Avec un premier album d’une maturité affolante, le chétif Irlandais Perry Blake est la première révélation de ce printemps : une voix abyssale et un art maniaque de l’arrangement en Technicolor. Grandi loin des hommes, loin des jeunes, à quelques kilomètres de côtes irlandaises propices au romantisme.
A force de passer son rock au peigne fin, la presse anglaise a eu sur la reproduction les mêmes effets désastreux que les infâmes qui cherchent, dans les sous-bois, les cèpes et les girolles au rateau. En bousillant le terreau avec leurs grosses bottes, les journalistes seront bientôt réduits à ne manger que du champignon de Paris et en boîte, en plus. Car il suffit qu’une guitare sorte de son étui à Manchester, qu’un clavier se branche sur un ampli à Bristol pour qu’immédiatement l’onde de choc soit ressentie jusqu’à Londres excitation uniquement régie par le grave besoin d’être le premier sur les lieux du crime, interdisant de musique les vieux ou les récidivistes.
Ainsi, en Angleterre, on a l’impression que la musique est uniquement une maladie de la jeunesse, interdite de rides : il suffit de voir avec quel mépris sont aujourd’hui traités d’anciens jeunes (Guy Chadwick, Nick Cave, Julian Cope, Ian McCulloch) pour se convaincre d’une navrante évidence : Leonard Cohen, se découvrant une voix et une guitare la trentaine largement entamée, n’aurait sans doute jamais osé se lancer en Angleterre. Une dictature du jeunisme à laquelle échappent parfois miraculeusement quelques singletons terrés pendant des années dans leurs caves ou leurs greniers, laissant mûrir leur écriture loin des sagouins du recensement. On se souvient ainsi de Blue Nile ne sortant de sa remise de Glasgow que déjà bien adulte, magnifique de maturité. On se souvient aussi avoir vu, particulièrement fascinés, des groupes devenir adultes en public : My Bloody Valentine, Talk Talk, Radiohead mais ils ne sont pas légion. Car l’exposition hystérique des oisillons donne souvent des groupes sans ailes, au vol aussi court que mortel et ce, sans même évoquer les jolies plumes massacrées à même l’oeuf. Qui se souvient de bourgeons aussi prometteurs que Shop Assistants, Wild Swans ou Easterhouse, immédiatement fanés, grillés par les gros projecteurs ?
Des bienfaits de l’isolement : en grandissant loin des hommes qui savent, loin des loisirs faciles et disponibles, sur une côte irlandaise à peine desservie par l’électricité, Perry Blake aura eu beaucoup de temps pour modeler patiemment ses désirs, leur forger du caractère. En se lançant à 27 ans, Perry Blake cache ainsi soigneusement toute trace de chantier : cet homme-là est achevé. « Je suis content d’avoir attendu, de n’avoir pas sorti de disque à 21 ans, car j’étais alors faux, ma musique n’avait aucune profondeur, j’étais frivole. Je fais pourtant de la musique depuis treize ans, mais je sens que ça n’a un intérêt que depuis deux ans. Ces chansons, les sentiments qu’elles contiennent, je les traîne depuis l’enfance. Mais je n’aurais pas été capable de les mettre en scène comme aujourd’hui. Et pourtant, chaque chanson que j’écris me ramène à l’enfance, à ce bonheur seul le ton a changé. Nous vivions au bord de la mer, je passais mon temps tout seul, ce qui m’en laissait beaucoup pour gamberger. Ma mère avait 45 ans lorsque je suis né, mon père presque 50… J’étais le petit dernier, ma soeur a seize ans de plus que moi. Je n’ai pas vraiment eu de jeunesse, toujours entouré d’adultes. J’étais considéré comme un excentrique ce qui est une qualité dans un pays aussi rigide que l’Irlande. Ça a été une enfance d’une tranquillité impensable, en pleine campagne. Comme mes parents étaient toujours fatigués, j’ai très tôt été livré à moi-même. J’ai donc toujours été romantique et mélancolique, mais sans aucun nombrilisme : c’est ce qui arrive quand on se retrouve ainsi confronté à une nature écrasante, au rythme très marqué des saisons. »
