Dans un coffret opulent, les Beach Boys exhument le chantier de leur Pet sounds, meilleur album de pop-music de tous les temps selon de nombreux avis fréquentables. L’occasion, à travers des dizaines de versions inédites, de constater que le génie de Brian Wilson doit plus à un travail de titan qu’à une quelconque intervention des cieux. Avec Sean O’Hagan, leader des High Llamas et sommité de wilsonisme, visite des fouilles.
Le projet était dans l’air depuis plusieurs années : la publication d’un coffret regroupant les meilleures sessions de Pet sounds, album fondamental de la musique populaire, régulièrement élu meilleur album de tous les temps par des journaux du monde entier. Des bouts d’enregistrements pirates incomplets et une tonne de rumeurs, sans cesse démenties, sont venus s’ajouter à ce spectacle mythico-médical que constitue, depuis trente ans, l’histoire des Beach Boys. Finalement, on doit la parution de ce coffret au bon sens qui prévaut actuellement au sein du groupe et à l’aboutissement d’un effort de longue haleine pour remettre Brian Wilson et son groupe à leur vraie place : une source d’influence décisive sur toutes les compositions populaires de la fin du xxème siècle. Cette réédition consiste en un mixage stéréo de l’album, une version mono remasterisée, une version avec les voix isolées et, plus intéressant, des prises successives de chansons à différents stades du chantier. Ces prises inédites donnent un éclairage fascinant sur la manière dont fonctionnait le cerveau musical de Brian Wilson. Il s’agit des traces sonores sur la méthode et l’élaboration de quelques-uns des arrangements les plus stupéfiants et expérimentaux de la composition pop. En 1966, Brian Wilson travaillait sur un 4-pistes. Il enregistrait les fondations des chansons sur trois des quatre pistes. Au lieu de rembobiner la machine à chaque faux départ, il laissait courir la bande, donnait le signal pour une nouvelle prise, changeait instantanément les arrangements et discutait des modifications avec les musiciens présents. C’est un cadeau rare d’entendre Brian, le visionnaire autodidacte, faire preuve d’une compétence intuitive avec l’élite des musiciens de sessions de Los Angeles. A l’écoute de ces instants volés, les sessions en elles-mêmes paraissent détendues et bon enfant, bien que les idées sujettes à négociations fussent, elles, radicales et complexes.
La croyance populaire veut que les Beach Boys soient à l’origine un groupe d’harmonies vocales. Je crois pour ma part que les Beach Boys furent les premiers représentants de l’avant-garde de la composition moderne. Pet sounds a eu du succès un succès avant tout critique parce que les arrangements y étaient à la fois intelligents et radicaux. Entendre ces patchworks orchestraux, le mariage étrange de certains instruments, la texture du son respectée par un mixage quasi instantané, demeure un véritable éblouissement. Sloop John B donne un aperçu de la virtuosité des musiciens de studio, particulièrement au moment où les guitaristes improvisent sur la grille d’accords, comme si trois Charlie Christian auditionnaient dans la même pièce. Quant au final, ce groove martelé par le batteur Hal Blaine et le bassiste Carol Kaye, il préfigure sûrement l’avènement du krautrock (si, si, sérieusement). L’utilisation audacieuse d’une contrebasse avec une basse électrique donne cette étrange coloration au morceau Pet sounds et à Caroline no. Sur Let’s go away for a while, les timbales se débattent contre le rythme de la guitare classique, elle-même couplée à un piano quasiment inaudible. Sur l’original de l’album, je ne m’étais jamais rendu compte qu’un accordéon insufflait le tempo sur Wouldn’t it be nice, et c’est une découverte précieuse. Sur tous ces morceaux, Brian Wilson envoûte les musiciens, ouvrant et fermant leurs micros pour modifier la dynamique de leurs performances, accordant finement les arrangements et, comme il a été dit souvent, jouant du studio comme d’un instrument autour duquel s’articule une conception musicale personnelle et unique. D’habitude, le mixage m’apparaît comme un compromis. Un morceau mixé est censé être l’accomplissement d’un travail mené à son stade final. Ce qui n’est pas nécessairement son stade le plus intéressant. Je crois qu’un mixage brut et fonctionnel (comme utilisé aujourd’hui pour l’overdubbing) ou, comme on l’appelle, un « monster mix », a un charme inégalé. Il y a un frisson décisif à écouter un son qui, à peine enregistré, est transformé (trop fort). La bizarrerie de cette étape dans le processus d’enregistrement est irremplaçable et rarement évoquée. Ces backing tracks, les fondations des chansons, ne sont rien de plus que les bases de la vérité historique. Dans la musique pop, nous débattons constamment de l’envie ou non de sortir des limites de paramètres identifiables. Mais quand tout est dit et fait, nous retournons à ces niches confortables comme des chiens perdus. Ces backing tracks peuvent nous apprendre une chose ou deux.
