En 1995, Pete Shelley, décédé jeudi à l’âge de 63 ans, se souvenaient magnifiquement de ses Buzzcocks la merveille punk de Manchester qui, la première, réconcilia les mélodies et la furie. Tranche d’histoire, émouvante et glorieuse.
Les Buzzcocks se sont reformés en 1989, après une pause de huit ans: ne pouvais-tu pas échapper à ce groupe ?
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Pete Shelley – Les chansons que nous avons enregistrées lorsque nous étions jeunes signifient beaucoup pour certains. Depuis que je suis relié à Interner, on m écrit énormément, les gens me racontent leur vie et à quel point les Buzzcocks en ont été la bande-son. Pourtant, j’avais totalement tourné le dos à cette aventure, j’avais quitté Manchester pour Londres. Steve Diggle, notre guitariste, me relançait de temps en temps. Pour l’éconduire poliment, je lui disais : « D’accord, mais à une seule condition: que tu réussisses à remettre sur pied le groupe tel qu’il était à notre séparation ». Je ne prenais pas trop de risques, car je savais que le bassiste Steve Garvey avait tout plaqué pour fonder une famille aux Etats-Unis et que le batteur John Maher ne s’intéressait plus qu’aux dragsters qu’il construisait. Je ne voyais pas l’intérêt de réouvrir le dossier, ça me paraissait triste et inutile. Et puis, il y a six ans, Steve Diggle m a forcé la main en reformant seul le groupe. La rumeur s’est propagée que les Buzzcocks étaient de retour, des promoteurs américains ont proposé une fortune pour organiser une tournée: trois semaines dans des conditions inespérées. Les uns après les autres, nous avons tous les quatre ravalé nos ranc’urs et notre fierté et nous sommes repartis ensemble. Pourtant, ça ne me manquait pas.
Avais-tu alors renoncé à la musique ?
Je bricolais dans mon coin, je tentais des remixes techno… J’étais pris au piège. Déçu par l’aventure Buzzcocks, par les échecs de mes albums solo, j’aurais volontiers abandonné la musique. Mais je ne sais rien faire d’autre. Tous les autres boulots nécessitent de se lever tôt et ça, c’est au-dessus de mes moyens. Je n’ai jamais pu supporter une vie structurée, je n’écoute que mon plaisir. Et parfois, la musique devient elle-même une routine… Même à l’époque où les Buzzcocks étaient au sommet, ma mère me demandait « Alors, Pete. quand vas-tu trouver un vrai boulot ? » Elle a enfin compris que j’étais un artiste. Une feignasse, quoi… (rires). Je me considère un peu comme un danseur : mon plaisir à créer est physique, je me sens devenir léger et gracieux. Chanter me procure un bonheur insensé, je suis vraiment triste pour les gens qui se contentent d’écouter la musique. Quoi que devienne ma carrière, je continuerai à chanter, pour moi, égoïstement.
Beaucoup de groupes influencés par les Buzzcocks ont connu le succès. En es-tu parfois jaloux ?
Au milieu des années 1980, je sentais que l’unique raison pour laquelle Steve Diggle voulait reformer le groupe était d’en découdre avec nos héritiers, de remettre les choses à leur place. Trop de monde pillait notre héritage sans que nous touchions le moindre dividende. Moi, le seul fait de savoir que nos chansons avaient compté viscéralement pour ces gamins suffisait à mon bonheur. C’est dans la logique des choses : on est sous les projecteurs et, au bout d’un moment, il faut laisser sa place. L’ombre ne m’a jamais fait peur. Car j’étais persuadé que, partout, des gens savaient que nous étions là en premier, des gens pour qui je continue de compter, d’exister. La gloire, c’était vraiment agréable, mais quel boulot Je n’avais même pas le temps de l’apprécier, car ma vie n’était alors qu’excès et folie.
En 1981, n’y avait-il aucune autre solution que de quitter le groupe pour retrouver la normalité ?
