A 40 ans, à un âge où la pop-music ne s’aventure jamais, les Pet Shop Boys demeurent la plus estimable machine à tubes anglaise, la seule à savoir faire aussi malicieusement rimer fiel et miel. Sous-estimé à sa sortie estivale, leur dernier Bilingual ne cesse depuis de révéler sa stupéfiante schizophrénie : bambocheur mais totalement déprimé, léger mais pourtant miné par un mal-vivre énoncé comme jamais avant.
En compagnie du rare et attachant Neil Tennant, petite leçon de vie à l’usage des garçons modèles.
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La musique des Pet Shop Boys a toujours été irréelle, immatérielle. Que fuyais-tu dans la réalité ?
Neil Tennant Gamin, j’avais besoin de m’échapper de toute ma réalité. De l’école d’abord, que je détestais. Il y régnait une attitude néfaste, on n’y encourageait que le sport le football était là-bas une obsession. On préparait surtout les jeunes au permis de conduire : conduire une voiture à 17 ans semblait être le seul but recherché. Je m’y ennuyais à mourir, j’attendais beaucoup plus de la vie. Je refusais de rompre, de rentrer dans le rang. J’ai compris très vite qu’une « vie normale » n’était pas pour moi : la musique paraissait la seule sortie de secours. Surtout qu’en dehors de l’école, la vie n’était guère plus réjouissante. Je détestais vivre dans les faubourgs de Newcastle : il me fallait une existence stimulante, intellectuellement riche. A la maison, la culture ne comptait pas. Je devais me débrouiller seul pour les livres. Cette faculté qu’a l’école de dégoûter les enfants à la fois des arts et des sciences ne cesse de m’émerveiller : on sait se servir d’un ordinateur, mais on ignore tout de la beauté. C’est sans doute pourquoi je trouve que le monde s’enlaidit de jour en jour. Je regrette amèrement qu’on n’ait jamais essayé d’ouvrir mes yeux à l’esthétisme quand j’étais enfant. Il y a un grand vide dans ma vie.
Comment s’est exprimé, en premier lieu, ce rejet de la « vie normale » ?
Dès que j’ai pu, j’ai rejoint une troupe de théâtre de Newcastle, le People’s Theatre, fondé par George Bernard Shaw dans les années 20. De 11 à 18 ans, j’y ai joué et écrit. Je n’étais pas très doué sur scène mais j’adorais l’écriture, mêler les mots et la musique. Ma chance, c’était d’avoir de amis goinfres d’aventures. Nous passions nos week-ends et nos vacances ensemble, vivions comme dans un conte de fées… Rêver à notre futur était notre principale occupation : untel deviendra pop-star, untel acteur. C’était notre façon à nous d’échapper à la réalité.
Vous preniez-vous au sérieux ?
Ecrire des chansons était, pour moi, une activité primordiale. Je n’arrêtais pas. A 16 ans, en 71, j’ai monté un groupe, Dust, dont l’heure de gloire est d’avoir enregistré une session pour la radio locale de Newcastle. Nous jouions du folk car c’est tout ce que nous pouvions faire avec nos deux guitares sèches. Un étrange mélange entre les Beatles et l’Incredible String Band. Les textes étaient plutôt réussis. Mais alors que les autres voulaient avancer dans la voie folk, moi je voulais accentuer notre côté pop. J’ai donc formé un autre groupe, où j’essayais de faire le plus de bruit possible avec ma petite guitare sèche. J’ai invité un copain à venir jouer des bongos avec moi pour faire comme T. Rex. Mais après un seul concert, j’ai dû tout abandonner pour aller étudier à Londres. Là, j’ai continué à composer, je faisais régulièrement le tour des maisons d’édition pour vendre mes chansons. Elles étaient systématiquement intéressées, mais me trouvaient encore un peu vert. J’allais dans leurs bureaux et je leur jouais mes ballades au piano, c’était agréable. Heureusement qu’ils m’ont refusé : ça m’a permis de finir mes études d’histoire, de mûrir, de bosser dans l’édition chez l’éditeur Marvel Comics ou au magazine adolescent Smash Hits. Ça m’a permis de continuer de rêver, de fantasmer : je travaillais le jour et composais la nuit, je m’imaginais devenir une pop-star cachée, menant une double vie.