De même pour les morceaux a cappella. C’est pratiquement un sans-faute. Travaillant sur un 4-pistes, Brian rassemblait les backing tracks sur une piste ce qui en libérait trois pour les voix, luxe relatif mais luxe quand même. Inutile de dire que ces performances a cappella constituent des oeuvres à part entière. La voix principale est systématiquement doublée (deux prises de voix identiques), l’harmonie vocale est impeccable de justesse et le contrepoint furieusement original. Je dois dire que j’ai écouté ces chansons dans l’attente perverse que les patchworks vocaux montreraient quelques imperfections… En pure perte. Les Beach Boys sont infaillibles.
En partant, à leur demande, les rejoindre aux Etats-Unis pour une collaboration qui n’a finalement jamais vu le jour, j’ai eu le privilège d’entendre récemment chanter les Beach Boys à peu de distance. Je dois admettre qu’ils sonnaient terriblement bien. Les tonalités ont été baissées pour tenir compte des effets de l’âge et le fils d’Al Jardine, Matt, chante toutes les parties de falsetto. Mais le rendu, trente ans après, arrive à la hauteur de l’original. Après avoir dit tout ça, je me demande tout haut : « A quoi ça sert ? » Le coffret contient une merveille l’historique des différentes étapes des arrangements. Les morceaux a cappella, bien que splendides et imposants, ne nous en disent pas beaucoup plus long sur les Beach Boys. Nous sommes habitués à ces performances vocales. Elles étaient déjà là dans le mixage original. Néanmoins, être témoin des backing tracks en train de se faire est une invitation dans la troisième dimension de Pet sounds : vous connaissez le goût, mais vous n’êtes pas sûr de la provenance ni de la nature des ingrédients.
Quoi qu’il en soit, ce coffret nous donne quelques clés pour éclairer notre relation avec Brian Wilson et notre perception de son travail. Il est unanimement reconnu que Brian Wilson, l’architecte musical de Pet sounds, qui décida de ne plus participer aux concerts des Beach Boys, a réussi à concevoir une vision musicale personnelle seulement jusque-là décelable sur deux morceaux Today et le single Guess I’m dumb, qu’il a produit pour Glenn Campbell, l’homme qui le remplaçait en tournée. L’homme que nous voyons ici aux manettes, en pleine possession de ses moyens, dessine sa vision en tirant parti de la personnalité des musiciens, avec précaution et tact. Une vision qui ne se serait pas matérialisée autrement. La maîtrise de Brian est rassurante. C’est un adulte, un professionnel. Pet sounds est une réalité. Trop longtemps, Brian Wilson n’a pas été considéré comme un simple mortel, un être fait de chair et d’os. La campagne orchestrée par leur homme d’affaires Derek Taylor en 1966, visant à le faire passer pour un génie, était pertinente et excitante, mais il y a un effet pervers : la déification de Brian.
Le Brian déifié est ce personnage d’un autre monde vivant dans un enfer assombri d’intrigues, d’altération de la personnalité et d’égarements. Son entourage psychiatres véreux, gardes du corps, collaborateurs plus ou moins proches s’est dit le témoin de l’isolement du « génie ». Ils émettent des hypothèses et des rapports souvent douteux sur l’endroit où se trouve véritablement notre ami Brian Wilson. Et la musique se drape dans le même manteau. Elle devient une « expérience religieuse ». Elle vient de quelque part là-haut de l’espace. Elle devient spirituelle et du coup, nous perdons le contact avec elle. En réalité, rien n’est spirituel, mais le résultat d’un effort humain. Un art de mort dans une expérience humaine. Accepter la déification de Brian Wilson, c’est perdre le contact avec la musique.
L’écoute de ces backing tracks balaie cette idée mystico-prêchi-prêcha. Elle confirme que Brian est/était un producteur/compositeur faillible, compétent et immensément doué qui travaillait avec des musiciens géniaux et qui a eu la chance de changer le cours de la musique populaire. Il riait, était trop sérieux parfois, mais il se conduisait comme un être humain rationnel les pieds sur terre, maître d’oeuvre musical.
Comme le faisait remarquer David Leaf, le biographe officiel des Beach Boys, Brian Wilson abandonna le jeune mouvement psychédélique, encore et toujours obsédé par le post-blues et les guitares. Il en sortit confus et désorienté. Son ambition dans la composition et son expérimentation dans les arrangements orchestraux ne trouvaient aucun écho, on le trouvait hors de propos hors du temps. Pour la première fois, mais pas la dernière, le conformisme léthargique de la musique rock se mit d’accord pour étouffer un possible nouveau départ musical. Il a fallu trente ans pour trier les torchons des serviettes, l’essentiel du dispensable. Nous savons maintenant où se situe Pet sounds dans l’histoire. Il y a beaucoup à apprendre de son esprit d’aventure et d’exploration. Alors, tenons-nous en à ça. Désormais, il est temps de regarder devant soi.
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High Llamas, Cold and bouncy,V2/Sony.
Sean O’Hagan
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