Elitiste et provocateur, l’ex-réalisateur et toujours artiste Peter Greenaway revient à Paris avec 100 objets pour représenter le monde, un opéra qui signe l’arrêt de mort du cinéma. Discours (baroque) de la méthode.
Peter Greenaway est un charmeur. Intonations chaloupées, humour corrosif, regard bleu perçant, politesse de gentleman. Cet homme est un dandy. Réfutant toute signification mystique de ses énonciations numérotées, il les aligne pourtant avec l’obsession d’un serial-killer. Cinéaste unique, il nous a habitués dans ses films à tiroirs à ce qu’une image entraîne une idée qui entraîne une image. Une esthétique baroque, des corps en décomposition ou des noyés en série, Peter Greenaway s’intéresse à toutes les manifestations organiques et physiques, à toutes les transformations chimiques et esthétiques. Il déclare le cinéma mort mais pas l’image, et se tourne vers d’autres formes pour donner un support à ses lubies. CD-Rom, Internet ou installation, il n’hésite pourtant pas à reprendre le plus vieil outil artisanal, le théâtre, pour montrer sa dernière création : 100 objets pour représenter le monde, un prop opéra (« opéra d’objets »). L’objet, dans le vocabulaire de Greenaway, englobant aussi bien la brosse à dents que le bébé ; le titre n’est pas à prendre au pied de la lettre. Greenaway est un lecteur visionnaire de l’empire des signes doublé d’un ordonnateur maniaque. Chaque objet présenté contient en lui-même une déclinaison infinie : d’un stylo on passe à l’histoire du plastique pour arriver à l’écriture. Le monde qu’il met en scène dépasse l’entendement en trois dimensions, d’une plastique effrayante et presque trop belle. Jusqu’à l’écoeurement.
Quand vous étiez enfant, vous étiez collectionneur ? Comment est né le projet du prop opéra 100 objets pour représenter le monde ?
En 1971, les Américains ont envoyé dans l’espace une capsule contenant une série d’objets et de cassettes enregistrées censés donner une idée aux extraterrestres de ce que nous étions. C’était un projet américain, alors ils l’ont fait avec leur arrogance toute particulière, dans l’optique « Tout le meilleur pour le meilleur des mondes possibles ». Mais les choses ne sont pas comme ça. D’une certaine manière, j’ai repris cette idée à mon compte. Mais je n’ai pas voulu créer une vision du xxème siècle, j’ai voulu créer quelque chose qui aurait pu être compris au xvième siècle ou peut-être même avant. Quelque chose que l’on comprenne à New York, à Tokyo, à Vienne, à Rio de Janeiro. A l’origine de ce prop opéra, il y avait une exposition.
Tout cataloguer, c’est une obsession ?
C’est une manière de mettre l’individualité en exergue par la série. De la même manière que Monet dessinait les différents aspects de la cathédrale de Rouen. C’est aussi une des caractéristiques du pop-art. Cette forme, c’est ma culture, mon héritage, mon bagage. J’ai toujours été un grand collectionneur de tout et n’importe quoi. J’ai deux maisons pleines d’objets, j’ai beaucoup de mal à jeter. C’est une vaste question bien sûr, sûrement l’indication d’une rétention anale… Je suis peut-être effrayé par la dépossession, j’ai peut-être besoin d’être propriétaire. C’est sûrement tout ensemble !
Pourquoi cent objets ?
100 objets pour représenter le monde : c’est un titre très pédant, ça a un côté XVIIIème siècle. C’est une manière de se moquer de l’académisme, de jouer avec les notions de savoir, d’érudition. C’est très difficile d’imaginer que l’on va représenter le monde entier avec cent objets. Et il a été très facile de trouver les soixante premiers. J’ai fait ça en une matinée. C’est devenu plus complexe après le soixante et unième.
Y a-t-il un objet que vous préférez ?
Mon objet favori est le bébé. C’est probablement très dangereux de nommer un bébé « objet ». Mais en l’occurrence, dans le spectacle, une mère montre un enfant au public. On a là toutes les significations possibles : une image très belle qui représente la renaissance, la continuité, des notions positives et la manière insatisfaite dont nous menons nos vies. C’est aussi le symbole de la reproduction, une manière de remonter deux mille ans d’histoire, d’évoquer la représentation de toutes les Vierge Marie présentant l’enfant Jésus. La présentation ne dure que soixante secondes, pendant lesquelles le bébé peut rire ou pleurer.
