Il y a tout juste trente ans, en mai 1971, Paul McCartney publiait ce qui restera son meilleur album solo : Ram. Ce disque mésestimé à sa sortie pour cause de traumatisme post-Beatles méritait un procès en révision. Voici donc un plaidoyer pour la réhabilitation de Ram en chef-d’ uvre, étayé par une interview exclusive du principal intéressé : Paul McCartney.
Parmi les disques les plus sous-évalués de l’histoire de la musique pop, Ram mérite peut-être une mention particulière du jury, une médaille d’honneur ou un trophée spécialement sculpté à son attention : une paire de cornes de bélier en or massif, symbolisant l’interminable cocufiage dont cet album est victime depuis sa sortie, il y a trente ans.
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Jamais classé dans les palmarès, oublié des îles désertes, on le retrouve généralement piétiné au moment des inventaires par plus fort que lui : Plastic Ono band (Lennon), All things must pass (Harrison) ou même Band on the run (Wings). Et lorsque certains s’acharnent à dépeindre la carrière post-Beatles de McCartney en un torrent de guimauve tiède et de rock’n’roll mou, ils omettent soigneusement de mentionner Ram, un disque acide, acidulé, poivré, ambigu, riche en reliefs et truffé de galeries secrètes.
Un disque-charnière aux articulations qui grincent. Un disque d’émancipation aux envols élégants, à la grâce toujours intacte lorsqu’on lui offre encore aujourd’hui un tour de manège sur l’électrophone. Des chansons commeToo many people, Ram on, Dear boy, Uncle Albert/Admiral Halsey, The Back seat of my car, pour ne citer que celles-là, auraient sans doute connu meilleure fortune si elles avaient échoué ne serait-ce que sur une face B des Beatles. Au lieu de cela, voyez plutôt comment le critique américain Jon Landau réglait la question dans sa chronique expéditive de l’album pour Rolling Stone : « le nadir, à ce jour, en matière de décomposition du rock des sixties »,
« incroyablement inconséquent » ou encore « spectaculairement hors sujet »… Diantre ! Même Ringo n’eut pas droit à une telle douche au napalm.
Si McCartney, en 1971, cristallise sur lui toute l’acrimonie de la presse, si ses disques solo ne sont pas jugés selon des critères dépassionnés et uniquement musicaux, c’est en grande partie à cause du sombrero garni d’épines que lui font porter les trois autres Beatles depuis l’annonce officielle de leur divorce. On en verra les raisons plus loin. Mais surtout, à l’époque de Ram, qui est aussi celle des balbutiements du glam-rock et de l’émergence des tribuns électrogènes du type Led Zeppelin, McCartney paraît définitivement largué et, comme dit Landau, « hors sujet ».
A l’opposé de l’imagerie « glam » (paillettes et plumes dans le cul), il se présente en gentleman-farmer, tricot en laine vierge et velours côtelé, sacrifiant aux joies domestiques de l’élevage d’animaux et de l’éducation de mouflets. Non seulement il a le mauvais goût de ne pas s’afficher au bras d’une groupie tapageuse ou d’un top model poudré jusqu’aux amygdales (ou d’une harpie nippone), mais en plus il tartine son bonheur conjugal à longueur de chansons : The Lovely Linda en ouverture de l’album McCartney en 1970, Long haired lady sur Ram (dont la pochette porte dans la marge l’inscription L.I.L.Y., initiales supposées de Linda I Love You). Des chansons composées le plus clair du temps sur une guitare en bois léger ou un piano bancal, quand l’heure est aux tronçonneuses électriques, aux grandes orgues progressives et aux fumigènes de carnaval.