Je ne pouvais plus jouer le jeu. Je me rappelle avoir regardé un jour un documentaire où U2 jouait dans un stade italien. Sur les écrans géants passaient des visages choisis au hasard : ça n’avait pas l’air d’affoler le groupe que n’importe qui puisse venir à ses concerts. Tandis que moi, ça me foutait le moral à zéro. Plus les salles devenaient grandes, plus le public était vaste, plus je déprimais. J’avais l’idée naïve de ne jouer que devant les gens qui aimaient notre musique, jamais devant ceux que j’appelle les touristes, spectateurs en goguette qui viennent discuter et boire un verre… Pour moi, le public devait être connaisseur, concentré, comprendre parfaitement ce que nous chantions. Je refusais d’entrer dans la société du spectacle. Quand le pape donne la bénédiction, de son balcon à Pâques, combien sont là pour l’acte religieux, combien sont juste là pour prendre des photos et se balader en short à Rome. Si j’étais lui, je préférerais m’adresser uniquement aux croyants.
Prenais-tu plaisir à ne pas jouer le jeu ?
A l’école, j’étais toujours considéré comme un adorable gamin et, pourtant, je passais mon temps à chercher les failles dans le système. Ce n’était jamais crapuleux, jamais grave, mais toujours retors : le but était de demeurer dans la légalité tout en tirant un maximum d’avantages du système. Je me suis donc immédiatement senti chez moi quand le punk-rock a débarqué. Soudain, j’ai rencontré d’autres tricheurs, d’autres gentils filous. Depuis 1973, je fonctionnais comme ça, en mentant un peu, en m’arrangeant avec les règles. Avec mon groupe, on louait au pasteur de Leigh (entre Manchester et Liverpool) son église pour organiser des concerts les samedis soirs. On faisait payer 150 F l’entrée, ça finançait nos semaines. A l’école aussi, j’avais trouvé des petits arrangements : j’étais allé voir les profs afin d’organiser mes cours, changer les horaires, si bien que j’avais quatre jours libres par semaine. Je leur faisais croire que j’allais étudier seul à la bibliothèque, mais, en fait, je passais ma vie dans une arrière-salle, à fumer et à parler de musique.
Étais-tu une terreur ou obtenais-tu ces avantages en douceur ?
J’étais calme, poli et silencieux. J’obtenais des bonnes notes, je n’ai reçu de châtiment corporel qu’une fois dans ma vie. Je passais miraculeusement à travers les mailles du filet et si je me faisais piquer, je me débrouillais toujours pour me justifier. J’ai fini ma scolarité sans une heure de colle. Pourtant, les autres écoliers ne me faisaient pas de cadeaux, me trouvaient trop bizarre et se moquaient de moi. Plutôt que de me tabasser, ils me forçaient à chanter de vieilles chansons de marins. Je n’ai jamais compris pourquoi. Chaque année, j’attendais l’été car, alors, enfin, les cours de sport devenaient humains. C’était la saison de l’athlétisme et de ma spécialité : la course de fond. Et, surtout, cela voulait dire que je n’avais plus à jouer au foot ou au rugby. Je détestais les contacts physiques. Pendant que je courais seul dans les bois, j’inventais des petites chansons, réfléchissais à des paroles. Je cultivais l’image bizarre que je traînais à l’école, je voulais vraiment être différent de la masse. Je me passionnais pour les soucoupes volantes, les histoires d’extraterrestres. A la cantine, je donnais des conférences sur le sujet. A la maison, c’était l’indifférence on ne m’encourageait pas à pousser plus loin ma passion pour la musique, mais on ne me décourageait pas non plus. C’était le « laisser-faire » (en français). A la fin des années 1960, les sciences étaient encore un sujet fascinant, dans lequel j’excellais à l’école. On avait l’impression qu’il y avait un nouveau monde à découvrir, de participer à une aventure.
Quand la musique a-t-elle pris le pas sur les sciences ?
