25 et 21 ans, des itinéraires franchement différents. Paul McNamee et Colin Murray ignorent sciemment les partis politiques en place et se sont associés, au-delà des clivages de communautés, pour fonder un magazine musical : c’est leur manière à eux de faire de la politique. Ils ne peuvent parler des accords de paix ou du référendum du 22 mai que sur le mode de la mauvaise plaisanterie, mais ont créé Blank voilà un an pour faire bouger Belfast.
Rencontre par l’entremise de Robert McLiam Wilson, après une « visite guidée » de la ville.
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C’est impossible de louper le panneau à l’entrée de l’avenue : il vous faut officiellement disposer d’un « yellow ticket » pour pénétrer ici en voiture, mais aucune barrière, aucun garde ne vient matérialiser l’interdiction ainsi signifiée au commun des Irlandais. Ici, c’est Malone Park, à la lisière du centre de Belfast.Une superbe allée bordée d’arbres fleuris et d’essences rares, aussi cosmopolites que les pelouses sont indéniablement british, parsemée de villas somptueuses : ce genre de villas qui savent garder dans la réalité l’allure alléchante qu’elles avaient sur les prospectus en papier glacé des promoteurs, où déjà figurait la Jaguar ou la Rover étincelante, négligemment laissée, la clé sur le contact, au pied du perron. Ce genre de villas qui comptent huit ou quinze pièces et où il fait bon élever ses enfants dans le respect du prochain, dont la maison est de toute façon suffisamment éloignée pour pouvoir apprécier le charme discret de son propriétaire sans se soucier de sa confession.
Si ce n’est par la brique rouge et l’incessant vrombissement des hélicoptères de l’armée dans le ciel chargé de Belfast, Malone Park ne dépayserait aucun habitant des plus beaux quartiers de Neuilly ou Meudon. Quant à l’appartenance religieuse, « qui s’en soucie ? Ici, c’est la bourgeoisie ! » A Belfast, on peut être aussi riche que pauvre, c’est-à-dire dans une mesure très britannique, assez vertigineuse depuis les années Thatcher : un protestant très riche et un catholique très riche n’ont-ils pas exactement la même odeur, la bonne et suave odeur de la très oecuménique livre sterling ? L’argent ne fait pas le bonheur mais, en attendant, un paradis qui préserve des bombes et des propagandes agressives : curieusement, il n’y a jamais eu d’incident à Malone Park, quartier « mixte » qui domine très légèrement la ville toute en pentes douces, en plein coeur du cirque des hautes collines qui entourent Belfast et lui ferment l’horizon.
« La plupart des adolescents qui ont grandi ici n’ont jamais vu ce que vous venez de voir », insiste Robert McLiam Wilson. Sauf à la télévision, qui suffit pour entretenir la peur et la haine : exactement comme on peut vivre dans les beaux quartiers parisiens, habité par une peur des cités de banlieue proportionnelle à son ignorance. Sa sempiternelle cigarette à peine allumée dans une main et l’autre balayant le paysage en guise de long discours, Robert voulait absolument nous emmener ici aussi, dans cet envers du décor de guerre que les médias du monde entier plaquent sur Belfast dès qu’ils en parlent. Il enrage à l’idée que les rares représentants politiques nord-irlandais d’obédience socialiste, travailliste, « récoltent moins de deux cents voix à Belfast » au long d’élections toujours dominées par le seul clivage entre partis unionistes et républicains. L’auteur d’Eureka Street renvoie tous les partis et les branches armées dans le même camp de la réaction et de l’ordre, là où se retrouve nécessairement tout parti nationaliste : les militants de l’IRA, l’armée républicaine irlandaise, n’hésitent pas à pratiquer une justice expéditive pour maintenir l’ordre dans ses quartiers de base une balle dans le genou pour un vol de voiture, et mieux vaut dans les parages ne pas être homosexuel ou drogué.