Tel un papillon dans le sas de décompression qui conduit des Beatles grandioses de la fin aux Wings enjoués des débuts, McCartney se laisse ainsi porter pendant deux ans par les appels d’air, ne choisit pas de trajectoire mais se contente de butiner à droite à gauche, prend le temps de renaître en douceur des cendres encore fumantes qu’il a laissées derrière lui. Si son premier album solo, l’inégal McCartney, publié dans la foulée de l’annonce de son départ des Beatles, ressemble à un modeste carnet de croquis en partie destiné à l’origine à la collectivité (Junk, Teddy boy), Ram est le premier disque entièrement conçu sans fil à la patte, dans un esprit apaisé qui joue pour beaucoup dans son charme discret et intemporel.
Car Ram n’est pas un chef-d’ uvre recroquevillé dans un écrin d’ivoire : c’est avant tout un disque charmant, ouvert, généreux, avec bien sûr quelques faiblesses et un nombre équitable de perles précieuses et de cailloux fantaisie. Macca l’a souvent répété (il le dit encore dans l’interview qui suit), il s’agit d’un disque voulu comme un redémarrage en souplesse, une quête de sensations primitives telles qu’il n’en avait plus connues depuis la genèse des Beatles une décennie auparavant. D’ailleurs, il est un détail qui n’a jamais (à notre connaissance) été observé par les exégètes pourtant nombreux et méthodiques de la nébuleuse Beatles il s’agit peut-être d’une simple coïncidence mais exposons-la quand même : en mai 1960, alors qu’ils portent encore pour sobriquet The Silver Beetles (Les Scarabées d’Argent), les futurs maîtres du monde qui ne sont alors maîtres de rien, sinon de leur destin, se voient offrir une opportunité en or de quitter pour quelque temps leur quotidien maussade de Liverpool. On leur propose de jouer les backing-groups pour une petite gloire locale, Johnny Gentle, le temps d’une tournée d’une dizaine de dates en Ecosse. Pour l’occasion, certains s’inventent des noms de scène en hommage à leurs idoles : George devient ainsi Carl Harrison, par dévotion à Carl Perkins. Stu Sutcliffe se rebaptise Stuart de Stael, par goût pour la peinture, tandis que Paul opte pour un étonnant Paul Ramon en référence à Rudolph Valentino, paraît-il. McCartney n’utilisera plus jamais ce pseudonyme, hormis en 1969, lorsqu’il participera en secret à un titre du Steve Miller Band (My dark hour). Pourtant, les Ramones se nommèrent ainsi en souvenir de Paul Ramon.
En mai 1971, soit exactement onze ans après l’escapade écossaise, alors qu’entre-temps il s’est écoulé pour McCartney l’équivalent de cent vies ordinaires, l’un des titres pivots de ce disque, voulu comme le point de départ d’une nouvelle vie, s’intitule… Ram on. Bizarre. Ram, le « bélier », devait peut-être aussi servir à défoncer les derniers murs entre lesquels McCartney avait fini par s’autocloisonner avec les Beatles, lui permettre de revenir parmi les humains. Briser l’icône. Et rendre au passage les hommages qu’il devait à ses idoles.
On connaît par exemple l’admiration de McCartney pour Brian Wilson (et vice versa), admiration parfois saupoudrée d’une légère brume de jalousie amicale, notamment envers Pet sounds, que Macca a souvent jugé supérieur à tout ce qu’ont pu faire les Beatles. Depuis la pochette (le bélier que Macca tient par les cornes n’est-il pas un cousin lointain des bouquetins du zoo de San Diego, en pochette de Pet sounds ?) jusqu’à certains arrangements de l’album, la filiation saute aux yeux et titille les tympans.
Le morceau Ram on est par exemple conçu d’après une construction typiquement wilsonienne, avec des percussions qui délimitent et creusent l’espace, des chœurs en millefeuille et un châssis de montagnes russes telles qu’aimait en dessiner le génie des Beach Boys. Dear boy doit également une large part de sa béatitude harmonique aux exploits vocaux de la fratrie Wilson, tout comme The Back seat of my car paraît taillé dans le même cuir que celui des Chevrolet de la Californie idéalisée sur les cartes postales sixties même si la route empruntée est du pur McCartney, façon The Long and Winding Road.