Noël 1968. Mon frère a reçu un électrophone, le premier à la maison. Avec les gamins de mon âge, on profitait de l’absence des parents de l’un des nôtres pour organiser des petites fiestas dans les maisons désertées, où l’on écoutait les disques en buvant du cidre. La musique est alors devenue mon ciment social, mon lien avec les autres. Pas loin de chez nous, il y avait un magasin de disques d’occasion où je passais ma vie à acheter ou à échanger des singles. Très vite, j’ai réussi à acheter l’intégrale des 45t des Beatles, avec lesquels j’ai commencé à comprendre comment construire une chanson. Et le 4 janvier 1970, je touchai, pour la première fois, une guitare. Je me souviens de la date, car elle est inscrite dans mon journal intime de l’époque. « Aujourd’hui, il pleut, je m’ennuie. Je vais piquer la guitare de mon frère et essayer de jouer. » Un joli petit carnet rouge, où je notais tout. Je n’avais rien d’autre à faire ; c’était avant que la télé ne diffuse des programmes dans la journée. Quand j’étais vraiment trop désoeuvré, je passais l’après-midi à Manchester. J’allais grignoter tout ce qui était en dégustation gratuite dans les rayons alimentation des grands magasins et traîner dans les magasins de disques ou d’instruments.
Rêvais-tu de plaquer Leigh et ta famille ?
Je n’étais pas assez violent pour prendre de telles décisions. Je lisais mes livres dans mon coin, sage comme une image. C’est mon frère qui se faisait engueuler, qui était impliqué dans de sales histoires. Moi, j’étais assez heureux, je ne souffrais pas de claustrophobie dans cette petite vie. Mon rêve, c’était de faire une cassette d’une de mes chansons et d’aller dans l’une de ces petites villes touristiques du bord de mer où, pour quelques pièces, on pouvait presser un flexi-disc. Les gens s’en servaient pour s’envoyer des petits mots, mais moi, je voulais sortir mon disque. Pendant des années, je me suis laissé porter en attendant le jour où je serais enfin un musicien, la seule voie envisagée. Franchement, qu’aurais-je fait de mon diplôme d’électronicien ? Réparer des télés toute la journée ? Plutôt crever. Pour repousser une fois de plus la vie active, j’ai démarré d’autres études philosophie et littératures européennes comparées. C’était ma revanche sur toutes ces années d’école où l’on m avait interdit de m’intéresser à l’art ou à la littérature pour me gaver de maths et de sciences.
Dans ton milieu, s’intéressait-on à l’art ?
Ni à l’art ni aux sciences. Mon père avait commencé par réparer des machines au fond des mines, puis il avait gravi l’échelle sociale en se spécialisant dans les suspensions hydrauliques des avions.
Nous étions propriétaires de la maison, ce qui était plutôt rare à l’époque. Notre famille fut l’une des premières à emménager dans un lotissement qui se voulait haut de gamme, loin des cités ouvrières de Leigh et près du terrain de cricket. Comme j’avais plutôt bien réussi ma scolarité, je me suis retrouvé dans un lycée de bon niveau, avec la crème de la crème (en français)… Je ramassais des 19/20 en physique, tout le monde était convaincu que je trichais. C’est d’ailleurs un problème lorsque je joue au Trivial Pursuit, on m’accuse de lire les réponses à l’avance. C’est vers cette époque, en 1972, que j’ai formé mon premier groupe, Kogg. A l’époque, tout le monde jouait de la guitare, mais les batteurs étaient les rois comme ils étaient très rares, on se les arrachait. On devait les respecter, alors que les guitaristes remplaçants ne manquaient pas. Nous, on reprenait Jumping Jack Flash, le Cherry Red des Groundhogs. N’importe qui voulait être Hendrix, mais moi, je préférais devenir Bolan, Bowie ou Lou Reed. Les autres étaient choqués que je refuse de jouer du heavy-metal. J’étais assez snob, je racontais que j’admirais Yoko Ono, ça énervait même ma mère. De 1973 à 1975, j’ai formé les Jets of Air, qui ont fini par s’évaporer faute de trouver un batteur stable.