Après le cinéma et les expositions, peut-on considérer que cet opéra participe de votre recherche d’une nouvelle forme de processus narratif ?
Oui, c’est une liste. La liste est un concept borgésien, calviniste. La liste, comme l’avarice, est un grand concept du XXème siècle. Elle est réductrice : elle vous donne les noms mais vous devez y mettre les verbes. Elle offre des possibilités infinies. Je crois qu’elle offre des stratégies qui pourraient être utilisées par de nombreux écrivains, musiciens… Prenez par exemple l’utilisation des chiffres par la musique contemporaine de Schoenberg, Berg, toute la musique composée à l’Ircam, tellement liée à l’ordinateur, à une création sans émotion, à une relation non physique à un monde fait de structures.
Mais vous n’avez pas peur que ce mode de création n’aboutisse à des oeuvres complètement froides ?
Non, pas du tout. C’est un terrible préjugé de croire ça. Pourquoi les ordinateurs seraient-ils froids ? Prenez le cinéma d’Hollywood. Il est tellement surchargé d’émotions et de sentiments qu’il en perd son odeur, en devient presque stérilisé. Il faut vraiment un équilibre entre les deux. Malheureusement, je crains que le cinéma ne s’adresse beaucoup trop au coeur et pas assez à l’esprit. Le cinéma est mort.
Pourquoi ?
Il n’y a plus de réalisateurs intéressants. Je suis persuadé qu’il n’y a plus aujourd’hui de production cinématographique intellectuellement stimulante. Parce que le cinéma ne satisfait plus l’imagination humaine, il est linéaire, prisonnier de la forme narrative. Il est tellement moral, tellement chrétien, il croit au Bien et au Mal, à la récompense, au happy-end, aux solutions. Que l’on parle de la dernière grosse production américaine ou d’un film intellectuel européen, il véhicule ces idées vieux jeu. Sur un siècle, pensez à tout ce qui s’est passé en littérature, depuis Tolstoï et Thomas Hardy jusqu’à Perec et Calvino. En peinture, depuis le post-impressionnisme jusqu’à Andy Warhol. Ces langages se sont transformés. Pas celui du cinéma. Les esprits vraiment intéressants, radicaux, ne cherchent plus à tourner de films mais travaillent sur les nouvelles technologies, se tournent vers les CD-Rom. Bill Viola m’intéresse bien plus que Scorsese. Le cinéma est coincé dans le syndrome narratif de Casablanca : le public continue d’aller au cinéma pour qu’on lui raconte des histoires.
Beaucoup de metteurs en scène de théâtre passent au cinéma mais vous êtes l’un des seuls à faire le chemin inverse.
Ce qui m’intéresse au théâtre, c’est que parmi le public, personne n’a le même angle de vue sur la scène. Personne ne voit la même chose. C’est pour cela que l’on a bâti une scène avec quatre écrans, de sorte que les personnes assises à gauche voient une tout autre image que celles assises à droite. Quelqu’un de vraiment intéressé pourrait revenir tous les soirs, changer de place à chaque fois et voir un spectacle différent. C’est impossible au cinéma. Dans une salle de cinéma, il n’y a qu’un bon fauteuil : celui qui est juste au milieu, face à l’écran, à la même place que le cameraman. C’est aussi pour cela que le cinéma est si décevant. Il ne se réinvente pas tous les soirs.
Mais n’a-t-on pas de toute façon l’impression que tout a déjà été dit ?
Bien sûr, tout a déjà été fait et dit. Mais on peut organiser les informations différemment. Il y a eu ces dernières décennies d’énormes changements. Ce désir de ne plus avoir un mode de pensée linéaire, c’est un changement révolutionnaire. Vous n’écrivez plus avec des stylos mais avec un clavier. Vous avez rompu ce lien magique entre la main et l’esprit. Et ça ne reviendra plus. La prochaine génération n’aura certainement plus besoin d’apprendre à former des lettres avec la main. Comme avec les logiciels de mise en page, de typographie. Peut-être est-ce le futur de l’écrit : une écriture devenue image. La plupart des oeuvres d’art sont restées inachevées : la chapelle Sixtine, Guernica, la Cinquième de Beethoven n’ont pas été finies. Parce que l’auteur en a eu assez, n’avait plus d’argent, a eu autre chose à faire… Désormais, grâce à l’ordinateur, les oeuvres d’art seront terminées.