L’un des intérêts cocasses de Ram, c’est aussi le plaisir que se procure Macca en affichant tous les visages de son musée intime. On y trouve un blues osseux et plaintif (3 legs), un vaudeville pop en deux volets qui évoque autant les Beatles que les Rutles, leur caricature par les Monty Python (Uncle Albert/Admiral Halsey), un boogie crasseux (Smile away), une fantaisie country-folk (Heart of the country), un patchwork extravagant entre Elton John et Captain Beefheart (Monkberry moon delight), une tranche de glam-rock light (Eat at home) ou une fresque onirique à mille facettes (Long haired lady).
Si Ram est un disque tellement attachant, c’est justement parce qu’il ne possède pas réellement d’attaches ni de racines lourdement chevillées au sol. Le couple McCartney s’y dévoile en famille, dans le décor fruste de sa ferme écossaise, et pourtant le disque fut entièrement enregistré dans les studios Columbia de New York ! Il possède tous les atours et les ingrédients de l’enregistrement « fait à la maison » (production parfois approximative, patine « live », instruments de récupération), comme si Paul et Linda se sentaient partout chez eux, naturels et à l’aise même lorsqu’ils se retrouvaient comme ici excentrés de leur cocon.
Certes, New York est la ville d’origine des Eastman, la famille de Linda. Le couple venait souvent y passer des séjours de décompression lorsque l’atmosphère menaçait de virer à l’orage du côté d’Abbey Road. Néanmoins, ces sessions de la fin 70 début 71 constituent une entorse assez violente aux habitudes de McCartney. C’est la première fois qu’il enregistre un album hors du territoire britannique, c’est également la première fois qu’il s’entoure de musiciens dont il ne connaît pas les automatismes (le batteur Denny Siewell, qu’il embarquera ensuite dans l’aventure Wings, les guitaristes David Spinoza et Hugh McCracken), c’est la première fois qu’il dirige un orchestre (l’Orchestre philharmonique de New York) sans George Martin pour lui tenir la baguette. C’est enfin la première fois qu’il cosigne des chansons (six sur les douze que comprend l’album) avec quelqu’un d’autre que Lennon à savoir Linda.
Si l’album est signé Paul & Linda McCartney, les mauvaises langues racontent que Macca cherchait par là un moyen de contourner l’obstacle juridique posé par son seul nom, toujours affilié aux Beatles. En 1971, McCartney est en effet au c’ur de la tourmente post-Beatles : il est la pupille de l’œil du cyclone, le centre de la cible, celui qui a osé affronter les trois autres dans un procès éprouvant pour les derniers liens d’amitié qui subsistaient entre eux. La situation est digne d’une tragédie antique.
En 1967, quand tout allait pour le mieux, les Beatles créèrent leur marque, Apple, signant au passage un pacte de mousquetaires qui allait s’avérer un vrai piège à rats. Pendant dix ans, chaque membre des Beatles devait en effet toucher une part de l’argent généré par tous les autres, y compris celui provenant d’éventuels disques solo. Une fois le groupe éclaté, forcément, cet accord devenait totalement inique. Ulcéré à l’idée que l’on fasse des profits sur son dos (mais aussi à l’idée d’en faire sur le dos des autres), McCartney assignait donc les trois Beatles ainsi que le véreux manager Allen Klein devant la Haute Cour de justice de Londres pour demander que soit prononcée la dissolution officielle du groupe.
Disque radieux et apaisé, Ram fut pourtant accouché dans les pires turbulences et les plus fortes eurent lieu à la sortie, quand Lennon découvrit que certaines chansons (Too many people notamment) lui étaient directement adressées. On connaît la suite : avec son élégance légendaire, aidé en l’espèce par une Yoko haineuse comme jamais et Allen Klein en porte-flingue, Lennon composa pour son album à paraître un peu plus tard dans l’année, Imagine, une diatribe franchement dégueulasse intitulée How do you sleep , parodiant au passage la pochette de Ram en posant avec un porc.