Le fait que tu écrives si jeune des chansons faisait-il de toi une curiosité à Newcastle ?
Je n’en parlais à personne ils n’auraient pas compris. A l’époque, la musique anglaise était aussi morose qu’aujourd’hui. Tous ces groupes comme Ocean Colour Scene me rappellent le rock progressif d’alors, Spooky Tooth, Jethro Tull, Free, Savoy Brown… Je haïssais leur sérieux, leur réalisme, me réfugiais toujours dans les chansons des Beatles, T. Rex ou Bowie. Je me doutais alors que j’étais vaguement gay même si je sortais toujours avec des filles, qui venaient me chercher à la sortie de l’école. J’étais fasciné par l’idée même de célébrité, je pensais que ce serait la plus belle revanche possible sur toutes ces brutes. Et le jour où It’s a sin est devenu notre premier numéro 1 en Angleterre, le directeur de mon école est devenu fou de rage, a demandé à être interviewé dans le journal de Newcastle pour dire que cette chanson était une pure invention, que jamais personne n’avait été aussi maltraité dans son établissement. Il a utilisé des mots d’une dureté terrible à mon égard, disant que tout le monde me détestait. Alors que c’était l’inverse : c’est moi qui détestais tout et tout le monde (rires)… Et cette année, ils ont eu le toupet de m’écrire pour me demander si je ne voulais pas financer leur nouvel atelier vidéo.
Ton école était catholique. As-tu conservé de cette éducation un sentiment de culpabilité ?
On a tendance à surestimer la culpabilité catholique. Moi, je continue à être attiré par la symbolique catholique, par sa beauté. Je trouve qu’on a beaucoup perdu le jour où on a arrêté de donner les messes en latin, je les trouvais mystérieuses et belles j’étais alors enfant de chœur et je suis toujours capable de réciter une messe en latin, de chanter les cantiques. Même si je ne me considère plus catholique aujourd’hui, je me surprends parfois à prier… Le côté intellectuel, logique, de ma personnalité refuse de croire en Dieu. Mais l’autre moitié, superstitieuse et primitive, s’en remet parfois à lui.
En quoi étais-tu si différent des autres pour les haïr à ce point ?
J’avais d’autres ambitions qu’eux, je visais plus haut. J’avais un besoin de m’exprimer qui n’avait pas vraiment l’air de les travailler au corps. Mon grand plaisir était d’écrire des chansons, j’y bossais très dur. J’étais très exigeant, très sélectif. Nous refusions catégoriquement de baisser les bras, de nous laisser emporter par la facilité, la fatalité. Nous n’acceptions pas n’importe quoi mais nous ne savions pas vraiment comment nous définir. C’est quand Bowie a émergé que nous avons enfin trouvé notre famille : c’est lui qui a tout cimenté. Il est venu jouer au City Hall de Newcastle en 72 et la salle n’était qu’à moitié pleine. On avait l’impression de faire partie d’un club privé surtout qu’à l’école, tout le monde s’était moqué de nous : « Quoi ? Vous allez voir cette tapette ? » Aimer Bowie à l’époque, c’était prendre position, choisir un camp, presque entrer en résistance contre le gros rock.
Gardes-tu une nostalgie de l’adolescence ?
Personne ne m’a fait de cadeaux mais ça ne m’empêchait pas de m’amuser, de profiter de ma jeunesse. Comme nous ne faisions que ce qui nous plaisait, refusant tout compromis avec la vie, nous étions heureux. Si bien que nous n’avons même jamais eu recours à la drogue ou à l’alcool pour nous évader : nous n’en avions pas besoin. Ma trouille, en devenant adulte, était de devoir abandonner cette frivolité, cet humour, cette légèreté. Il fallait donc éviter à tout prix d’accepter l’âge adulte comme une fatalité. C’est uniquement pour ça que j’ai fait des études : repousser l’échéance. Et aussi pour venir à Londres ce qui m’apparaissait comme une étape cruciale. Et je n’ai pas eu tort : ma vie a basculé le jour où j’y suis arrivé. Je ne suis jamais retourné à Newcastle ensuite. Je me suis retrouvé à partager un appartement avec un étudiant en mode, c’est lui qui m’a emmené pour la première fois de ma vie dans un night-club le Chaguaramas, qui allait devenir quelques années plus tard le Roxy, haut lieu du punk-rock. Je trouvais ça fantastique, moi qui n’avais jamais pu sortir en boîte à Newcastle, jamais bu ces cocktails onéreux.