A cette époque, tu as quitté la maison familiale pour aller étudier à Bolton, près de Manchester. Comment as-tu vécu cet apprentissage de la liberté ?
A Bolton, j’ai pu obtenir une chambre dans une grande maison tenue par le syndicat des étudiants. Ma copine pouvait rester avec moi, j’ai pu vivre toutes ces expériences propres aux étudiants. On ne va pas à l’université pour étudier, mais pour découvrir la vie et ses excès (rires)… Dans cette maison, j’avais trouvé une salle vide au sous-sol, où j’avais installé ma guitare et mon ampli. J’étais très naïf, je me contentais d’écrire mes petites chansons en pensant que les maisons de disques étaient des forteresses imprenables. Je me sentais condamné à rester en marge car je refusais de jouer dans les bars. Qui aurait pu boire de la bière en écoutant mes reprises de White Light/White Heat ou de Roxy Music ?
Et à la rentrée d’octobre 1975, j’ai trouvé (le punk). Tous ces vieux qui vénéraient les instrumentalistes se sont sentis menacés par la nouvelle génération. Ça faisait des années qu’ils prenaient des cours de guitare, qu’ils suaient pour jouer comme Clapton et, soudain, des merdeux incompétents sortaient des disques, s’affichaient dans la presse. Le punk a été un formidable pied de nez à tous ces cons de musiciens.
Y a-t-il eu, dès le départ, une scène à Manchester
J’ai très vite rencontre Mark E Smith au Ranch Bar, qui était en train de monter The Fall en référence à La Chute de Camus. Il était furieux car il aurait voulu baptiser son groupe The Outsiders, d’après L’Etranger, mais le nom était déjà pris. Et puis, il y avait Morrissey, qui était connu chez les punks sans pourtant quitter sa chambre, d’où il écrivait des lettres très drôles à la presse musicale. Peu de temps après, l’Electric Circus, une boîte légendaire à Manchester, a ouvert ses portes. De plus en plus de groupes sont venus jouer, la ville s’est réveillée. Nous y avons joué en octobre 1976 avec les Londoniens de Chelsea, avec Billy Idol à la guitare. Nous étions contents d’être à l’écart de la capitale. Le temps que les potins nous arrivent, les nouvelles n’étaient déjà plus fraîches.
Si bien qu’une scène autarcique s’est créée à Manchester, avec ses propres groupes et ses fanzines. A Londres, l’industrie musicale était trop proche, elle créait chaque jour de nouveaux groupes punks. A Manchester, on se serrait plus les coudes car on en bavait plus. Les groupes locaux venaient trouver les Buzzcocks pour des conseils. Un jour, quatre types timides sont venus me demander comment s’y prendre pour démarrer un groupe. Ils tenaient déjà le nom StiffKittens. Ils sont ensuite devenus Warsaw, puis Joy Division (sourire). Quand les groupes londoniens montaient à Manchester, nous les sortions. Je me souviens d’une soirée avec Les Pistols dans un pub bizarre de la ville, dont le plafond était tapissé de culottes de femmes, toutes gracieusement offertes au patron (rires). Les Pistols adoraient l’endroit, y emmenaient Clash et les autres.
Y avait-il une rivalité avec Londres ?
Jamais. Quand McLaren a organisé à Londres son festival Scream on the green, le tout premier concert de Clash, il nous a également invités. Un mois après, il nous a réinvités au 100 Club. Nous avons été le dernier groupe punk à y jouer (rires). Et ensuite, nous avons pu participer à l’Anarchy Tour, avec les Clash et les Pistols, en remplacement des Danzned. C’était excitant de venir à Londres, de rencontrer de nouvelles têtes comme Siouxsie Sioux. Nous avions l’impression d’être dans l’œil du cyclone, de participer à un mouvement important. Il suffisait de bouger le petit doigt pour déclencher une tempête. Personne n’avait encore osé toutes ces choses. On s’imaginait que c’était interdit par la loi de jouer si vite et si mal. Et là, on découvrait que tout était permis une belle invitation à l’anarchie, à l’activisme.
