On aurait pu s’en douter en écoutant la pop extravagante des prometteurs Américains de Passion Pit : leur leader Michael Angelakos est un authentique cinglé, un Brian Wilson du nouveau psychédélisme. Présentation et long entretien.
[attachment id=298]“La plupart de mes potes ont une photo de leur copine en fond d’écran de leur téléphone. Moi, j’ai une photo d’un synthé Korg MS20.” On est avec les Américains de Passion Pit depuis cinq minutés à peine que déjà, ils renoncent à jouer le rôle d’American dudes, cools et blasés, qu’ils tentaient de tenir depuis qu’ils s’était extraits de leur van, aussi rempli qu’une grille de Tetris. Le groupe a débarqué en Angleterre la veille, n’a pas dormi depuis et découvre son matériel de tournée (des synthés antiques) avec jubilation. Il découvre aussi qu’il n’a pas de roadie : je me retrouve ainsi à porter des caisses précieuses, remplies de Moogs ou de Fender Rhodes. Michael Angelakos, la plume et le cerveau de ce gang agité est absent – les basses besognes ne sont pas pour cet homme d’esprit. On le retrouve plus tard, séparé de son groupe, dont il parle à la première personne du singulier. Et singulier, Michael l’est, peut-être même dans notre top 10 des doux illuminés croisés dans les bas-côtés de la pop-music. Quand il parle, le visage traversé de rictus et sourires sardoniques, presque maléfiques, il évoque une version efflanquée de l’acteur Jack Black. Black c’est black, il y a effectivement peu d’espoirs dans ses textes assez cinglés, déguisés pour les besoins de la pop en ritournelles innocentes. Son premier album Manners, sous ses airs euphoriques, radieux, extravagants, contient ainsi de sacrées doses de poison. D’une traîtrise assez sadique, en un équilibre rarement atteint depuis les début de Eels entre pop souriante et dépression carabinée, Manners est déjà l’un des sommets de la belle agitation qui secoue depuis deux ans la scène indie-rock américaine, de MGMT à Yeasayer.
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Michael Angelakos est ravi d’être à Brighton, il regarde au-delà de la Manche si par hasard on ne verrait pas Le Havre – une ville qu’il a plusieurs fois visitée en échanges scolaires et où un de ses potes est… le fils de Jérôme Soligny, notre ami et collègue. Avec des ambitions de démiurge et une excentricité gonflée, Angelakos regarde pourtant nettement plus loin que l’horizon : “Je sens que nous pouvons élever la pop-music à un étage supérieur” dit-il – et il le croit fermement.
Entretien :
Où as-tu grandi ?
Un endroit sinistre, Buffalo, dans le nord de l’état de New York. Je m’ennuyais à mourir, j’écoutais de la musique lente et triste – à l’image de ma vie. Et je jouais dans un groupe de ska… Heureusement, j’avais des mentors, qui me disaient quoi écouter, pour survivre aux longs mois de neige… Et puis, il y avait des instruments partout à la maison, j’ai commencé très tôt à m’enregistrer – j’ai composé des milliers de chansons dans ma vie, dont la plupart ont disparu le jour où j’ai perdu un disque dur. Dans ma tête, j’ai joué dans des centaines de groupes, donné des milliers de concerts… Sur l’intro de notre chanson Better Things c’est moi qui annonce “vous allez maintenant la meilleure chanson de votre vie”, je n’avais même pas 5 ans. Ensuite, quelques albums m’ont littéralement obsédé, dont un best of des Beach Boys ou les musiques des dessins animés Disney – dont je reste fan, aujourd’hui encore. Les harmonies des Beach Boys, pffff (il en a les larmes aux yeux)… A partir de là, c’est parti en vrille, je me suis immergé dans les disques, qui comptaient nettement plus dans ma vie que les amis. Pendant des années, j’ai écouté la radio sans répit, obsédé par les hits. J’étais certain d’être le seul garçon de mon âge à ce point obnubilé par la pop-music… J’ai commencé à être fasciné par des types un peu dingues et maniaques, comme Billy Corgan des Smashing Pumpkins, Scott Walker ou Brian Wilson, qui composent tout dans leur coin… Ma notion de “songwriter” a commencé à prendre forme.
