Inventeur de la nonchalance ultra-cool et de la mélodie débraillée qui fit la fortune d’autres, Pavement se donne la mort sur scène il y a quelques semaines, après avoir été le leader du rock indé américain des années 90. Geste flamboyant d’un groupe refusant de vieillir ou plaisanterie pas drôle ?
Je me souviendrai tout le temps de ce film italien sur lequel j’étais tombée par hasard une nuit sur Arte, c’était en 1995. Il racontait l’histoire d’un adolescent normal qui peu à peu s’enfonce dans une sorte d’enfermement sur lui-même. Happé par son intériorité, il devient étranger à tout. Il ne comprend pas bien ce qui lui arrive, se retrouve complètement paumé même dans les fêtes entre amis, à la recherche de quelque chose qui ne viendra jamais. Vers la fin du film, après une dispute avec sa mère qui s’inquiète pour lui, il s’enferme dans sa chambre, jette un vinyle sur la platine et écoute à fond In the mouth a desert de Pavement, en mimant le jeu de guitare, en remuant de façon désordonnée. Je n’ai jamais su le titre de ce film mais j’aurais aimé dire à son réalisateur qu’en tournant cette scène il avait capté le mystère de ce que fait Pavement à l’intérieur la puissance, la haine et la violence toute rentrée que leur musique dégage. Parfois, quand je pense à cette scène, je me revois complètement abasourdie par ce que je venais de voir à la télé. C’était donc bien ça, Pavement peut avoir des vertus thérapeutiques.
Depuis plusieurs années déjà, mon existence se promenait fréquemment sur ce trottoir. Un copain m’avait prêté une cassette sur laquelle était enregistré Slanted & enchanted. Arrivée chez moi, je l’ai écouté et j’ai tout de suite trouvé ça fracassant, hurlant littéralement la splendeur, je me suis empressée de le repiquer. Je n’avais sous la main qu’une vieille cassette, une de ces cassettes sur lesquelles on a enregistré plein de conneries, la radio, des bribes d’albums… Une vieille cassette pourrie, sans étiquette et avec des vilains palmiers incrustés dedans : elle a pourtant occupé toute mon attention pendant des mois. Je l’ai usée jusqu’à l’os, à l’écouter et à la réécouter perpétuellement dans un Walkman. Cette vieille cassette bleue usée, je ne m’en séparerais pour rien au monde, parce que depuis ce jour-là Pavement me hante. Parce qu’un jour leur leader Stephen Malkmus m’avait chanté l’hypothétique promesse qu’il avait été couronné « roi de ça », et que moi, j’y avais cru.
Toujours, les chansons de Pavement vacillent entre franc sourire et sourire narquois, entre cynisme et compassion : de la pure musique schizophrène. Mais aussi une musique résolue, jamais hésitante : ils ont souvent été traités de cancres géniaux au service d’une musique indolente. Des élèves assis au dernier rang de la classe, qui se taisent, aussi effrayés par la réussite que par l’échec. Pavement forme plutôt un bastion de résistance face aux flots des modes. Bien sûr, Pavement est avant tout l’affaire d’un seul homme, Stephen Malkmus, dont la tête fourmille de pavementismes. Un personnage complexe, parfaitement guindé dans le costume de héros du rock qu’on aurait tant aimé lui faire porter. Stephen Malkmus baisse les yeux et se pince maladroitement le col de la chemise pour répondre aux questions. Et s’il avoue avoir, à un moment donné, eu envie de refaire le monde, il se souvient que la réalité des petits Américains moyens et blancs l’a rappelé à l’ordre : en grand enfant frappé par la désillusion, il a compris que personne n’irait coloniser Mars, que le moule social nous enfermait dans des perspectives souvent médiocres et que la volonté d’une seule personne avait peu de chance de renverser la vapeur.
