Sage album de bilan, entièrement au service de la grande voix de son maître, Perfect night offre au quinquagénaire Lou Reed l’opportunité de revisiter en public et en douceur quelques-unes des plus merveilleuses chansons de rock. L’occasion de titiller ce juke-box ambulant sur une éducation musicale toujours aussi boulimique et sur ses polissonnes paroles. Dans […]
Sage album de bilan, entièrement au service de la grande voix de son maître, Perfect night offre au quinquagénaire Lou Reed l’opportunité de revisiter en public et en douceur quelques-unes des plus merveilleuses chansons de rock. L’occasion de titiller ce juke-box ambulant sur une éducation musicale toujours aussi boulimique et sur ses polissonnes paroles.
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Dans un palace aux salons baignant dans une pénombre de grands fonds marins, on a rendez-vous avec un Américain quinquagénaire et inquiet, voyageant incognito sous le nom de Marlowe soit Philip Marlowe, « un homme d’honneur se risquant le long de rues sordides » selon la formule de son créateur, Raymond Chandler. Pour un éminent chroniqueur des turpitudes urbaines, chiper le nom du détective privé intrépide et fripé semble aller de soi. D’Humphrey Bogart, plus célèbre Marlowe du cinéma, Lou Reed a hérité de spectaculaires entrelacs de rides caoutchouteuses, un intimidant oeil de rapace nocturne, un humour abrupt et, divine surprise, une tendresse beaucoup moins hermétiquement embastillée que ne le prétend sa légende de croquemitaine vicelard, de Moloch du rock exigeant sa portion de journalistes à croquer au petit déj. Pour avoir droit à un tête-à-tête avec Lou, il suffit aujourd’hui d’avoir potassé une vidéo rétrospective, obligeamment
fournie par la maison de disques mais étonnamment peu tartinée de mayonnaise hagiographique. Grâce à des photos inédites (un petit Lou aux oreilles en feuilles de chou, posant toutes quenottes dehors dans la cour de son école primaire), le voile est enfin levé sur d’intrigantes années d’apprentissage (Lou zazou, en pantalon extra-large et veston avantageux tombant sur les genoux). Au tyranneau péremptoire, arc-bouté sur son ego ergoteur, succède un musicien affable et somme toute modeste un adjectif qu’on n’aurait jamais rêvé pouvoir un jour employer à propos du pote de Vaclav Havel et Delmore Schwartz. Plus besoin de citer Shakespeare ou Joyce pour s’attirer les bonnes grâces du chevalier des Arts et Lettres : un obscur quatuor de travailleurs saisonniers tex-mex suffit à faire office de sésame. Ravi d’entendre The Ostrich (phénoménal single enregistré en 1964 par les Primitives, son premier vrai groupe) comparé au 96 tears de Question Mark And The Mysterians, Lou agrippe frénétiquement la paluche de l’intervieweur interloqué : « Ça, c’est un compliment qui me va droit au coeur. 96 tears est une chanson fantastique. Mais The Ostrich n’était pas mal non plus. On avait un son stupéfiant, toutes les cordes des guitares étaient accordées sur la même note, ça produisait un méchant feedback. Et les paroles étaient rigolotes : « Tu poses ta tête sur le sol et tu te fais marcher dessus, fais l’autruche ! » Pas mal pour une chanson à danser sortie sur Pickwick, un label courant frénétiquement après toutes les modes. Si ça ne coûtait pas si cher en avocat, j’aimerais vraiment que les chansons de cette époque, écrites en même temps qu’ Heroin mais dans un style complètement différent, puissent enfin sortir officiellement. »
De retour au sommet des charts anglais (perdus de vue depuis Walk on the wild side) avec une version gonflée de Perfect day, enregistrée au profit d’enfants déshérités par un auguste aréopage de chanteurs au bord de la crise de rire (Bowie barbichu, Bono anabolisé, Tom Jones tout juste sorti de Mars attacks!), Lou Reed sort fissa un album live (son huitième), opportunément intitulé Perfect night. Au lieu de l’habituelle autoroute polluée par de gros bahuts bons pour la casse, Perfect night propose un séduisant itinéraire bis, baguenaude de Berlin à Coney Island, puis plonge dans l’inconnu avec trois titres inédits, composés pour Time rocker, opéra mis en scène par Robert Wilson. « J’ai écrit dix-sept chansons pour Time rocker, en ayant à l’esprit l’endroit où elles se situaient dans l’intrigue. Normalement, elles auraient dû faire l’objet d’un disque chanté par les acteurs de la pièce, mais ça ne s’est pas fait. Alors, je suis en pourparlers pour les enregistrer moi-même. Sinon, elles ne vont vivre que lors des représentations de Time rocker, c’est-à-dire presque jamais. Et ça, c’est une perspective qui m’effraie. »
Pas excessivement disposé à se contorsionner pour s’adapter à l’univers d’autrui, Lou Reed a tranquillement composé de belles chansons sentimentales (Talking book, admirable), soeurs fleur bleue des odes à Laurie Anderson (ici promise à un avenir céleste Into the divine) qui faisaient du récent Set the twilight reeling le moins noir de ses disques. Au service d’un amour adolescent tardif et touchant, quarante ans d’obsession pour la chanson populaire, d’astuces d’écriture apprises au contact de maîtres aussi vénérés que peu universitaires : « C’est une chose étrange, un cerveau. Je pourrais réciter pendant des heures des paroles de chansons qui datent d’il y a trente ans. Mon cerveau est comme un Filofax (rires)… Il est bourré à craquer de ritournelles dérisoires, les miennes et celles des autres. Je n’arrive pas à m’en débarrasser, j’ai accumulé ça toute ma vie durant. Ça a commencé avec Doc Pomus ou Ellie Greenwich, la fille qui a composé avec Phil Spector les hits des Crystals et des Ronettes. »