As-tu parfois envisagé de te ranger, te marier, fonder une famille ?
Le problème, ça n’a jamais vraiment été de me marier et d’avoir des enfants quoique je déteste les enfants. Ce qui m’effrayait le plus dans l’idée de me ranger, c’était de travailler dans un bureau ou de devenir représentant. Je voulais que ma vie soit fascinante. Même quand j’étais étudiant, je refusais les petits boulots d’été empaqueter les haricots surgelés par exemple. J’ai réussi à me trouver une place dans le département des manuscrits au British Museum. C’était en 73, je suis allé passer mon entretien avec un invraisemblable costume blanc, des chaussures de femme et les cheveux teints en rouge. J’ai suivi le responsable des manuscrits à travers un dédale de couloirs et d’escaliers en colimaçon que je n’arrivais pas à grimper avec mes talons aiguilles et après une journée d’entretien, il m’a accepté. C’était fabuleux, j’avais accès à des documents comme Le Messie écrit de la main même d’Haendel, je traînais dans les sous-sols parmi de gigantesques livres reliés, où étaient rassemblés les manuscrits de Churchill, je découvrais des passages secrets dissimulés derrière les bibliothèques… Je trouvais l’endroit très sexuel, on racontait que des couples étaient régulièrement retrouvés enlacés dans la section des livres illustrés. Encore et toujours dans un monde irréel. Et en même temps, je me rendais compte qu’il suffisait de vraiment vouloir quelque chose pour que ça devienne une réalité : j’avais rêvé de ce boulot, je l’avais obtenu. Une confiance qui ne m’a jamais abandonné par la suite.
Quelle vie tes parents avaient-ils imaginée pour toi ?
On se disputait en permanence. Ma mère avait une mission pour moi : elle avait décidé que j’irais à l’université de Cambridge elle adorait la ville pour y être restée pendant la guerre pour ensuite travailler à la BBC. Quand je suis rentré comme journaliste à Smash Hits à 27 ans, ils ont sérieusement marqué le coup : ils pensaient que j’étais enfin rangé en tant qu’éditeur pour les bandes dessinées Marvel Comics ; eh non, je revenais à la frivolité ! Ça ne s’est pas arrangé quand j’ai quitté cet emploi finalement assez respectable pour me lancer à corps perdu dans l’aventure Pet Shop Boys. A la maison, on ne parlait jamais de choses sérieuses, comme du sexe. Je n’avais aucune envie d’en parler avec eux de toute façon, ça ne les regarde pas. Mais dans les années 80, il y avait suffisamment d’articles dans la presse racontant que j’étais gay pour qu’ils soient au courant. Moi, je n’ai jamais voulu affirmer publiquement que j’étais homosexuel. Ça ne me paraissait pas opportun : les Pet Shop Boys touchaient alors un public très jeune, je préférais demeurer énigmatique. J’adorais les commentaires, les spéculations que pouvaient susciter nos paroles. Ça stimulait les imaginations, ça aurait été dommage de jouer carte sur table… C’est une ambiguïté, un doute que j’aime chez Bowie, chez Morrissey. Jimmy Somerville, ça n’a rien de bien fascinant, rien de mystérieux : juste un activiste gay devenu musicien. Une fois, une seule, j’ai parlé de mon homosexualité à un journaliste. Après avoir lu l’article, mes parents m’ont immédiatement téléphoné pour me réconforter, sans le moindre reproche. En vieillissant, ils ont assoupli leurs principes. J’avais surtout peur qu’ils deviennent la risée de leur quartier : les gens de cette génération sont incroyablement homophobes. Pour eux, « pédé » est la plus grosse insulte. Je me souviens d’un déjeuner chez une tante qui venait d’apprendre qu’une relation de golf était homosexuelle. « Quand je pense que je l’ai même invité à dîner ici ! », fulminait-elle. Je ne savais plus où me mettre. Qu’allait-elle penser de son célèbre neveu homosexuel ? D’un autre côté, je trouve qu’on a vraiment tendance à surestimer la sexualité dans notre société. Les médias sont beaucoup plus obsédés par le sexe que l’homme de la rue. Ce n’est pas aussi important que ça.