Au départ, Passion Pit, c’est un groupe ou ton projet personnel ?
J’écris des chansons depuis que je suis tout petit et ça ne m’a jamais apporté de bonheur… A vrai dire, je suis dépressif depuis très longtemps. Mon seul masterplan, c’était donc de sortir de ma chambre, de ma dépression. Je savais que je pouvais écrire des chansons et trafiquer le son, mais je ne me voyais pas musicien. Mon père, chanteur d’opéra et prof de guitare, me tape encore sur les doigts, car je ne suis pas très bon musicien. Dans ma solitude, j’ai commencé à étudier ce qu’était une pop-song, en partant à zéro, avec Phil Collins… Ma première tâche, ça a donc été de composer des mélodies bêtes comme choux, très accessibles et évidentes. Mon ambition, c’était de servir des chansons très sucrées, faciles à avaler, à des fans d’indie-pop. C’est assez pervers de leur faire gober Phil Collins (sourire inquiétant)… Mais pour être crédible et faire passer la pilule, il me fallait un groupe.
Tu avais besoin d’écrire ?
C’est vraiment ma thérapie, un état naturel pour moi. Si je n’écris pas, je suis très malheureux. Au moins, quand j’écris, je suis juste malheureux (sourire)… Sans l’écriture, je serais fou, enfermé… J’écris en permanence – l’écriture d’une chanson peut me prendre les trois minutes qu’elle durera ou des mois de maniaquerie. Au début, pourtant, je n’ai pas prêté beaucoup de crédit à ce don : écrire une chanson, ça me paraissait dérisoire, voire risible. Mais très vite, je me suis dit : pourquoi pas moi ? Très jeune, j’ai annoncé à mes parents que ça serait mon métier, qu’un jour je formerais un groupe et que nous deviendrions célèbres. “C’est ça, et n’oublie pas de ranger ta chambre” (rires)… Je me suis jeté à corps perdu dans ce rêve, j’ai tout sacrifié pour mes chansons. Normalement, au lieu de vous parler, je devrais être à la fac en train de me préparer à devenir journaliste ou enseignant, ou vivre avec une fille, ou mener une existence saine et rangée… Mais non : j’ai tout plaqué pour ce tourbillon de narcissisme… Tout ça parce que sur mon CV, mon point le plus fort était : “Je sais composer une sacrée pop-song”. Je sais que nous sommes nombreux, que le marché est saturé. Il faut un égo démesuré pour imaginer que mes chansons vont changer quoi que ce soit. Mais je suis fier de ce que j’écris.
[attachment id=298]Est-ce vrai que les chansons du maxi Chunk Of Changes ont été écrites pour une fille, comme une carte de Saint-Valentin ?
Ces chansons étaient une lettre d’excuse pour une fille. “Je suis si difficile à vivre et pourtant tu m’aimes, tu es la preuve qu’on peut aimer quelqu’un qui fait tout pour être détesté.” Une pop-song aurait dit : “Tu es si belle et je t’aime tant”. Mais mes chansons, malgré leur joli enrobage de sucre, sont des pustules, pleines de douleur, de haine de soi, de narcissisme… Et ça a marché : le soir, on revenait ensemble. J’ai fait ça des dizaines de fois dans ma vie – j’ai composé des chansons plutôt que des lettres d’amour. J’ai même composé une comédie musicale pour une fille. J’avais 12 ans. Un incurable romantique.
Tu n’aurais pas été capable de dire tout ça sans chansons ?
Depuis toujours, je me sers de Passion Pit pour aborder des choses nettement plus sombres et complexes que l’ordinaire pop – tout en les fourguant en douce dans un format, lui, outrageusement pop. Je prends des idées noires et je les rend comestibles, je réussis à faire danser les gens sur des trucs vraiment glauques. Faire sourire et remuer des gens avec mes histoires d’anxiété, de dépression, de suicide, c’est un tour de magie. C’est d’une immense perversité. La définition même du pop-art. Il y a nettement plus que quelques jolies chansons derrière Passion Pit.
Qui sont tes modèles, dans ce genre de perversité ?