Nous adorions manipuler la presse, les gens. C’était même l’idée première du punk : un grand jeu de rôle. Un peu comme ceux qui ont commencé à se jeter des ponts avec un élastique aux pieds. Au début, on les a pris pour des fous mais, rapidement, des gens ont compris que ce n’était pas seulement de la frime et un goût idiot du risque. Certains ont vite vu le côté créatif des punks, qu’ils inventaient leur style, leur musique, leurs repères. Nous, nous n’avions pas Malcolm McLaren et Vivienne Westwood pour inventer nos vêtements, alors on se débrouillait avec les moyens du bord : des chaussures de football à crampons, des frusques chinées d’Emmaüs. Beaucoup moins haute couture que les Pistols (rires)… Le père d’une copine était chiffonnier et parcourait les villages avec son cheval et sa carriole. Quand il rentrait de tournée, je fouinais dans ses caisses. Le bonheur. Devoto ne supportait pas certaines de mes fringues, il avait même enterré mon imperméable fétiche dans son jardin. Lui était plus snob, il portait des sacs en plastique de boutiques parisiennes à même le corps (rires). Tout le monde le prenait pour un gosse de riche, alors qu’il venait d’un quartier violent et infect. Il s’était éduqué seul.
Les autres Buzzcocks étaient-ils aussi instruits que vous deux ?
Nous adorions lire. Diggle passait son temps à dévorer Dostoïevski et Thomas Hardy. Devoto nous passait des bouquins, des disques. De fil en aiguille, on découvrait des noms, des choses comme le situationnisme. Bowie était un bon professeur : il nous racontait comment il avait emprunté son style d’écriture à Burroughs et nous, on courait acheter Burroughs. C’était déjà grâce à lui qu’on connaissait le Velvet, Warhol. Les Pistols employaient le mot « anarchy » et nous, on cherchait à découvrir les origines, les maîtres à penser. Quand on allait chez Devoto, on avait le sentiment d’aller à la bibliothèque. Il m impressionnait beaucoup. Car s’il avait exactement les mêmes disques que moi, il en possédait d’autres, des centaines, dont je n’avais jamais entendu parler.
Comment as-tu compris que le mouvement punk battait de l’aile ?
Ça a duré jusqu’en 1977 et là, c’est devenu différent. Les groupes ont commencé à signer avec des multinationales, à rentrer dans le rang. C’est pourquoi nous avons sorti notre premier single, Spiral scratch, sur notre propre label, dès 1977. Personne n’avait encore fait ça, on pensait tous que seules les grosses maisons de disques et les vrais groupes avaient le droit de sortir des disques. Mais on s’est vite rendu compte que c’était facile, que l’idée contraire avait été entretenue par les compagnies elles-mêmes. Tout le monde nous traitait de fous, nous jurait qu’on allait rester avec tous les disques sur les bras. Mais nous avons emprunté cinq cents livres auprès d’amis – ils nous ont donné leurs bourses universitaires – ou de mon père, qui avait souscrit un emprunt pour moi. Nous avons loué un studio pour une journée, à la grande horreur des techniciens des lieux, et avons réussi à enregistrer et à mixer quatre titres dans le temps imparti. Puis nous sommes allés à l’usine, avons dessiné la pochette et avons commandé mille singles. Le jour où il est sorti des presses, j’ai acheté deux infectes bouteilles de vin espagnol pour célébrer ce moment historique, en priant pour qu’on en vende la moitié. Une semaine après, tout le stock était parti. Et chacun a récupéré son argent, mon père était soulagé.
