Pascale Murtin et François Hiffler se sont rencontrés au bord d’une falaise chorégraphique et ont décidé, en ouvrant leur Grand Magasin, de poursuivre une mise en abyme permanente de mots. Dans leur cirque du langage, les travers de notre quotidien sont finement passés à la moulinette pour produire de l’art vivant brut.
« On nous reproche de ne pas être des auteurs, c’est vrai, nous sommes des zozoteurs.« Grand Magasin fait le malin. De modesties en modesties, ils ont appris à renvoyer l’image de leur image dans un effet « Vache qui rit » qui leur va bien. « On n’a pas de problèmes avec le public ; le cloisonnement, ce sont les organisateurs qui le créent.« Ces vrais auteurs travaillent effectivement par défaut.
D’abord, leur syntaxe favorite s’organise très généralement autour d’une formule légère et efficace : sujet, verbe, complément. Ensuite, leur vocabulaire marque une prédisposition certaine pour les mots simples du quotidien dont la phonétique les fait tiquer du tac au tac et, enfin, leur insouciance notoire pour le culte de l’acteur qui brûle les planches agace terriblement. Ajoutez à ça un CV qui commence par le statut de danseur et essayez donc de convaincre que vous faites du théâtre. Ils ont d’ailleurs abandonné avant même d’avoir essayé. Grand Magasin tend irrémédiablement vers l’osmose entre démarche artistique et mode de vie.
Pascale Murtin et François Hiffler sont deux. « Pas un couple, une paire.« A la question sur l’infime différence entre le Grand Magasin de la ville et le Grand Magasin de la scène, ils répondent « Oui, c’est pareil, seulement un peu moins stupide en vrai ! » Ils ont commencé par être danseurs à la même période que des stars d’aujourd’hui comme Daniel Larrieu et Philippe Decouflé. Mais un jour de décembre 1982, dans une minuscule galerie avignonnaise tenue par des amis, ils créent Par les cheveux, une version (é)tirée de Barbe Bleue. « L’endroit était tellement petit qu’on ne pouvait pas faire de gestes. On se considérait comme une compagnie de danse, c’est la première fois qu’on s’est mis à parler. On a remplacé par les mots, les diapos et tout un tas d’ersatz ce qu’on ne pouvait pas faire en déplacement. On a appris par c’ur l’histoire de Barbe Bleue, on l’a récitée. On a fait deux versions qui différaient de très peu, sur des articles parfois définis, parfois indéfinis et, grâce à ces deux versions mises côte à côte, se sont échappées des sortes de divergences. On s’était rendu compte qu’en apprenant par c’ur une histoire, on pouvait la réciter ; ensuite, on était deux, il y avait donc deux voix possibles ; si on montrait des objets, ça faisait une troisième histoire ; en plus, on projetait des textes, ça faisait une quatrième histoire. On a trouvé que c’était très riche et on a décidé de continuer. »
Deux zozoteurs qui osent voyager dans le spectacle sans bagage. « On ne chante pas pour que ce soit bien, puisque nous ne sommes pas des chanteurs. » La danse, « c’est trop de virtuosité, on recommence un peu à danser car on a suffisamment oublié… C’est la maladresse qui nous intéresse. » Alors, une technique Grand Magasin ? Pas vraiment, même si « la musique reste un modèle, même quand il n’y a pas une seule « chanson » dans nos spectacles… En fait, c’est plutôt la musicalité qui est un modèle. Surtout dans la manière de concevoir nos spectacles, puisqu’on écrit tout sur une partition qu’on exécute ensuite. » En vérité, si leurs corps ont effectivement oublié la perfection du mouvement, leur sens de la chorégraphie reste intact et d’une précision symphonique. Les titres des spectacles donnent le ton : La Vie de Paolo Uccello (perspective cavalière), Les Filles du chef (comédie africaine), Laurel et Hardy à l’école (leçons de rattrapage), Le Tour du monde des chants d’amour (concert d’ethno-fiction) et le dernier né, L’Encyclopédie des joies du c’ur (une idée de comédie musicale).