Comment as-tu vécu, quelques années après ton arrivée à Londres, l’explosion punk ? Dans le NME, tu as été parmi les premiers à parler des Sex Pistols.
C’est vraiment une erreur de parcours. J’étais totalement extérieur au mouvement. Il s’est juste trouvé que début 76, je suis allé voir les Sex Pistols en concert au Nashville. Tout ça parce qu’un copain à moi le photographe et vidéaste Eric Watson était alors à l’université, où il connaissait un copain des Pistols. Pour nous, ils étaient plus un groupe comique qu’un groupe violent : Johnny Rotten se curait le nez, le batteur ressemblait à un mec des Rubettes… Mais ce soir-là, Sid Vicious était dans le public et cognait les hippies avec une chaîne de vélo. Il y avait du sang partout. Aujourd’hui, dans les encyclopédies, on lit que ces premiers concerts des Pistols attiraient des centaines de punks, qui pogottaient comme des dingues. C’est faux, il n’y avait que quelques touristes australiens qui portaient des doudounes. Il n’y avait que six punks. Cette violence m’a choqué, j’ai écrit au NME, qui a publié ma lettre. On la trouve dans la biographie officielle des Sex Pistols. Dit comme ça, ça fait sommité, spécialiste : en fait, ça a été mon premier et dernier concert punk hors de question de revivre la terreur que j’avais subie à Newcastle à l’époque des skinheads. Je me contentais de rester chez moi, dans ma chambrette de King’s Road, à écouter mes singles punks et à écrire mes petites chansons.
Tu n’avais pas envie de te jeter à l’eau, de former ton propre groupe ?
C’était inconcevable. Je ne pouvais pas me permettre de faire partie d’un groupe, les amplis étaient trop chers. Quelle corvée : acheter une guitare, louer un van, répéter dans une cave ! J’étais épuisé avant même de commencer. Une fois, une seule, j’ai pris mon courage à deux mains et suis allé passer une audition pour faire partie d’un groupe. J’ai traversé tout Londres ma guitare sèche à la main et le type m’a dit « Tu es trop bon, tu vas me faire de l’ombre, je veux qu’on ne joue que mes chansons. Casse-toi, forme ton propre groupe. » Et il avait raison : je lui aurais piqué sa place, je ne voulais pas être un musicien anonyme au service d’un songwriter. Mais j’ai laissé couler et, arrivé en 1980, j’ai tiré un trait sur ma carrière de pop-star. Je me trouvais trop vieux, dépassé. J’avais 26 ans, ce n’était pas raisonnable de débuter à cet âge-là, les gens commençaient à me regarder bizarrement quand j’affirmais vouloir chanter. Je n’ai finalement démarré qu’à 31 ans, en quittant Smash Hits et en rencontrant Chris Lowe par hasard. Là, les gens pensaient vraiment que j’étais maboul. Je me disais « Après tout, Brahms a composé sa première symphonie à 50 ans » (rires)…
Qu’est-ce qui t’a convaincu chez Chris Lowe ?