Au prix d’une scission avec les plus durs des militants républicains, le congrès du Sinn Fein a accepté les accords de paix la même scission s’est opérée, en face, dans les rangs du parti unioniste d’Ulster. Sous nos yeux a pourtant lieu une scène très ordinaire, même le lendemain de ces accords et une semaine avant le référendum : trois véhicules blindés au travers d’une rue de banlieue, une vingtaine de jeunes soldats livides aux mâchoires bloquées, stratégiquement déployés en attendant les démineurs au côté d’une bombe a priori a priori ! inoffensive. La main sur la gâchette de leurs mitraillettes, ils fusillent du regard une bonne trentaine de gamins gouailleurs dont les blousons étriqués ont dû habiller leurs cinq frères ou soeurs avant eux. Des gamins qu’on voit former avec un naturel et un automatisme hallucinant des cercles tout aussi stratégiques en fonction de leur âge : un enfant est censé ne rien risquer face aux soldats et peut donc aller « au contact », contrairement aux adultes. Ce sont les plus jeunes, 4 ou 5 ans, qu’on voit narguer les soldats par jeu, en grimpant sur les pare-chocs des blindés ; plus ils grandissent, plus ils se tiennent à distance, jusqu’aux adolescents qui forment un groupe à 20 mètres, multipliant les railleries et les cris dans cette compétition de la virilité et du rire qui hiérarchise les bandes du monde entier.
Quelques pierres commencent à voler contre les Land Rover blindées. Scène de la haine ordinaire, tragiquement ordinaire et banale, comme un ballet minutieusement répété de génération en génération pour on ne sait plus trop quel grand soir. Un ballet auquel assistent d’un peu plus loin encore quelques adultes en T-shirt et tatouages, le dernier né dans les bras. « Il vaudrait mieux qu’on y aille », assure Robert alors qu’arrivent des renforts, quelques soldats qui encerclent à leur tour les gamins. Bon, OK, on y va. On vous la jouera façon Hemingway une autre fois.
La scène, il est vrai, avait lieu à quelques kilomètres à vol d’oiseau de Malone Park, autant dire au bout du monde : de l’autre côté de l’autoroute urbaine, une véritable tranchée pratiquée dans les années 70 pour mieux séparer les quartiers ouest du centre de Belfast. Il garde ainsi son caractère de centre d’activités typique des villes industrielles de Grande-Bretagne où des hommes et femmes, dont rien n’indique une quelconque appartenance autre que sociale, marchent d’un pas pressé le long des enseignes de grandes chaînes de magasins, vestimentaires ou culturels : Marks & Spencer, Dixons ou Waterstones.
Pour y avoir grandi sans mettre les pieds dans le centre de la ville avant 11 ou 12 ans, Robert McLiam Wilson connaît bien les trop fameux quartiers ouest. Il a raconté dans Ripley Boggle, son premier roman nourri d’autobiographie, comment on en réchappe : grâce à Dickens ou à Thackeray, au prix de quelques mois d’errance sur les trottoirs de Londres et de Belfast, après un passage « au mérite » dans l’univers grand bourgeois de Cambridge, qu’on imagine volontiers invraisemblable à ses yeux.
C’est en effet à l’ouest (sans doute sous le vent des cheminées d’usine, lorsqu’il y avait encore des usines) que se succèdent les quartiers catholiques les plus pauvres, dans la monotonie architecturale des banlieues ouvrières britanniques, toutes en maisonnettes à un étage de brique rouge. Une monotonie soulignée par l’omniprésence des chevaux de frise sur tous les bâtiments publics, à peine interrompue par la présence saugrenue ici ou là d’un MacDonald’s. Des quartiers où s’étale une misère grandissante quand le chômage y explose la moyenne locale déjà élevée, pour dépasser en bien des endroits les 50 % de la population active ; des quartiers aux allures de réserves autant que de ghettos, où se nourrit la bête militante qui y impose sa marque en graffitis ou fresques guerrières à chaque coin de rue.
Il est assez fascinant de passer, en quelques minutes, de ces rues pavoisées par l’IRA aux quartiers populaires protestants. A peine moins pauvres en apparence, ils sont moins touchés par le chômage mais tenus à l’identique par l’UVF et autres groupes paramilitaires unionistes. Les fresques sont exactement les mêmes des deux côtés, jusque dans leur style pompier des appels à l’honneur, à la patrie, au souvenir des héros morts pour la cause. Seuls les sigles souvent incompréhensibles pour qui n’a pas commencé à les lire au berceau et la plus ou moins grande vétusté des murs font la différence d’un quartier à l’autre : elle sépare la grande pauvreté protestante d’une misère catholique d’autant plus misérable qu’elle n’a aucune perspective, économique, politique ou culturelle, si ce n’est dans l’exaltation nationaliste. Tous les hommes politiques des deux bords savent pertinemment que le nationalisme est sans issue. La guerre ne cesse d’épuiser l’Irlande du Nord depuis un demi-siècle et plus particulièrement depuis 1972, lorsque le gouvernement britannique a décidé de prendre en main l’administration de l’Ulster pour mater cette arrière-province indomptable. En retour, l’armée républicaine irlandaise s’est mise à placer des bombes un peu partout, de préférence sur le passage d’innocents qui ne le seront jamais assez à ses yeux.