Loin des calculs et des positionnements habiles, cette musique est instinctive. Elle émane d’un instinct de survie alors qu’on est proche de l’étouffement, de l’agonie. Malkmus est beaucoup trop brillant pour se contenter de crier inlassablement dans un micro les chroniques de sa haine somme toute ordinaire, et sous l’apparente vacuité des thèmes qu’il égrène se cachent de véritables lames de rasoir. Il est d’ailleurs étonnant que Pavement n’ait finalement rencontré qu’un succès d’estime et que Malkmus ne soit pas reconnu en tant que songwriter incontestable du rock américain. Quand je me souviens de l’avenir radieux que l’on prédisait au groupe à la sortie de Crooked rain, je me demande même si Stephen Malkmus n’a pas lui-même saboté la trajectoire fatalement ascensionnelle de son groupe, pour se préserver d’un système qu’il savait déjà nocif. Car la motivation est ailleurs, dans ce soin à ne jamais rien renier, qui, logiquement, les met en parfaite rupture avec toute la gloire promise. On eut ainsi peur lors des récentes tentatives de récupération médiatique tentées par les forts en calcul de Blur, au moment de leur propre album 13. Même le guitariste Graham Coxon s’étonnait alors de la soudaine passion de Damon Albarn pour Stephen Malkmus : « Pendant des années, j’ai essayé de lui faire écouter Pavement, qu’il me jetait systématiquement à la gueule. Des années plus tard, j’apprends que Stephen Malkmus, leur leader, est à Londres, j’essaie de le contacter et j’apprends qu’il habite… chez Damon. C’est très étrange, j’ai l’impression d’être exproprié. »
Pourtant, si des centaines de groupes ont essayé de copier la célèbre coolitude de Pavement, cette façon désinvolte et cavalière de (mal)traiter la mélodie, aucun n’a encore écrit Summer babe ou Carrot rope. Singes savants, moines copistes ridiculisés par la comparaison : pourtant, Stephen Malkmus se plaît à répéter « Pavement, c’est juste un son, facile à recopier. »
Copier et recopier : il m’arrive encore parfois de gribouiller ces huit lettres sur un coin de papier, comme ça, pour voir ce que ça fait de former les lettres du nom de quelque chose qui me tient à c’ur, comme au bon vieux temps où on faisait la même chose en incisant les bureaux pour hurler sournoisement le nom de ce qui nous enchaîne et nous délivre à la fois.
Lorsque j’ai vu Pavement en concert à Marseille en 1997, je me suis demandé ce qui aurait bien pu combler l’espace qu’il occupe désormais dans ma vie s’il n’avait pas existé. Stephen Malkmus était là en vrai et comme je me l’imaginais, réservé, discret, studieux dans la manipulation de sa guitare, appliqué mais avec toujours ce petit sourire en coin. L’avait-il encore, en ce soir du 20 novembre dernier, sur la scène londonienne de la Brixton Academy, en accrochant des menottes à son micro, symbolisant le lien épuisant qui le retenait encore au groupe ? L’avait-il toujours lorsqu’il annonçait, sur scène, que Pavement allait prendre de très longues vacances pour démarrer des familles, faire le tour du monde à la voile, se lancer dans l’industrie informatique, danser et se faire enfin remarquer ? Triste nouvelle, mais sans surprise : Malkmus avait déjà prévenu. Privilège des grands, ce refus de carrière, ce mépris des conforts autorisaient chacun des membres de Pavement à revenir, un jour ou l’autre, à une vie « rangée », sans avoir pris goût au luxe qui transforme tant de musiciens en professionnels. « I wass dressed for success, but success it never comes/And I am the only one who laughs/At your jokes when they are so bad » (J’étais taillé pour le succès/Mais il n’est jamais venu/Et je suis le seul à rire/ A tes mauvaises plaisanteries »), annonçait déjà Pavement sur Here, en 92. Il paraît que le bassiste Mark Ibold a versé quelques larmes à la fin de cet ultime concert. On n’est pas certain que la dernière plaisanterie de Malkmus nous donne non plus envie de rire.
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Par Alexandrine A.
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