On s’est rencontrés par hasard dans un magasin et j’ai immédiatement aimé son sens de l’humour, à la fois très tordu et puéril. Il se fichait totalement de sa crédibilité, osait aimer des disques que moi, trop snob, je m’interdisais d’aimer : Body talk d’Imagination ou Saturday night fever. Moi, je n’aurais jamais admis écouter de telles choses chez moi, j’étais comme il faut, j’écoutais Elvis Costello. Chris serait foutu d’adorer un disque des Schtroumpfs, il n’a aucun préjugé. Il m’a rendu beaucoup plus tolérant, moins intégriste. C’est lui qui a fait entrer les synthés dans ma vie. Lui et un album sorti à l’époque de notre rencontre : Homosapien, le premier album enregistré par Pete Shelley en quittant les Buzzcocks. C’était la première fois qu’on mariait de façon aussi intelligente la guitare pop et les synthés. Quand on a commencé à répéter, Chris essayait de couvrir ma guitare avec ses claviers, il haïssait cet instrument qu’il jugeait dépassé. Il n’arrêtait pas de me dire d’écrire des paroles plus sexy, moins introverties. Il m’entraînait dans des clubs néoromantiques, comme le Camden Palace, et après, à 3 h du matin, on rentrait à pied en traversant la moitié de Londres, en discutant à perdre haleine de musique, d’avenir. Après un an, en 82, on a décidé de faire une première maquette, quatre heures de studio à 60 f l’heure. Le résultat était concluant mais Chris a dû repartir à Liverpool, où il étudiait l’architecture. Pendant deux ans, il est revenu chaque week-end à Londres, où on trouvait toujours un moment pour jouer ensemble.
Sa rencontre a-t-elle changé certains traits de ta personnalité ?
Il m’a apporté le rythme. Je n’avais jamais envisagé de lignes de basse sur ma musique auparavant, jamais utilisé de boîte à rythmes. Il avait cinq ans de moins que moi et c’est un véritable hédoniste ce que je ne suis pas du tout. Il était alors étudiant et après à peine un an, il traînait déjà un découvert de plus de 20 000 f à la banque. Pour lui, devenir une pop-star était une nécessité économique. Jamais je ne l’ai vu inquiet, tout ce qui comptait était s’amuser : je n’aurais jamais été capable d’une telle insouciance, je l’admirais pour ça.
Avais-tu parfois l’impression d’avoir la responsabilité d’un gamin ?
Chris vient d’avoir 37 ans et pour moi, il en aura toujours 19. Ce que j’aimais chez lui, c’est qu’il était différent de mes amis. Ce n’était pas un artiste, mais un jouisseur. Il est cependant, à sa façon, un intellectuel, capable de faire exploser tous les barrages qui se placent sur sa route, têtu comme une mule. Si moi, quelquefois, je préfère laisser couler, lui ne s’avoue jamais vaincu.
En écoutant les Pet Shop Boys, on est toujours surpris par ce miraculeux équilibre entre la mélancolie de tes textes, de ta voix, et le côté festif des machines, des refrains.
Il y a effectivement des chansons totalement Neil, des chansons totalement Chris et quelques-unes qui sont parfaitement Chris et Neil. Les miennes, ce sont celles qu’on imaginerait chantées par McCartney (rires)… Mais je n’ai pas le monopole des chansons tristes. Par exemple, tout le monde s’imagine que Behaviour est vraiment mon disque. Alors que c’est en fait Chris qui a voulu cette teinte si mélancolique. Aujourd’hui, il déteste ce disque mais à l’époque, c’est lui qui a rejeté toutes les chansons pop. Je l’ai vu pleurer à chaudes larmes à la fin de comédies musicales avec Liza Minnelli. Pourtant, son truc, c’est vraiment les trucs pour garçons qui veulent s’éclater.
N’est-ce pas frustrant d’enregistrer des chansons qui ne te représentent pas toujours ?
Je ne me suis jamais senti mal à l’aise dans une de nos chansons, j’aime être pris à contre-pied par Chris. Je détesterais être seul maître à bord et n’avoir que mes idées pour nos chansons. Je trouve que Chris améliore mes morceaux pas qu’il les gâche. Et si je veux jouer avec ma guitare sèche, j’ai tout le loisir de le faire sur nos faces B. Je ne suis jamais jaloux en écoutant les disques des autres, je n’ai jamais l’impression qu’ils jouissent de plus de liberté que moi. Chris dirait sans doute « Si ça ne tenait qu’à moi, je n’enregistrerais jamais les ballades neurasthéniques de Neil », mais je trouve qu’on fait l’un et l’autre le moins de compromis possible. Nous tentons de maintenir en vie ce rêve de gamin : n’en faire qu’à notre tête. Alors bien sûr, notre maison de disques nous trouve difficiles, nous traite sans doute de branleurs dans notre dos. Mais il y a une logique derrière chacun de nos refus.