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Pour Les Inrockuptibles, Paul McCartney a accepté de revenir sur ce disque atypique et sur les coulisses ombrageuses de l’époque.
Quels souvenirs et impressions gardez-vous de l’enregistrement de Ram, il y a trente ans ?
Paul McCartney : Quand Linda et moi avons commencé à faire de la musique ensemble, tout était conditionné par le fait que nous étions fous amoureux l’un de l’autre. Nous venions de nous marier, de fonder une famille, et notre musique était comme la bande-son qui devait accompagner cette nouvelle vie. Ram est sans doute le disque qui reflète le mieux cette période c’est d’ailleurs pour ça qu’il est signé Paul & Linda McCartney. C’est aussi un disque dont le destin n’était pas prémédité : nous étions en vacances dans le sud de la France quand nous est venue l’idée d’embarquer sur le paquebot France pour rejoindre les Etats-Unis afin d’y terminer nos vacances. C’est comme ça que nous nous sommes retrouvés à New York et que nous avons commencé à jouer avec des musiciens rencontrés dans les environs, notamment le batteur Denny Siewell, avec qui le courant est passé immédiatement. L’ambiance sur place était tellement cool que nous y sommes restés pour faire l’album.
C’était la première fois que vous vous retrouviez à enregistrer hors de l’Angleterre.
Pas tout à fait : avec les Beatles, nous avions enregistré Can’t buy me love à Paris. Mais, effectivement, c’était la première fois que je faisais un album entier à l’étranger. C’était essentiel pour moi à l’époque de tout remettre en question, de me retrouver dans des situations un peu inconfortables, sans repères, entouré par des gens nouveaux. Si je ne voulais pas finir rassis comme un vieux morceau de pain, je devais me retrouver au bas de l’échelle pour connaître à nouveau l’excitation qui était la mienne dix ans plus tôt, lorsque les Beatles enregistraient leurs premiers singles. J’ai connu le sommet avec les Beatles et la question qui se posait à moi était la suivante : comment aller plus haut que le sommet ? Impossible. La seule solution, c’était effectivement de repartir à zéro, de tout recommencer comme s’il ne s’était rien passé avant, de réapprendre tout le processus.
Est-ce la raison pour laquelle Ram ressemble à un manifeste pour un retour à la terre, aux origines ?
Je n’ai jamais d’idée générale lorsque j’entame un disque. J’ai juste des chansons. Il se trouve que ces chansons reflètent généralement l’état d’esprit dans lequel je me trouve sur le moment et, à l’époque de Ram, j’étais effectivement en pleine période rurale, j’aspirais à la vie de famille et aux bienfaits de la campagne. C’est particulièrement évident sur une chanson comme Heart of the country. En même temps, ce n’était pas une période de repos et de repli : peu de temps après cet album, nous nous sommes retrouvés embarqués dans des tournées improvisées, où nous étions avec les enfants et les chiens sur la route à chercher un concert pour le soir. C’était une façon complètement folle d’envisager les choses, personne ne ferait plus ça aujourd’hui. Chaque jour ressemblait à une expédition, à la conquête du pôle Nord, il y avait une véritable excitation pour l’aventure. Le disque lui-même est une aventure. Sur Ram, je cherche sans arrêt des directions où je n’étais jamais allé auparavant. Au niveau des textes, c’est la seule fois de toute ma vie où j’ai écrit des choses ouvertement surréalistes notamment Monkberry moon delight. Quand j’y pense aujourd’hui, je me demande ce qui me passait par la tête à ce moment-là (rires)…
Au moment de l’enregistrement de Ram, se déroulait à Londres le fameux procès concernant la dissolution des Beatles. En enregistrant à New York, cherchiez-vous à échapper à la pression ?
