction.
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