Behaviour s’impose au fil des ans comme un classique. Aviez-vous alors soif de reconnaissance artistique après avoir triomphé dans les charts ?
Nous n’avons jamais recherché la crédibilité, c’est une quête ridicule que je laisse volontiers aux autres pop-stars. Notre chance, c’est de ne pas croire en l’importance de la presse. Nous sommes contemporains de beaucoup de mouvements, mais nous n’avons jamais suivi personne. Je pense d’ailleurs qu’au niveau du design, du son, nous avons souvent été en avance sur la mode. J’ai récemment retrouvé un magazine du milieu des années 80 où nous avions acheté une publicité : elle sort vraiment du lot. Les autres font vraiment très eighties, la nôtre fait déjà nineties, avec sa typographie sobre, sa mise en page minimaliste. Nous avons inventé ce style qui est aujourd’hui partout. Nous avons été le dernier groupe des années 80 et le premier groupe des années 90. Nous avons organisé la rencontre entre la pop-music et la dance. Chris a préfiguré l’attitude des musiciens techno d’aujourd’hui. Ce qui est triste, c’est qu’on retienne surtout l’image, l’emballage. En Angleterre, c’est comme si les gens n’écoutaient pas nos paroles, n’y entendaient encore et toujours que de l’ironie. Il n’y a que les Français et quelques personnes d’âge mûr pour prendre nos chansons au sérieux. Curieusement, nous sommes également très respectés par nos pairs. Beaucoup de musiciens désirent jouer avec nous. Ils pensent au début que nos chansons sont simplettes mais s’aperçoivent vite de leur complexité. Il faut les voir essayer de reprendre nos morceaux, l’air ébahi (sourire)…
Quand tu écris certaines paroles à l’ambiguïté salace, penses-tu aux adolescentes qui vont chantonner ces textes ?
C’est un plaisir. L’idée de base des Pet Shop Boys était la suivante : écrire de la pop-music très abordable dont les paroles seraient insensées, aborder des sujets tabous dans ce milieu. J’aime que des petites filles de 14 ans chantent « I love you/You pay my rent » (Je t’aime/Car tu paies mon loyer). Je n’ai compris cette chanson, Rent une histoire de prostitution masculine , que très récemment. Et c’est pourtant moi qui l’ai écrite.
Comme Bowie, les Pet Shop Boys ont toujours su s’entourer de musiciens ou de producteurs en vue le meilleur moyen de ne jamais vieillir.
Nous avons ça en commun avec Bowie : nous sommes des collaborateurs, toujours prêts à travailler avec l’extérieur. Mais pas comme des vampires, pas comme Bowie. Nous ne faisons venir les gens que pour effectuer les tâches qui nous paraissent insurmontables ou pour affiner notre musique. Nous n’avons pas suffisamment confiance en nous pour nous passer de consultants, nous nous demandons toujours si ce que nous venons d’achever vaut le coup. J’ai besoin de ces avis extérieurs même si, à l’arrivée, ces producteurs sont invités pour travailler pour les Pet Shop Boys, pas avec eux. Personne ne peut toucher à notre identité, ils ne peuvent intervenir que sur des détails. La vérité, c’est que nous sommes paresseux : produire est trop fatigant.
Pourquoi, alors, accepter de le faire pour Bowie ou Blur ?