Pourtant, les choses changent. A suivre les raisonnements de McLiam Wilson, c’est cela qui oblige les politiciens à avancer à leur corps défendant. Et non le contraire, comme ils aiment à le faire croire, notamment aux généreux donateurs étrangers « pour la bonne cause » ou à Bill Clinton : c’est dans la vie courante que nichent les enjeux politiques plus que sur la scène électorale, au point qu’on a le sentiment aujourd’hui qu’à Belfast tout est profondément politique sauf la politique.
Mais pour le sentir, il faut sortir des quartiers sous tutelle, retourner vers le centre. Par exemple dans le quartier autrefois strictement protestant où habitent le romancier et quelques-uns de ses amis qui se seraient sans doute, autrefois, expatriés définitivement. C’est dans ces quartiers qu’ont été créées au fil des dernières années quelques écoles oecuméniques, tandis que se multiplient les mariages mixtes par exemple à la sortie de l’université, où nul n’aurait l’idée de demander à quelqu’un des précisions sur son origine communautaire. Reste qu’on mesure la béance qui persiste entre les communautés en apprenant que Marianne, l’épouse de McLiam Wilson, issue d’un milieu protestant où l’on fait volontiers profession d’oecuménisme, n’a pourtant jamais revu son père depuis son mariage.
Tous, « enfants de la guerre » avant d’être catholiques ou protestants, ont appris à vivre dans ce champ de mines où les apparences les plus communes cachent le trou noir des haines ancestrales, aujourd’hui plus culturelles que religieuses à proprement parler. Un monde absurde où la politique est prise en otage par le fanatisme de groupes allant jusqu’à prétendre que « la haine est chose divine », où la politique devient « comme les antibiotiques : un agent susceptible de tuer les organismes vivants », comme l’écrit McLiam Wilson.
Autant dire que l’homme est un microbe, d’après les différentes fictions bâties tant par les maîtres de l’Ulster que par ceux qui aspirent à le devenir. Mais les microbes ont leur façon de résister, et l’on sait que l’excès d’antibiotiques provoque de nouvelles résistances imprévues. Alors on peut dire de Blank, le nouveau et premier magazine musical de Belfast, qu’il en témoigne, à l’instar des personnages de McLiam Wilson. C’est d’abord pour cela que ce dernier fut du tout premier numéro, en octobre 1997, avec un article hilarant censé rendre compte d’un concert du groupe Symposium, plutôt médiocre à en croire les quatre lignes qui l’expédient au rayon des mauvais souvenirs pour mieux glisser vers une publicité outrancière en faveur de Tolstoï.
D’ailleurs, si Blank n’affiche évidemment aucune visée politique, et fait au contraire mine de fuir la politique comme la peste la plus fatale, son nom n’est pas tout à fait innocent : « blank » qui signifie le vide, ou le blanc d’une page qu’on a tournée : une page vierge où écrire une autre histoire de la vie à Belfast, une histoire où on parlerait de disques, de films, de livres ou de football toujours à la gloire des clubs anglais, Manchester ou Liverpool, tant il est vrai que, même parmi les rangs républicains, « on ne trouve pas un seul type assez fou pour soutenir les clubs irlandais » ! Une histoire où on parlerait de tout ce que partagent réellement les étudiants de Belfast et d’ailleurs.
Rien de très original, à vrai dire, dans les sujets choisis par Blank : le dernier numéro affiche en une des interviews de Nick Cave, Echo & The Bunnymen ou des frères Coen. Rien de révolutionnaire comparé au NME ou au Melody Maker. Mais un état d’esprit particulier, assurément, un état d’esprit qui semble plutôt partagé puisque Blank (réalisé dans un bureau de 3 mètres sur 4 où l’on peut, en se serrant, se caser à quatre autour des deux ordinateurs sans trop risquer de froisser les articles épinglés qui tapissent les murs) atteint au sixième numéro une diffusion de 4 000 exemplaires. C’est un succès, vu les moyens au départ dérisoires dont disposaient ses deux fondateurs, vu que la plupart des acheteurs font partie des 400 000 habitants de Belfast même même si l’audience du magazine commence peu à peu à s’étendre jusqu’en République irlandaise, à Dublin essentiellement.