Randy Newman serait un bon exemple, mais il a trop dévoilé son jeu, tout le monde peut lire ses intentions désormais. Notre anonymat est notre bénédiction : on peut tout se permettre, personne ne peut nous suspecter de quoi que ce soit, comme c’est le cas d’autres songwriters qui ont déjà piégé le public avec leurs chansons à double-sens. Pour l’instant, le public ne nous voit que comme un groupe électro en vogue, un gros buzz internet : ils pensent que nous sommes inoffensifs comme Hot Chip ou MGMT… Ils vont donc venir aux concerts pour s’éclater, il leur faudra des mois pour réaliser ce qu’ils se sont pris dans la tronche. Nous jouons le jeu, nous faisons semblant, nous ne libérons que lentement et patiemment notre gaz mortel…
Pardon ?
L’industrie du disque est très sournoise. Il me faut donc utiliser les armes de l’ennemi pour faire passer mon message. Une pop-song, c’est notre cheval de Troie… Je donne l’impression de tout contrôler, hein ? Mais en vérité, je suis dépassé par les événements, tout va trop vite pour Passion Pit. Alors je profite des rares interviews où on me laisse le temps de parler pour expliquer que je ne suis pas dans la même ligue que tous ces gentils groupes électro-pop. Je suis ailleurs, très loin, plus haut. Les chansons de Chunk of Changes, elles trainaient sur mon ordinateur depuis des années. Je n’ai rien dit à ma maison de disques, mais elles n’ont été ni mixées, ni masterisées : directement de mon ordinateur au consommateur ! Mais ça, ça n’intéresse aucun des incultes de la presse musicale. Les blogs, la presse : c’est le règne du superficiel, ils se contentent de couvrir les groupes – ce qui en dit long sur leur incapacité à aller en profondeur. C’est très décourageant d’être, au nom de cette paresse intellectuelle, rangé parmi les milliers de “blog-bands” ou “buzz-bands”… Quel titre de gloire ridicule et pathétique ! Tout le monde y a droit, même les nullards qui enregistrent dans la chambre de leur mère.
Tu lis ce qu’on dit de Passion Pit ?
Je lis tout. Et ça me déprime encore plus. Car même les articles positifs, surtout ceux-là d’ailleurs, nous prennent pour ce que nous ne sommes pas. Je chante sur l’album “Personne ne peut te connaître autant que tu te connais”… Je souffre vraiment de ça, il va falloir que je me blinde, que je me protège. Je n’ai que 21 ans, j’ai surestimé l’honnêteté et la curiosité des gens. Là, par exemple, en vous parlant, je suis terrifié, vraiment dans un sale état. Ça me paralyse de savoir que chaque mot que je dis, chaque note que je commercialise ne m’appartiendra plus. Perdre ainsi le contrôle de son art est un truc effarant.
[attachment id=298]Ta musique est irréelle, féérique. T’en sers-tu pour t’évader de la réalité ?
Ce côté éthéré, irréel, c’est ce que je recherche. L’album évoque beaucoup les thèmes de l’expiation et de l’extase, au sens religieux du terme. Sortir de son corps, abandonner son égo et ses souffrances pour mieux les affronter… voilà le thème d’une chanson comme Sleepyhead. Une bonne pop-song se doit d’être toxique, et donc, aider à divaguer loin de la réalité. A vrai dire, je n’ai pas vraiment l’impression d’écrire des paroles mais de les peindre. De plus en plus, je vais être impressionniste, ça prêtera encore plus à la rêvasserie, à l’évasion. Mes chansons, jusqu’à présent, ont été trop littérales. Je me sens plus proche d’Ingmar Bergman, dans mon approche de la chanson, que de la plupart des musiciens pop.
Es-tu un doux rêveur ?
Depuis que je suis gamin, je vis enfermé dans ma boîte crânienne. Ça me pose de gros problèmes de communication – je peux, en plein milieu d’une conversation, me replier complètement sur moi-même et ne plus écouter un mot. Ma copine me dit que la plupart du temps, elle ne sait pas vraiment si je suis avec elle. Quand j’étais mioche, je passais ma vie dans ma chambre, à écrire des scripts de film, à imaginer des émissions de radios, à composer des chansons. Une autre de mes occupations était de monter des sociétés fictives : je les envisageais jusque dans les moindres détails… Mes préférées étaient une boîte d’animation en pâte à modeler et une autre de peinture à l’aérographe sur skateboards… Dans ma tête, tout réussissait, tout était en place… Mais rien n’a jamais vraiment dépassé le stade des fantasmes, des rêves.