Pour votre premier album Another music in a different kitchen (1978), vous avez signé avec une major. La légende veut que Devoto ait quitté le groupe parce qu’il considérait ce geste comme une soumission.
Nous avons choisi cette maison de disques car notre interlocuteur était Andrew Lauder, qui avait signé Hawkwind, Can, Neu ou, plus tard, les Stone Roses… Quand il a signé les Buzzcocks, il ne nous a pas dit de faire ci et de changer ça, mais « Que pouvons-nous faire pour vous aider, vous guider afin de mener à bien vos désirs ». Ce n’est pas du tout pour ça que Devoto est parti, en mars 1977. C’est en fait parce qu’il s’est fait engueuler par son responsable de thèse à l’université, qui lui a dit qu’il fallait faire un choix entre la musique et les études. Il venait de ramer pendant trois années à la fac, il n’avait pas envie de tout gâcher en choisissant les Buzzcocks à quelques mois des examens finaux. Il a choisi la fac, a raté son diplôme et a finalement formé Magazine. Mais nous sommes, jusqu’à ce jour, restés amis.
Étais-tu ravi d’être enfin le seul leader du groupe ?
Je n’ai jamais fait claquer le fouet pour reprendre le groupe en main. Nous nous laissions porter par nos envies, sans véritable réflexion à long terme. Toutes les idées étaient bonnes à prendre, les miennes comme celles des autres. J’aimais bien être devant, sous les projecteurs. J’avais l’impression d’être le chef d’orchestre, le violoniste d’une formidable square-dance qui englobait autant les Buzzcocks que le public. Et puis, j’écrivais les paroles -ce qui comptait plus que tout pour moi. J’arrivais à m’exprimer dans mes textes avec beaucoup plus de précision et d’honnêteté que dans la vie de tous les jours. Comme c’était très artificiel, je n’hésitais pas à avouer l’indicible. Répéter un refrain dix fois de suite, par exemple, peut donner un poids insensé à des mots simples. Hors chanson, la même chose aurait semblé ridicule : on m’aurait traité de fou.
Tous mes messages, je les faisais passer ainsi, en me planquant derrière les chansons. Les gens concernés se reconnaissaient parfaitement, ça me faisait un bien fou. C’était la seule façon d’évacuer mes colères, mes rancoeurs, car j’étais incapable de dire aux gens ce que je pensais vraiment d’eux, ce que je ressentais. Mon jeu, c’était de contrer systématiquement les chansons de Diggle. Quand il écrivait en accords majeurs, une chanson gaie, je plaçais mes textes les plus sombres, les plus personnels. Mais s’il écrivait en accords mineurs, si la mélodie était triste, alors je chantais des choses légères. C’était très déroutant. J’aimais quand Diggle me proposait une jolie petite mélodie : ça voulait dire que les gens aimeraient la chanson, la siffloteraient pendant des semaines avant de se rendre compte à quel point le texte était cafardeux.
Un autre trait fascinant de tes paroles était cette manière de ne jamais écrire dans la peau d’un homme ou d’une femme ?
Morrissey a également trouvé ça fascinant, il a bâti toute sa carrière là-dessus. Si j’écrivais ainsi, c’est parce que ma sexualité était plutôt ambiguë. Comme je suis bisexuel, je peux écrire aussi bien avec un point de vue masculin que féminin, je sais ce que les uns et les autres ressentent. Mes chansons pouvaient ainsi toucher tout le monde, il me fallait une énorme discipline pour maîtriser en permanence ce style asexué. Dans Ever fallen in love, impossible de savoir qui est cette personne qui n’arrête pas de s’amouracher d’amants impossibles. Personne, à l’époque, n’écrivait de choses aussi personnelles. Pas un mot n’était innocent ou gratuit. Je passais ma vie à tomber amoureux des mauvaises personnes – à 40 ans, je n’ai malheureusement pas changé.
N’était-ce pas parfois gênant sur scène ?
