Plus de rangs numérotés, la fosse d’orchestre est remplacée par le zinc, le théâtre est au coin de la rue : dans les bars. Chef de rang, Patrick Gratien-Marin écrit et met en scène son quatrième texte, Rouge-coeur, servi à point.
Devant une solide assiette de charcuterie de pays ou avec son demi, on mange, on fume, on boit, on observe, on pense ou on parle, bref, on est au bistrot. Aux alentours de 21 h, l’ambiance change imperceptiblement. On le remarque là-bas, largué au coin du comptoir, la mèche en bataille, le regard un rien embué… l’alcool ?, les larmes ? Il est là, petit oiseau tombé du nid, homme brisé par une histoire d’amour qu’il vient vomir au bar pour trouver un peu de chaleur, d’écoute, voire de réconfort. Banale histoire de coeur, pensons-nous, quand il attaque une complainte à l’accordéon, mais la nature de la belle va vite nous démentir. L’homme est infirmier. Tombé amoureux de l’opérée dès la rencontre en salle de réveil, il se rendra compte qu’il est en fait l’objet d’une terrible machination d’Etat qui lui coûtera son coeur et son poste. Amour perfide manipulé par l’alliance perverse de la science et des services secrets, l’histoire tourne au polar SF, on plonge, l’assiette attendra.
Lui, c’est Barthélémy Goutet, un comédien qui n’a peur de rien, et surtout pas de mouiller sa chemise. Pendant plus d’une heure, il vous tient en haleine, vous embarque dans ses sanglots, son délire, vous fait la concierge avec tant de vérité que vous croyez croiser la vôtre. Pas crâne, il donne tout ce qu’il peut à un public venu tout autant pour se sustenter que pour voir et entendre du théâtre. Il faut s’y frotter, s’y piquer, ne pas craindre les réactions, avoir l’audace de prendre au vol toute proposition, tout imprévu et savoir trébucher sans s’étaler. Barthélémy, en funambule du comptoir, tient l’équilibre et donne le vertige. Le public est lui aussi fragilisé, bousculé dans son intimité, à cru, dans la lumière.
Dans un coin de la salle, le maître d’oeuvre, « l’ouvreuse », comme il se dénomme volontiers : Patrick Gratien-Marin. Il est l’auteur, le metteur en scène et l’initiateur de la formule. Rouge-coeur est le quatrième spectacle qu’il produit dans les bars. « Je ne me sens ni auteur ni metteur en scène, je suis un simple être, vivant avec d’autres êtres. Le bar me permet de rester accroché à ce qui se passe, à la vie en direct. Quand j’ai commencé à écrire, j’ai tout de suite eu besoin de confronter ce que je faisais aux autres, savoir si ça avait un sens. Dans un circuit classique, il faut d’abord envoyer un manuscrit, attendre deux ans pour qu’il soit lu par une maison d’édition et deux autres pour qu’il soit joué dans un théâtre où il ne sera vu par personne, je ne vois pas l’intérêt. J’ai besoin d’une immédiateté, d’aller au charbon avec mes histoires, de voir le public réagir. »
Cameraman à France 3 le jour, il passe ses nuits dans les troquets à regarder vivre ses personnages. « Dans les bars, il y a une urgence, on est obligé d’aller au bout. C’est très dur pour les comédiens. On est à la fois dans la virtualité du jeu et dans le réel du décor. On est dans le théâtre de la vie, les spectateurs font partie de la scénographie. Ma première pièce, je l’ai jouée dans un théâtre. Je me suis rendu compte que c’était un terrible endroit de solitude. Il y a un univers sur la scène et un autre dans le public. Les gens paient, regardent et partent en évitant la froideur du foyer. Dans les bars, c’est immédiatement plus violent. Les endroits que je choisis sont avant tout de vrais lieux populaires, à dimension humaine, où l’on fait une popote familiale pour 50 f. Ça doit être convivial, abordable.«
Du théâtre autogéré, autoproduit, les comédiens passent « le chapeau » à la fin du spectacle et vivent de cette recette. « Le public est généreux, mes comédiens ont, comme dans n’importe quelle structure, leur statut d’intermittents du spectacle, et c’est important. On ne fait pas de spectacle au rabais sous prétexte que le lieu est différent, ça doit être absolument professionnel. D’ailleurs, les gens donnent spontanément le prix d’une place de cinéma. Moi je vends les textes, les affiches. C’est le public qui nous fait. On n’existe que par lui, il nous fait vivre à 100 %.«
Si le théâtre dans les bars fait figure de scène marginale, regardé avec un brin de condescendance sympathique, L’Ecume c’est le nom de la compagnie de Gratien-Marin , est, en revanche, parfaitement prise au sérieux par agnès b. qui n’a pas hésité à soutenir le projet en fournissant les costumes ainsi que par les Editions du Point Saphir qui s’engagent sur la publication des textes. « J’ai l’impression que le théâtre est un monde très replié sur lui-même. Quand j’entends par exemple à la radio les émissions sur Théâtre Ouvert, ce lieu public qui a pour vocation de promouvoir l’écriture contemporaine, je me dis que c’est surtout un salon très fermé. Il est ouvert sur quoi exactement ? Le public est très confidentiel et ce sont toujours les mêmes auteurs. J’ai l’impression que les gens de théâtre ne vivent pas dans le même monde que nous et que le terrain n’est occupé que par d’ex-soixante-huitards. Moi, j’essaie d’appréhender plein de réalités différentes. Je fais du roller, je suis branché sur Internet, je sors et je trouve qu’il y a une urgence dans la rue, dans la vie, qu’on ne voit pas au théâtre en général. Par exemple, on n’y trouve pas l’équivalent du mouvement rap.«
Mais le rêve que caresse Patrick Gratien-Marin ne se restreint pas aux bars. « Je suis quand même un homme d’images avant tout, et j’adorerais faire un film de Rouge-coeur, ou un téléfilm, ce sont des médias qui touchent tellement plus de monde ! » En attendant, il continue d’écrire ses prochaines pièces. Il trimballe avec lui une petite boîte noire, un ordinateur vraiment minuscule qui lui permet n’importe où et à n’importe quel moment d’entrer les bribes de vie de ceux qui deviendront ces graines de femmes et d’hommes. Ces Petits Princes débarquant sur la planète Terre qui diront encore « Dessine-moi un mouton » mais qui l’appelleront Dolly. Des personnages à l’image des inquiétudes de leur auteur. « Le monde d’aujourd’hui est à la fois terrifiant et passionnant. On ne sait pas où vont s’arrêter les fantasmes humains. J’ai vraiment l’impression qu’on est devant le code d’accès et que c’est à nous de choisir l’amour ou la guerre. Va pas falloir se tromper ! » En attendant, le spectacle est dans les bars, et il est très goûteux.
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