Grand Magasin tire le quotidien par les cheveux pour vous faire découvrir l’ossature ou plutôt le maigre squelette du bon sens près de chez vous. « La bêtise est un outil pour nous.« Ils agissent comme des brocanteurs de mots, mais aussi d’objets les plus incongrûment banals, qui ne retrouvent leur valeur qu’une fois posés sur scène. Ils regardent le monde comme une permanente leçon de choses et savent jouer la fausse naïveté à merveille. Une (mauvaise) première approche de leurs spectacles consisterait à y voir des jeux d’enfants. Si l’idée d’un regard neuf sur l’environnement n’est pas absente de leurs compositions, la différence, de taille, reste qu’il s’agit justement de compositions. Ils savent regarder ce que tout le monde voit, mais ils observent et prennent des notes, eux. Ils savent détourner mots et objets de leur finalité par des modifications infimes avec, pour principal outil, le « ton » : une façon telle de prononcer tou-tes les syl-la-bes en utilisant toutes les ressources phonétiques du français, qu’on pourrait imaginer, si la mode passait par là, entendre une nouvelle génération parler en Grand Magasin.
Pour constituer le livret de L’Encyclopédie des joies du c’ur, ils ont entassé « lettres de félicitations, discours de bienvenue, vœux, relevés d’enseignes, questionnaires inquiétants, remarques troublantes tirées de la littérature ou de pure invention ». Comme toute bonne encyclopédie, celle-ci a son index : les discrets réconforts, les encouragements marqués, les diligences cordiales, les maigres consolations, les salutations distinguées, les premiers secours, les aimables règlements, les étrennes décevantes, les viatiques cachés, les constats amiables et les prompts rétablissements. Grand Magasin porte bien son nom : il emmagasine à longueur de temps des observations sur la pratique du quotidien langagier pour fabriquer les centaines d’épisodes de la série « Nos animaux les hommes ». L’exercice a sans doute ses limites, mais la seule qu’ils voient aujourd’hui reste la distribution de leurs spectacles, qui jouent encore trop les fous du roi dans les programmations un poil ossifiées de nos théâtres. Le mode modulaire a cependant une vertu : Grand Magasin peut s’adapter à toutes les situations de représentations. Rester enfermé dans des lieux de spectacle les ennuie d’ailleurs terriblement. Ils ont donc inventé les Almanach, qui ont déjà été feuilletés dans plusieurs villes de France ainsi qu’en Belgique, aux Pays-Bas et en Suisse. Grand Magasin ouvre alors plusieurs rayons dans une ville et le chaland/spectateur doit parcourir des lieux communs, les revoir à la lumière du ridicule salement artificiel qu’ils renferment. Pour les Almanach, Grand Magasin fait appel à quelques citations qui vont de John Cage à Robert Pinget en passant par Franz Kafka et Robert Walser. Au reproche d’enfermement dans son monde, Grand Magasin offre ainsi une fantastique réponse dans ces interventions urbaines, en montrant que leur monde est tout simplement celui que l’on croise tous les jours et qu’on ne sait plus voir.
Pour autant, Pascale Murtin et François Hiffler ne se sentent nullement des âmes d’engagés dans l’animation culturelle. Leur tentative d’implantation à Marseille, où ils ont racheté un vieux cinéma, reste un échec. Leur vélo porte la marque Le Parisien et la région parisienne semble effectivement leur aller mieux au teint. « Ici, on peut se fondre dans la foule, j’aime l’anonymat, personne ne nous fait chier sur la façon dont on s’habille, la façon dont on parle.« Curieusement, Grand Magasin n’aime pas se faire voir, entendons par là qu’ils aiment les images qu’ils représentent dedans comme dehors et se régalent d’en bricoler de nouvelles en permanence. Mais le jeu, la scène, ne les amuse pas vraiment. Ils n’ont pas encore trouvé le moyen de ne pas jouer eux-mêmes leurs compositions. Non par manque de moyens, mais par incapacité à sortir d’eux-mêmes pour imaginer d’autres interprètes de leur univers d’artistes. Les références de jeu, Grand Magasin les trouve dans le cinéma muet : « Boris Barnet, Lubitsch dans une sorte de liberté de construction… le décalage, ils sont hardis à couper-coller, ils ont une liberté. » On les imagine assez bien reprendre le chemin tracé par Jérôme Deschamps et Macha Makeieff avec Les Deschiens sur Canal+ et inventer une série télé, surtout quand leur grand maître affiché du cinéma d’aujourd’hui est Nanni Moretti (« surtout les premiers films »). Mais ils ne se sentent pas mûrs : « On a du mal à comprendre la grammaire audiovisuelle et si on avait écouté la grammaire théâtrale, on ne serait pas Grand Magasin. »
Pierre Hivernat