Ce n’est pas l’endroit idéal pour être effarouché. Je ne dis pas qu’on doive obligatoirement se mettre à nu, dévoiler les tréfonds de son âme, mais l’honnêteté est un devoir : il faut dire la vérité, même si on joue avec. C’est possible, même dans une gentille petite pop-song de trois minutes. Le succès, pour moi, c’est ça : toucher et émouvoir les gens. L’argent, les honneurs, c’est fugitif. Mais être un exemple pour les gens, c’est le grand honneur. Je me couchais après chaque concert avec le sentiment d’avoir servi à quelque chose.
Jamais les Buzzcocks n’ont chanté de textes politiques…
J’ai toujours pensé que j’aurais l’air d’un petit orateur perché sur sa caisse à savons, haranguant les badauds avec ses mensonges. Il y avait toujours deux personnes dans mes chansons, « toi » et « moi » – et je n’ai jamais trouvé ça trop limité. La vie de tous les jours était un sujet inépuisable. Si l’on m’avait mieux traité, j’aurais été heureux et j’aurais pu aborder d’autres sujets. Pour écrire comme les Clash, il faut être dans la position de l’observateur. Moi, j’étais plus acteur que témoin, je racontais ma vie, j’essayais d’y mettre un peu d’ordre. Je n’arrivais pas à donner des ordres aux gens alors je leur faisais des confidences.
On a souvent dit qu’il y avait, dans les Buzzcocks, une lutte permanente entre les aspirations rock’n’roll du guitariste Diggle et ta passion pour la pop-music.
Diggle voudrait être ce personnage très rock, mais même ses chansons les plus dures ne le sont jamais. Il est beaucoup trop fin pour ça. On s’engueulait en permanence. Le succès n’arrangeait rien. Moi, j’avais toujours eu tendance à croire que les gens célèbres n’étaient physiologiquement pas comme nous, qu’ils vivaient dans un monde parallèle et inabordable. Et quand ça m’est tombé dessus, je me suis encore plus replié sur moi-même. J’avais l’impression qu’on me prenait pour un autre, qu’il y avait erreur. Ça ne pouvait pas être moi qu’ils cherchaient à rencontrer. J’avais l’impression qu’on me séparait de force des personnes avec qui je devais vivre, qu’on m’arrachait à leur amitié de manière irréversible, qu’ils ne me regarderaient plus jamais du même oeil. Quand je les rencontrais, ils me disaient : « Ce que je pourrais te dire est sans intérêt par rapport à ce que tu vis. Moi, je ne suis rien. » Il y avait eu erreur d’aiguillage. Les Buzzcocks ne méritaient pas tant de succès : nous avions commencé en jouant la musique la plus bordélique qui soit, de la pire manière qui soit. Je me sentais comme un sale imposteur.
Au fil des albums, tes chansons sont devenues de plus en plus sombres et perturbées. Avais-tu l’impression de perdre pied ?
Nous enregistrions et tournions trop : ça a accéléré le processus de destruction qui, de toute façon, était inévitable. Je n’étais pas fait pour être heureux. Je n’avais plus une seconde à moi et, quand par miracle je parvenais a m’échapper, j’étais incapable de me détendre. Mes dépressions ont commencé à devenir un boulet pour le groupe. De plus en plus, je refusais de jouer le jeu, les compromis. La ligne du groupe se durcissait de jour en jour, j’étais intraitable. Je devenais dingue, j’ai même écrit plusieurs chansons là-dessus. Plus je vieillissais, moins je voyais de raison d’être là, en vie dans un tel chaos. J’ai essayé d’en finir un jour en avalant un tube de barbituriques et, le lendemain matin, je me suis réveillé comme une fleur (sourire)… Là, j’ai compris qu’il fallait mieux être un être humain malheureux qu’un goret jovial (rires).