Tu as des chansons qui restent ainsi coincées dans ton cerveau ?
C’est le problème de notre succès actuel : nous sommes constamment sur la route et dans ma tête, ça s’entasse. Alors je fais diversion, pour penser à autre chose ou sinon, je deviendrais dingue… Mon vrai chez moi, ce n’est pas une camionnette : c’est le studio. C’est là où je me sens en sécurité, en paix, avec mes jouets, mes machines… Je rêve constamment à mon studio, à tout ce que je pourrais y faire… Tourner me tue. C’est une torture pour un type comme moi qui ne boit pas, qui ne fait pas la fête, qui se tape des crises d’angoisses et de panique en permanence. Je rêve de disparaître, de ne plus me montrer, d’écrire pour les autres, de ne jamais plus quitter le studio… Mais là, on nous presse comme des citrons, on n’a même pas eu le temps de préparer nos concerts. Vous allez peut-être voir de bons concerts de Passion Pit, mais absolument sans commune mesure avec ceux que j’envisage dans ma tête. On devrait être tellement plus incroyables que ce que l’on montre – et tout ça, c’est la faute d’une industrie qui nous spolie de notre temps. Si c’est pour écouter les chansons telles qu’elles sont sur l’album, autant rester chez soi. Nous avons un devoir d’étendre la musique, de la rendre gigantesque sur scène. Il faut une différence entre ce que nous atteignons en studio et ce que nous offrons sur scène. Ce sont deux expériences totalement différentes, voire opposées.
Il t’arrive de ne plus savoir si, dehors, il fait nuit ou jour quand tu es en studio?
Constamment. Les autres membres du groupe savent que le studio, c’est mon domaine et que je suis un control-freak, alors ils me laissent en paix. J’écoute leurs opinions, mais je décide. Je suis très impatient et très immature : je n’ai pas de temps à perdre à discuter, à m’engueuler, il faut suivre le flux des idées. Et tout va tellement vite. Des fois, je suis dans un tel état de frénésie, d’excitation que je n’arrive même plus à formuler ce que je veux. Ça ne passe plus par les mots, par des explications, mais par des associations d’idées : pour les autres musiciens, qui ont tous étudié la musicologie à l’université, ça doit être très frustrant d’écouter mon charabia…
Arrives-tu, aujourd’hui, à juste écouter de la musique ?
Non, je dissèque chaque chanson, analyse chaque son… Si vous étudiez la littérature en doctorat, vous ferez la même chose avec chaque livre que vous lisez. C’est à la fois ma joie et mon métier. Mon père et son frère collectionnent les vins : ils sont encore pires que moi avec la musique. On ne se rend pas forcément compte de tout ce qui se passe dans un single pop… C’est tout un univers en trois minutes.
Comment considérais-tu Manners, au fur et à mesure qu’il se construisait ?
Arrivé en fin de parcours, j’ai commencé à me dire qu’il se passait un truc très fort, qui me dépassait. J’ai senti que nous pouvions élever la pop-music à un étage supérieur. J’ai beaucoup de mal avec les groupes indie-pop, avec leur manque d’ambitions, leurs photocopies à la chaîne. En Angleterre, jouer de l’indie-pop est un vrai métier, une carrière juteuse. Du coup, plus personne ne prend de risques car le retour sur investissement doit être immédiat. Mes modèles, ce sont plus des gens comme Radiohead, Björk, Brian Eno, des gens qui, pendant toute leur carrière, ont œuvré pour réconcilier la pop et la recherche, pour faire de la chanson un truc un peu plus intelligent et moins paresseux que la moyenne. Tout le monde autour de nous a essayé de nous pousser dans la direction lucrative du moment – une sorte d’indie-dance excentrique… Et du coup, je me suis enfui dans la direction opposée. Un peu, à notre petite échelle, comme lorsque Radiohead a sorti Kid A, qui a jeté un froid, semé la confusion… J’en jouis d’avance, nous allons prendre le monde par surprise.
Myspace Album : Manners (Columbia/SonyBMG) Concerts : Eurockéennes (4/7), Rock En Seine (fin août)
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