Sans doute avais-je effectivement besoin de m’éloigner physiquement de la tempête. Ce procès concernait en premier lieu des histoires d’argent : nous avions rapporté des sommes colossales et tout cet argent menaçait d’échapper à chacun d’entre nous. Il y avait un vrai danger, à ce moment-là, que nous nous retrouvions dépossédés de tout. C’était une période particulièrement pénible, notamment pour moi car je me retrouvais seul face aux trois autres Beatles. Moralement, je me sentais incapable de les attaquer car ils demeuraient mes meilleurs amis. Je voulais juste qu’Allen Klein soit débouté de tous ses droits sur les Beatles. Simplement, j’étais le seul à penser ça. Il a donc fallu aller contre l’avis général et se battre très durement, ce qui n’était vraiment pas une partie de plaisir pour moi. Aujourd’hui, tout le monde me remercie d’avoir sauvé la fortune des Beatles, mais à l’époque j’ai encaissé les pires coups qu’on puisse recevoir.
Pourtant, Ram est l’exact opposé d’un disque dépressif : c’est au contraire un album assez gai et léger.
Oui, parce que la musique et le couple que je formais avec Linda étaient les seules choses qui me rendaient véritablement heureux à cette époque. Pendant toutes les sessions de Ram, j’essayais de me vider la tête, de ne plus penser à autre chose qu’à la musique. La séparation des Beatles, la grande confusion qui a suivi, le fait de devoir apprendre à vivre autrement, avec des repères différents, c’est ce qui a présidé à l’enregistrement de Ram. Il y avait d’un côté la tristesse, la frustration que les choses se soient terminées ainsi, de l’autre l’excitation de l’inconnu, l’envie de faire des choses sans obligatoirement les mesurer à l’échelle des Beatles.
La critique de l’époque ne l’entendait pas de cette oreille, car l’album fut assez fraîchement reçu, la comparaison avec les Beatles était inévitable.
Tout ce que j’ai fait après les Beatles a toujours été jugé selon des critères comparatifs par rapport aux Beatles. Dans le cas d’un disque comme Ram, je pense qu’il a fallu du temps pour que les gens se rendent compte que cet album avait des qualités propres, une atmosphère très personnelle. Comme certains faits historiques, il arrive que leur importance ne se révèle que bien des années plus tard. Avec ce disque, c’est la même chose. Si vous m’en parlez aujourd’hui, si quelqu’un comme Elvis Costello le considère comme l’un de ses préférés, c’est bien que le temps a dû jouer en sa faveur.
Ne pensez-vous pas que des chansons comme Dear boy ou The Back Seat of my car seraient devenues des classiques immortels si elles avaient été enregistrées du temps des Beatles ?
Certaines personnes le pensent. C’est une chose agréable à entendre. Il est clair qu’avec les Beatles les gens considéraient tout ce que nous faisions avec un a priori positif. Par la suite, avec mes disques solo ou ceux des Wings, c’est exactement l’inverse qui s’est produit. La qualité des chansons n’était même pas en cause, le jugement qu’on portait sur elles n’était pas du tout objectif. J’en ai un peu souffert sur le moment, surtout à cause de la responsabilité que les gens faisaient porter à Linda, mais avec le recul, je me dis que c’est une chance de posséder une uvre où il reste encore des choses à découvrir. Tout le monde connaît Yesterday ou Let it be : on ne peut pas faire autrement, ça fait partie des choses que l’on entend partout, dès la naissance, sans même le désirer. J’aime l’idée que des gens puissent encore se donner la peine de découvrir par eux-mêmes des chansons que j’ai composées, qu’il demeure encore des zones d’ombre dans lesquelles aller fouiller. Je suis très chanceux en réalité, j’ai dans mon répertoire à la fois des chansons universelles et des chansons tellement obscures que certaines personnes mettront encore des années à découvrir. Les chansons de Ram en font partie.