Blank a été fondé sur un coup de tête par deux jeunes journalistes à peine journalistes à l’époque, tant leur expérience était limitée à quelques piges pour des quotidiens locaux : Paul McNamee et Colin Murray, que tout aurait dû séparer, et plus particulièrement les antibiotiques nationalistes. Mais ils se sont rencontrés sur le terrain de la musique à l’occasion d’une conférence de presse écrasante d’ennui.
L’itinéraire du premier ressemble à celui de McLiam Wilson, qu’il avait interviewé pour un fanzine lycéen à la sortie de Ripley Boggle, en 1989 : 25 ans, la parole pesée et l’évidente qualité d’écoute des gens qui ont eu quelques occasions de réfléchir par eux-mêmes assez tôt. Il est issu du prolétariat catholique, a étudié à l’université de Preston, une ville industrielle grise et sinistre mais très étudiante, où il a découvert que les flics n’étaient pas forcément des gens armés qui vous contrôlent tous les 500 mètres. Puis il a passé quelques mois à La Réunion et quelques autres à l’université de Montpellier, avant d’abandonner définitivement l’idée d’enseigner le français et de rentrer à Belfast pour se lancer dans le journalisme. Exubérant, foisonnant d’idées et de reparties mitraillettes, plus jeune de quatre ans, Colin Murray vient au contraire de la bourgeoisie protestante. Leur association leur a permis de bénéficier récemment des aides du Prince’s Youth Business Trust, quelques milliers de livres arrachés difficilement quand ce genre d’organismes institutionnels débordent de fonds mais préfèrent, disons, les entreprises qui ressemblent à nos travaux d’intérêt général.
Ensemble, ils parlent de musique, de leurs préférences complémentaires, de la critique musicale anglo-saxonne (nulle, et qu’ils ont la ferme intention de réformer), d’Internet, sur lequel ils viennent d’ouvrir un site (1). Ils parlent de la désespérante absence de vraie vie nocturne à Belfast, même dans le quartier de l’université, le plus animé, ou encore de l’omniprésence de la police. Ils évoquent l’absence de toute discussion politique, si ce n’est sur le mode de la plaisanterie, lorsqu’ils sont en groupe, avec les collaborateurs du journal, qui leur ressemblent par l’âge et la diversité.
Ce qui est passionnant, c’est de sentir comment la politique, justement, jetée par la porte au premier jour, revient sans cesse par les fenêtres. La musique est par excellence un terrain international et s’il est une priorité, à écouter Paul McNamee, c’est bien d’en « finir avec le romantisme révolutionnaire », avec ce nationalisme qui ne cesse de déterminer les points de vue. Paul McNamee reconnaît que la dimension exclusivement ludique du « just for music and fun » lui semble à terme intenable, même si cette dimension-là est précisément l’un des facteurs essentiels de l’évolution de la situation irlandaise contemporaine. Intenable, cette position l’est d’évidence un peu plus à chaque numéro : il suffit par exemple de lire le courrier des lecteurs, ou l’article consacré à l’accord de paix dans leur numéro d’avril-mai. Un article non signé, qui a résolument pris le parti de la dérision face à l’épais volume distribué à la population de l’Ulster en prévision du référendum. Un pavé sur la couverture duquel on voit une famille unie regarder l’avenir, tandis que la titraille insiste : « L’accord (The Agreement) concerne votre avenir. Lisez-le attentivement » et, dans une typographie chère au marketing politique universel, façon graphie manuscrite, la formule qui tue : « It’s your decision ». Blank se moque d’un jargon politicard jugé incompréhensible pour le commun des Irlandais. Quelques phrases ne trompent pas : « Donc, c’est indigeste. (…) Que vont faire les gens ? Comment vont-ils pouvoir prendre leur décision s’ils ne peuvent pas mesurer pleinement la portée de leur acte ? Ah, mais je sais, ils pourront toujours voter en fonction de leur religion ! »
Blank, un magazine de « rawk’ën’roll » sans autre ambition que de propager une musique de qualité ? Sans doute. Mais pour autant, Blank n’en a pas fini avec la politique et la religion. L’Ulster non plus.
1. Adresse web : www.blankmag.com / Email : shop@blankmag.com
Bertrand Leclair
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