Avant même de savoir que ses parents avaient aujourd’hui passé le cap des 70 ans, on avait déjà trouvé un côté « fils de vieux » à la musique de Perry Blake, une maniaquerie de vieux garçon, de jamais jeune. Privé d’enfance car élevé à l’hospice, Perry Blake n’a ainsi jamais goûté à la frivolité de la pop-music, déjà fan de Nick Drake et de Leonard Cohen à un âge où il aurait dû jouer avec des billes (Jam). Même ses arrangements ont des gueules de fils de vieux, les pantalons trop courts, les manières vieillottes. « Mes premiers souvenirs de musique sont tous liés à un minibus que possédaient mes parents, où nous écoutions la radio. Un jour, en route pour les vacances une plage, toujours la même, à vingt kilomètres de chez nous , nous avons entendu Do you know the way to San José?, écrite par Bacharach pour Dionne Warwick. Ça a été un choc énorme. Plus tard, grâce aux copains de ma soeur, j’ai pu écouter très jeune Bowie, T. Rex… A 15 ans, ils ont essayé de m’initier à Nick Drake mais j’ai eu peur. Quelques années plus tard, je me suis senti prêt pour cette tristesse, j’ai alors été bouleversé par certaines chansons de Tim Buckley ou Scott Walker… La musique est devenue quelque chose de très sérieux. Mais pas moi : je ne souscris pas au mythe de l’artiste renfermé, torturé. J’aime picoler, j’aime la vie, quand la musique m’en laisse le temps c’est-à-dire jamais. Car côté vie privée, contrairement à Cohen, je suis un homme à femmes complètement raté. »
On ne se fiera désormais plus aux voix : de Jay-Jay Johanson à Perry Blake, on attendait des mâles posés, du coffre fort, de la virilité de pub Gillette pas ces gringalets. Comme chez le Suédois, la voix est ici traitée avec des égards maniaques. « Ça me sidère de voir à quel point les voix sont négligées dans la musique actuelle. Pendant des années, j’ai détesté la mienne, mais désormais je ne suis plus intimidé. J’aurais l’impression d’être un tricheur si je retenais ma voix, l’impression de dire aux gens « Vous ne me méritez pas ». C’est sans doute une habitude d’une autre époque que de prêter autant d’attention à la voix. C’est pour ça que je l’ai enregistrée dans une église de campagne, entouré de fleurs, de bougies et de velours bleu : pour ne pas être inhibé par le studio, pour me laisser aller. Si on écoute bien, par moment, on entend les chauves-souris crier dans le clocher… J’étais tellement obsédé par le moindre détail qu’il m’a fallu plus d’un an pour enregistrer ce disque. »
Ce qui est le plus étonnant, chez ces fils de vieux aux bonnes manières archaïques, c’est le moment où les hormones commencent à jouer des tours, à titiller la sagesse. Chez Perry Blake, la rébellion se passera sans crête sur la tête, sans épingles à nourrice, sans guitare maltraitée sa seule concession au vacarme étant une passion saugrenue pour les voitures de rallye. Une rébellion sage mais malade, qui ressemble bien à sa musique, capable elle aussi, dans son classicisme d’apparence, d’inquiétants dérapages. « Comme j’étais plutôt timide et que je m’ennuyais, je faisais des conneries bizarres. Je transportais sans arrêt un tube de Super-Glu et je collais tout ce que je pouvais : les cendriers aux tables des cafés, les coupes de café aux sous-tasses… Mon plus beau coup, c’est le jour où j’ai vu un prêtre sortir de sa voiture en laissant la portière ouverte. J’ai emprunté son appareil photo sur la banquette et j’ai pris plein de photos de mes fesses et de mes couilles… J’imagine sa tête en venant chercher ses tirages au supermarché. C’était une révolte tranquille, sournoise. Ça m’a rendu très pervers. Pendant des années, j’ai été convaincu qu’on m’avait kidnappé, que c’était une erreur tragique si j’habitais dans le nord-ouest de l’Irlande. Alors je me vengeais. Je voulais être Austin Powers, habiter à Londres. »