Denny Siewell, le batteur qui joue sur Ram, se souvient des sessions de l’album comme d’un moment assez magique, où tout allait vite, de façon très détendue et naturelle.
J’aime travailler vite quand j’en ai l’occasion. Sur la fin, les Beatles allaient de plus en plus lentement et la spontanéité des débuts commençait à me manquer. Pour mes premiers disques en solo, j’ai cherché avant tout à retrouver cette fraîcheur qui était celle des Beatles jusqu’au milieu des années 60. Quand nous passions trop de temps en studio, les problèmes relationnels commençaient à apparaître. Et les problèmes ralentissent encore un peu plus le travail, c’est un cycle infernal. Sur un disque comme Ram, il n’y avait pas la moindre tension entre les participants, nous pouvions donc aller très vite.
Les problèmes sont apparus après avec cet album, lorsque les autres Beatles se sont sentis visés pas certains textes, notamment Too many people et 3 legs.
La seule chanson de l’album qui est effectivement dirigée contre les Beatles, en l’occurrence contre John, c’est Too many people. Je trouvais qu’à cette époque John dépassait les bornes quand il disait aux uns et aux autres ce qu’il fallait faire à travers ses déclarations et les textes de ses chansons. Je n’en pouvais plus de l’entendre prêcher, en particulier lorsque cela m’était directement adressé. C’est un peu comme quand vous passez votre temps à donner des ordres à vos enfants, il arrive qu’un jour vos enfants se rebellent. C’est ce que j’ai fait, je me suis rebellé. J’en avais assez de l’entendre me dire ce qu’il fallait faire alors que nos chemins s’étaient séparés, que je n’avais plus aucun compte à lui rendre. C’est pour ça que j’ai écrit Too many people, par refus de me laisser guider à distance. En ce qui concerne 3 legs, certains ont cru y voir une allusion aux Beatles alors que je ne faisais que parler de mon chien, un pauvre animal auquel il manquait une patte. Il n’y avait rien de caché derrière cette image, c’est une chanson très réaliste. Dear boy fut écrit en pensant à l’ex-mari de Linda, pour lui dire combien je le remerciais de ne pas s’être rendu compte à quel point c’était une femme formidable… John l’a peut-être pris pour lui à l’époque, en tout cas certaines personnes ont cru à tort que je parlais de lui. Au même moment, j’ai écrit Dear friend en m’adressant effectivement à John, mais c’était plutôt une chanson gentille. D’ailleurs, Too many people n’est pas non plus une chanson agressive : il s’agit juste d’une mise au point amicale.
La réponse que John vous a adressée était autrement violente ; comment avez-vous réagi en entendant pour la première fois How do you sleep
J’ai d’abord pris ça avec humour en répondant « Je dors bien, merci. » En fait, j’étais profondément meurtri et il ne m’est pas arrivé souvent d’écouter cette chanson par la suite, j’ai préféré oublier… C’était une période très douloureuse pour tout le monde, il n’est jamais agréable de se disputer avec ses meilleurs amis. Quelques années plus tard, John m’a avoué que Yoko et Allen Klein étaient en fait les vrais auteurs de ce texte. C’est eux qui lui soufflaient les pires horreurs à mon égard pendant qu’il écrivait ces paroles en studio je ne pense pas qu’il aurait de lui-même été aussi dur. Pour Yoko, à cette époque encore, j’incarnais le mal absolu. J’ai été soulagé lorsque John, bien des années après, dans un documentaire sur sa vie, a déclaré que How do you sleep pouvait tout aussi bien être interprété comme une chanson qu’il adressait à lui-même. C’est souvent le cas des choses les plus violentes qu’on écrit : on pense d’abord souvent à soi.
On a aussi pas mal parlé de cette photo sur la pochette de Ram où l’on voit deux scarabées en train de copuler.