Mon plus gros problème, c’était la drogue. Vers 1979-1980, je bouffais des acides en permanence, je croyais que c’était l’outil idéal pour l’auto-analyse : une jolie petite psychanalyse en couleurs, avec rencontres de Dieu, du sens de la vie et de la mort (rires). C’était une période très intense. En studio, je me cachais sous la table de mixage et n’émergeais que pour enregistrer le chant, quand mes visions cauchemardesques me lâchaient enfin. Je ne pouvais plus enregistrer sans être défoncé. Et la dernière tournée, avec Joy Division en première partie, a été éprouvante. Je me laissais porter, mes nuits étaient intolérables.
Il était de plus en plus difficile de me motiver, de croire aux Buzzcocks. J’avais peint un plancher en oubliant de m’aménager un chemin pour sortir de la pièce et là, j’étais pris au piège dans un coin. Il me fallait inventer un nouveau personnage, quitter cette peau de chanteur des Buzzcocks. C’est la raison pour laquelle j’ai plaqué le groupe et entame, avec Homosapien (1982), une carrière solo. Je suis revenu aux synthétiseurs, l’instrument avec lequel j’enregistrais – depuis 1974 et mon école d’électronique – des petits trucs dans mon coin. Avec les Buzzcocks, je me sentais de plus en plus à l’étroit. Les autres voulaient continuer à vivre peinards sur nos recettes, sans prendre le moindre risque. Alors que, moi, je voulais en découdre avec Kraftwerk, tourner le dos aux pop-songs. Avec Homosapien, j’ai préfiguré pas mal de la vague électronique qui est arrivée ensuite.
Comment te sentais-tu après la séparation ?
C’était comme la fin d’une liaison sentimentale. J’avais tout fait pour qu’on s’aime, mais le couple ne s’est pas comporté comme je l’avais imaginé. On se faisait la gueule, on ne s’aimait plus : à quoi bon rester ensemble ? J’étais triste et, surtout, soulagé. Car j’avais trouvé une nouvelle histoire d’amour, intense et passionnelle, avec mon premier album solo. Pourtant, le groupe était loin d’avoir dit son dernier mot, il restait du potentiel. Mais les problèmes humains, financiers, les relations avec la maison de disques, avec le management devenaient trop pesants. Pendant des années, nous avions enregistré sans arrêt, sortions un album tous les sept ou huit mois. Là, nous étions au point mort en raison des problèmes administratifs : je n’écrivais plus car je déteste travailler dans le vide, composer sans un but précis. La maison de disques nous laissait pourrir dans notre coin, sans nous prêter le moindre intérêt. J’étais choqué que les Buzzcocks soient traités avec une telle légèreté. Le mal était fait : ils ont réussi à saper le moral des troupes. Je n’avais pas le choix : il fallait tuer le groupe. Je ne pouvais pas le laisser se diluer.
Depuis votre séparation, en 1981, des dizaines de groupes ont revendiqué votre influence. Était-ce frustrant ou réconfortant ?
Quelques années après notre séparation, le NME a publié un article rétrospectif sur les Buzzcocks. J’avais l’impression très dérangeante de lis mon oraison funèbre: « Un groupe essentiel et fabuleux ». J’ai dû me pincer le bras pour me convaincre que j’étais bien toujours vivant (rires), Nous, on n’avait pas la moindre idée de faire une musique importante. On était dans notre petit monde, la tête dans le guidon. Mais très vite, j’ai reconnu notre influence chez les autres. On ne dira jamais assez à quel point les Smiths se sont servis chez nous. Mais la réhabilitation est enfin en marche : avec Elastica et compagnie, on admet enfin notre influence, on m’interroge sur le sujet. Nous nous sommes contentés de passer le relais : nous l’avons reçu des mains de Bowie, du Velvet ou de Bryan Ferry et nous l’avons passé à Morrissey ou Supergrass… Lou Reed a beaucoup plus de raisons que nous d’être furieux de sa descendance. Que de crimes commis en son nom.
Propos recueillis par JD Beauvallet
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