On aimerait savoir ce qui flotte dans l’air qui lacère les côtes du nord-ouest de l’Irlande, de quelle dépression est né ce grand vent, de quel monstre est sortie cette démesure : en moins de vingt kilomètres de côte mal fichue, on a déjà relevé deux songwriters ahurissants, deux créatures apportées là par on ne sait quel courant, siphonnées par le grand souffle de l’Ouest. Car pas très loin de Perry Blake grandissait, en même temps, dans une vie aussi austère et dans des rêves aussi colorés, une autre anomalie locale : Neil Hannon, l’homme de plus en plus seul de Divine Comedy ce cabaret en train de virer cirque. « Pas loin, il y a aussi mon ami Brendan, de Dead Can Dance… Et un type incroyable de 53 ans, qui écrit magnifiquement mais refuse d’être publié. Il est mon guide spirituel, celui qui m’a communiqué son amour des mots. C’est sous ses ordres « Si tu veux être un artiste, tu dois être un grand artiste, pas un musicien de plus. Tu dois donc tout sacrifier » que j’ai plaqué l’Irlande pour visiter le Maroc, puis m’installer à Londres, à 17 ans. J’avais tellement peur de rater mon but, de perdre le contrôle, que jusqu’à 22 ans je n’ai même pas bu une goutte d’alcool. »
Londres, miroir aux alouettes. Mais miroir brisé, qui apportera sept ans de malheur à Perry Blake, de groupes cafardeux (« Je déteste la démocratie ») en maisons pleines de cafards (« Je suis, fondamentalement, un campagnard »). Il faudra le miracle Portishead pour que ses chansons, jusque-là montrées du doigt, ridiculisées, soient finalement prises au sérieux. Car il y a quelques années, jamais une major n’aurait investi son temps et ses dollars sur un album aussi divorcé de son époque, sourd à tout beat, à toute idée de remix, aussi soigneux que ses contemporains se rêvent débraillés, hédonistes. Mais depuis le triomphe pas du tout annoncé du chant de Beth Gibbons, le bizarre et le spleen sont des valeurs cotées en bourse.
Disque régulièrement somptueux, ce premier album de Perry Blake n’aurait pourtant pu être que l’un de ces exercices de style désormais réglementaires (qui riment avec Angleterre), livré clés en main avec son package de références bien nettoyées (Scott Walker, Blue Nile, David Sylvian la sainte trilogie de rigueur). Il n’aurait été ainsi qu’un de ces albums à la démesure bien sage, à la déraison parfaitement raisonnable, aux libertés étroitement encadrées. Mais heureusement, il y a Perry en la demeure, qui habite vraiment sa musique au lieu de n’en être que le simple locataire de passage, le figurant. Un squatteur tenace, bien décidé à ne pas se laisser marcher sur les pieds par les propriétaires historiques de son palais de stuc. « Mes influences sont avant tout européennes, des gens comme Brel notamment. Ce qui m’intéresse le plus chez Scott Walker, c’est juste ce côté très européen une fascination qui s’applique aussi bien chez moi au cinéma qu’à la littérature, de Baudelaire à Kieslowski ou Buñuel… Même les faibles influences celtiques de ma musique ne viennent pas d’Irlande, mais de Bretagne. Mais plus que tout, ma plus grosse influence restera toujours Kate Bush. Pour moi, elle est intouchable. Elle est comme ce vide à l’intérieur d’un double vitrage : tout le monde le voit mais personne ne peut l’atteindre. »
C’est effectivement dans une de ces bulles protégées des courants d’air du temps que vit cette musique sans âge, déjà dans les remous de la haute mer mais pourtant retenue à la terre ferme par les amarres, aussi extravagante qu’elle est sagement pop. Car cet album, nourri d’incompatibilités, continue qualité rare de vivre, d’évoluer hors de son studio. On peut ainsi le haïr le matin et en avoir un besoin vital l’après-midi, le trouver ridicule pour lui succomber quelques heures plus tard. On est ainsi passé de l’admiration pour les détails à l’exaspération pour les chichis ; du coup de foudre pour ce timbre fiévreux à un dégoût pour sa préciosité. Entre les deux, jamais le moindre point d’équilibre où pour et contre se serrent la main et vont au café.
Terrain miné, ce premier album ressemble parfaitement à Perry Blake, né à l’hospice plutôt qu’à la maternité, vieil homme avant d’avoir été jeune, rebelle à la sagesse archaïque. « A une époque, je voulais voir un psychiatre. Mais un de mes copains étudiait la psychiatrie et venait sans cesse me confier ses problèmes. Pour ça aussi, il va falloir que je me débrouille seul. »
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