Parce que c’est très drôle de faire un disque des Pet Shop Boys avec la musique des autres. Que ce soit pour Girls & boys de Blur ou Hello spaceboy de Bowie, nous nous sommes totalement réapproprié le morceau. Quand Chris a découvert le morceau de Bowie, il a failli jeter l’éponge : trop rapide, presque 150 bpm, quasiment pas de mélodie… La seule solution était de recommencer de zéro, de ralentir le rythme, de piocher un peu partout dans la chanson pour bricoler un refrain digne de ce nom… Quand j’ai expliqué ça à Bowie au téléphone, il a été glacial : « Ne bougez pas, j’arrive tout de suite au studio. » On était certains qu’il allait nous engueuler, mais il a joué le jeu en rigolant, il a même accepté de chanter avec son vieil accent cockney. Il n’arrêtait pas de demander, dans le micro d’ordre, avec sa plus petite voix : « Qu’est-ce que tu en penses, Chris ? » Et de l’autre côté de la vitre, Chris était, comme à son habitude, avachi et à moitié endormi sur le canapé : « J’en sais rien, pourquoi tu me demandes à moi ? » Pour moi, ça comptait vraiment, il a été déterminant dans ma vie. J’étais fier de rajouter des paroles à sa chanson, de réintroduire le Major Tom dans un texte de Bowie… Ça n’est arrivé que trois fois : sur Space oddity, sur Ashes to ashes, sur Hello spaceboy… J’ai fait croire à Bowie que son Major Tom était prisonnier d’une station orbitale russe et que le gouvernement d’Eltsine n’avait plus assez d’argent pour le faire revenir sur terre. Il m’a juste répondu « Ah, c’est là qu’il était. Je me demandais vraiment ce qu’il était devenu. »
L’image a toujours été une composante primordiale des Pet Shop Boys. Avec Bilingual, soudainement, vous disparaissez : peu d’interviews, de très rares photos. Pourquoi ce retrait ?
Nous étions allés au bout des choses à la sortie de Very, en portant d’immenses chapeaux pointus, des vêtements ahurissants, des uniformes russes. Il fallait du courage pour se montrer ainsi. Mais petit à petit, les gens se sont habitués à cette surenchère, ça ne surprenait plus personne. Il fallait redevenir une énigme, nous retirer. Et puis notre musique est devenue plus réaliste, nous avons quitté notre monde de rêve, de comédie musicale, pour redescendre sur terre. Tant pis pour les rumeurs que cet effacement ne manquera pas de lancer, tant pis si les gens pensent qu’il y a un secret à cacher. Je suis devenu plus timide avec l’âge, plus conscient de moi-même. Le profil bas devenait nécessaire. Bilingual est trop personnel pour faire le pitre.
Tu parles de ton homosexualité avec une franchise inédite sur Metamorphosis. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour écrire une telle chanson ?
C’est la chanson la plus personnelle de ma vie. Malgré quelques plaisanteries çà et là, elle raconte vraiment mon parcours. Plus jeune, j’ai tout fait pour lutter contre mon homosexualité. Je ne voulais pas être gay, je voulais me marier, fonder une famille. Au début des années 70, la communauté gay était caricaturale, incroyablement efféminée. A la fin des années 70, c’était encore pire, avec ces clowns à moustache, tout en cuir noir. Je trouvais ça épouvantable. A vrai dire, je n’ai jamais trouvé la communauté gay très sexy (rires)… J’ai toujours refusé de me conformer aux stéréotypes, ça me rappelait les clans de l’école : ceux qui achetaient un abonnement chaque saison pour aller voir jouer Newcastle United, ceux qui écoutaient Led Zeppelin… Il existe actuellement un club homo qui s’appelle Anti-Gay : uniquement des homos qui détestent les gays. Je signe des deux mains : je ne vois pas en quoi ma sexualité devrait définir ma vie culturelle. Le sexe, ce n’est pas un hobby, un loisir, un sport. Je ne couche qu’avec des gens pour qui j’éprouve des sentiments très forts. Un coup tiré vite fait en douce, ce n’est pas mon truc. Ça ne m’est pas souvent arrivé, je ne trouve pas ça très glorieux.
Est-ce venu avec l’âge ? Tu n’as commencé à parler de ton homosexualité que quelques jours après ton quarantième anniversaire.
En atteignant la quarantaine, mes copains ont tous marqué le coup. Moi, ça ne me faisait rien, alors j’ai décidé de célébrer mon quarantième anniversaire en annonçant que j’étais effectivement homosexuel. Seule ma vanité s’est trouvée affectée par cet anniversaire : on me prend souvent en photo et je n’ai pas envie de paraître décrépi. Mais je ne m’en suis pas mal tiré, comme je le chante sur Survivor : je suis passé à travers tous les pièges que me tendait la vie. Beaucoup de mes amis sont morts et à leur enterrement, je repense à mes vingt dernières années, à ma vie d’adulte. J’ai de la chance d’être un survivant quand je revois tous ces morts, tous ces suicides autour de moi. Je finis par avoir honte d’être toujours vivant.
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