Son autobiographie imposante, Just Kids, et sa médaille de commandeur des Arts et Lettres ont-elles momifié Patti Smith ? Toujours très mystique, l’Américaine oppose un démenti formel avec un album électrique et ardent, son plus vivant depuis les années 70. Critique.
Sa présence sous les hauts plafonds d’une suite de l’hôtel Regina s’expliquerait par ses rendez-vous avec la direction du musée du Louvre, à deux pas. Une expo en préparation ? Une lecture ? Un concert ? De cela, elle gardera le secret. Mais il y a surtout la vue imprenable de sa chambre sur la statue équestre en bronze dorée de Jeanne d’Arc, raison principale de son choix. Patti Smith, 65 ans, n’a pas changé, toujours à la recherche d’un point d’appui spirituel, toujours en quête d’une ombre plus grande qu’elle, toujours pétrie de la mémoire des maudits et des saints…
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Voilà qui tombe à pic : nous sommes la veille du vendredi saint, jour où elle présente à la presse son nouvel album, Banga, qui, après une série d’oeuvres noires, signe sa renaissance discographique. “Gone Again était vraiment un disque de veuvage, dédié à mon mari Fred Smith”, nous explique la chanteuse dont le look bohème – peignée comme une sorcière, chaussée d’une paire de croquenots de suffragette accompagnée de jeans usés et d’un T-shirt blanc – contraste avec le décor Empire. “Avec Gung Ho et Trampin’, je faisais les deuils successifs de mon père et de ma mère. Cet album ouvre une nouvelle séquence. Avec le groupe, au lieu de décliner, il me semble que nous avons progressé. Je suis si heureuse du résultat que je pense en enregistrer un autre très rapidement.”
Enthousiasme justifié. En une douzaine de titres – dont une reprise du After the Gold Rush de Neil Young en épilogue –, Banga tisonne tous les grands thèmes et les hauts questionnements de la pythie punk sur un canevas musical des plus ouvragés. S’y reflètent les ors et les pigments d’un rock des Lumières (comme on dit “esprit des Lumières”) aux structures souvent classiques, aux intuitions parfois psychédéliques qui taquinent l’oreille avec des sons, des noms, des millésimes, des procédés. Aux arrangements d’Amerigo, on trouvera un léger parfum Beatles ; au rideau de guitares de Nine, un indéniable grain Byrds ; dans le climat de Fuji-San, une touche Doors fin de règne. On y recycle aussi un thème de Sun Ra (The Second Stop Is Jupiter) sur Tarkovsky pour un hommage au réalisateur russe.
“Ce disque, insiste-t-elle, reflète avant tout la maturité de mes musiciens, comme Lenny Kaye avec qui je travaille depuis quarante ans et qui a composé trois chansons.” Le disque porte par ailleurs la marque de la profonde amitié qui la lie à Johnny Depp puisqu’il y joue de la guitare et de la batterie et que Nine lui est dédié. De sa relation avec l’acteur, elle dit : “C’est comme si après avoir perdu mon frère Todd, Johnny était venu le remplacer.” Détail d’importance : l’album a été réalisé au mythique studio Electric Lady de New York, là où Patti Smith enregistra son classique Horses en 1975, là où vibre encore le génie torturé de Jimi Hendrix à la recherche d’un langage musical universel.
Si le rock représentait encore la discipline de prédilection des voleurs de feu, Banga pourrait être ce grand (fourre-)tout après lequel la chanteuse court depuis les années 70 ; cet alambic d’alchimiste empli jusqu’au col de références littéraires, de belles élégies, de visions prophétiques que fait bouillonner l’âme toujours ardente d’une artiste qui, bien qu’elle déplore la perte de sa séduction androgyne d’antan, s’émerveille de la fluidité avec laquelle son cerveau travaille aujourd’hui. “C’est bien la seule compensation au fait de vieillir. On perd son look, on perd sa beauté, on perd ses dents et ses cheveux. Mais notre esprit, lui, si on s’en donne la peine, s’ouvre et étend ses capacités de compréhension.”
Mais nous sommes en 2012 et le rock se contente le plus souvent d’alimenter des tuyaux aussi mécaniquement que la chair remplit des saucisses. De son engagement artistique des débuts, elle écrivait dans Just Kids, biographie bicéphale consacrée à elle-même et à son “jumeau” le photographe Robert Mapplethorpe : “Nous avions peur que la musique ne se retrouve en danger de famine spirituelle. Nous avions peur qu’elle ne perde sa raison d’être, peur qu’elle ne tombe entre des mains engraissées, qu’elle ne s’enlise dans un bourbier de spectacle et de finance…”
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