Au détour de New sensations, on découvre un Lou d’humeur champêtre, écoutant sur un juke-box une chanson hillbilly. « J’en parlais l’autre jour avec Dion (Dion DiMucci, l’auteur de The Wanderer), qui lui est fan d’Hank Williams. Il vient du Bronx et pourtant, il adore la country. Moi aussi, j’adore Earl Scruggs, la musique des Appalaches avec banjo, violon et tout le toutim. Je rêve de savoir bien jouer de la guitare rockabilly. J’ai pris des leçons de guitare il y a deux ans, je veux absolument maîtriser un jour les subtilités du picking country. » Depuis New York (1989), Lou Reed, pourtant viscéralement volage, reste fidèle à un trio de virtuoses modestes, qui maîtrisent à un degré rare l’art de la litote venimeuse. Enregistré sans esbroufe, mais épatant de souplesse acide, Perfect night est son meilleur disque en public depuis le Live 1969 du Velvet Underground, inépuisable chef-d’oeuvre où sensualité verdoyante et innocence exténuée dansaient une envoûtante pavane pour une décennie défunte. Un disque dont on chérit les éloquents silences et les confidences cruelles, le plus beau disque du monde probablement, définitivement réservé aux soirs privilégiés où on estime avoir gagné le droit de s’immerger dedans. Volontiers rhéteur en société, Lou Reed a toujours été sur scène d’une sidérante impudeur. Sur Perfect night, les registres se télescopent une fois encore avec un sens aigu de la provocation. La révulsion face aux camps d’extermination (« Les hommes de bien ont été transformés en abat-jour et en savon » Busload of faith) précède immédiatement (les deux titres sont implacablement enchaînés) une apologie du crime gratuit (« Quand le sang a coulé le long de sa cuisse, c’était bien meilleur que de s’envoyer en l’air »), d’autant plus pernicieuse que cette nouvelle version de Kicks capture avec une allégresse contagieuse les montées d’adrénaline meurtrière qui en constituent le sujet même. « Pour le disque précédent, j’avais fait imprimer le mot « motherfucker » sur la pochette, alors la censure a fait coller un sticker dessus pour mettre les âmes innocentes en garde. Mais les gens n’ont peur que des mots grossiers je peux chanter Kicks aussi tranquillement que je le désire, personne n’y fera attention. C’est pourtant une chanson autrement plus dangereuse que Sex with your parents. J’ai toujours affirmé que je pouvais écrire en adoptant le point de vue de n’importe qui, sans me retrouver prisonnier de mes personnages. Mais bien sûr, on fait toujours de moi le spécialiste de la drogue ou du sexe SM. D’un côté, c’est flatteur d’être tenu pour l’expert numéro un concernant de si vastes domaines de l’activité humaine (rires)… Mais réduire mes chansons à ces deux thèmes, c’est vraiment être sourd. »
Crânement mise en avant, l’inimitable voix de Lou Reed presse jusqu’à la dernière goutte le fruit empoisonné de l’ambiguïté. Une voix d’angelot à queue de scorpion, d’une neutralité insolente, aux dérapages sournois et aux équivoques gourmandes, une voix intenable et farceuse, qui suffirait à elle seule à assurer le (grand) spectacle à ses vicieux accents deadpan, Lou, chahuteur impénitent, ajoute hoquet rockabilly farceur (Vicious), yodel clownesque (New sensations), velléités funks (The Original wrapper). Trop d’intuitions contradictoires pour tolérer un chant équivoque. D’une syllabe à la suivante, une ambivalence caracolante fait slalomer le point de vue, la rage surine l’empathie, l’amour se retrouve chanté le dégueulis au bord des lèvres. Comme si Lou Reed, impeccable chroniqueur de la psyché moderne émiettée, éprouvait en permanence la nostalgie du sentiment exactement (et véhémentement) opposé à celui qu’il se surprend à exprimer où Lou passe, le bêlement lyrique trépasse. Vêtu de probité candide et de lin blanc sur I’ll be your mirror (autrefois confié à Nico et impossible à écouter aujourd’hui d’un oeil sec), Lou Reed libère The Kids de la pompe mélodramatique dans laquelle Bob Ezrin englua Berlin, substitue la compassion au mépris vengeur de la version originale, humanise son héroïne nymphomane (« Cette sale traînée pourrie ») autrefois crucifiée par un texte effroyablement misogyne. Réconcilié avec les femmes, Lou dédramatise le sexe. Au moment où il se soucie de son (immense) legs à l’histoire du rock, c’est chez les bluesmen égrillards qu’il va chercher des images primitives, celles qui donnèrent au rock’n’roll son nom et son éloquence pelvienne. « Sur The Original wrapper, un morceau amusant à jouer sur scène, je chante « Prends cette saucisse, mets-la dans le four » j’ai toujours aimé ces tournures polissonnes, il y en a partout dans mes chansons, mais personne ne m’en parle jamais. C’est comme si, parce que je suis de New York, je devais en permanence être sombre ou cérébral. Mais les premiers musiciens qui m’ont influencé étaient de vieilles canailles venant de Saint Louis, des gens comme Ike Turner ou Chuck Berry. Les chansons de Lou Reed sont comme les chansons de Chuck Berry, que nous jouions en répet quand le Velvet a débuté (Lou imite le piano boogie woogie dont s’inspira Chuck Berry). Tout le monde devrait pouvoir les jouer, elles n’ont rien de compliqué. »
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