(Il éclate de rire…) Ah oui, ça, c’était pas très gentil ! En réalisant la pochette de Ram, je suis tombé sur cette photo et j’ai pensé que c’était un joli pied de nez à adresser aux gens qui cherchaient toujours des symboles sur les pochettes des Beatles. Là, au moins, le symbole était clair ! Il s’agissait juste d’une plaisanterie, un peu comme quand John a fait une parodie de la pochette de Ram en tenant un cochon par les oreilles. C’était la façon que nous avions trouvée de nous chamailler à travers les médias mais il n’y avait rien de très violent derrière tout ça. On oublie trop souvent que nous avions de l’humour et que toutes ces petites mesquineries ne prêtaient pas forcément à conséquence. Il y avait une part de jeu, même si je me suis souvent senti mal à l’aise à cause de l’interprétation qu’en faisaient les gens. Ce ne fut jamais agréable pour moi de me disputer avec John, jamais.
Musicalement parlant, Ram est-il le premier album que vous avez écrit et composé sans penser du tout aux Beatles ?
Je ne peux pas dire que je n’ai jamais pensé aux Beatles en l’écrivant, mais c’est vrai qu’il s’agit du premier disque où je me suis senti vraiment libéré. En travaillant avec de nouveaux musiciens, je pouvais me reposer sur eux en étant certain qu’ils m’amèneraient dans une nouvelle direction. Le contexte était aussi complètement différent : j’étais marié, je venais d’avoir un enfant, ce qui était une expérience nouvelle pour moi c’était donc la naissance d’un « autre moi ». Au sein des Beatles, je menais une existence de célibataire, comme Cliff Richards (rires)… A l’époque de Ram, je n’étais plus célibataire, j’avais de nouvelles responsabilités, les chansons prenaient donc une tournure différente. C’est aussi pour ça que je n’ai plus joué une seule chanson des Beatles sur scène pendant des années, au grand désespoir des promoteurs de concerts qui me suppliaient à genoux de jouer Yesterday (rires)… J’avais vraiment à c’ur de me reconstruire différemment, sans me retourner en arrière.
Parfois, l’avis des trois autres sur vos chansons ne vous manquait-il pas ?
Oh si, bien sûr ! Mais je peux encore dire ça aujourd’hui ! Le temps a passé, mais il m’arrive encore de me dire que j’aimerais bien avoir l’avis de John sur telle ou telle chanson ou sur la vie en général. Quand il m’arrivait d’écrire une chanson seul au sein des Bealtes, comme Eleanor Rigby ou The Fool on the hill, la première personne dont je demandais l’avis était évidemment John. Idem pour lui lorsqu’il composait une nouvelle chanson sans moi. Cependant, vers la fin, il m’arrivait de plus en plus de ne pas le consulter sans doute parce qu’un esprit de compétition s’était instauré entre nous. Quand j’ai écrit des chansons pour mon premier album solo ou pour Ram, j’avais appris à me dispenser de l’avis de John. La transition fut donc moins brutale.
Ram est un disque assez riche, où plusieurs directions musicales sont abordées : était-ce important pour vous à cette époque d’exposer toutes les fleurs de votre jardin secret ?
Rien n’était plus important pour moi que de me faire plaisir. Je ne cherchais pas à exposer mon jardin secret, je cherchais avant tout à le cultiver. Je ressentais le besoin de faire grandir toutes mes fleurs, de faire des choses très différentes, parfois avec très peu d’instruments, d’autres fois accompagné d’un orchestre philharmonique : des choses très brutes et d’autres très sophistiquées. C’est un disque où toutes mes influences musicales sont remontées en surface, du blues aux Beach Boys en passant par les comédies musicales des années 40, sur Uncle Albert/Admiral Halsey. Mais ce n’est pas non plus un disque fondamentalement différent des précédents : au premier rang de mes influences, on trouvait les Beatles.
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Ram (Parlophone/EMI).
Compilation Wingspan (Parlophone/EMI).
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