Ce fut l’éblouissement du dernier Festival d’Avignon : l’intégrale de l’épopée Gilgamesh donnée dans un champ de tournesols. Après trois ans de travail à Damas, New York et Marseille, Pascal Rambert remet le projet sur la table : creuser la mémoire du monde et des hommes pour en extirper les contours du présent. Le théâtre a-t-il jamais eu autre vocation ?
C’est un artiste. Quand vous le rencontrez, il vous parle moins du projet en cours que des désirs en gestation et des créations à venir.
Depuis Les Parisiens en 1989, jusqu’à Race, présenté à Los Angeles et au TGP de Saint-Denis en 1999, les traces laissées par Pascal Rambert, auteur dramatique et metteur en scène depuis vingt ans, sont uniquement et grandement de l’ordre de l’humain : la sensation au lieu du sensationnel, l’essai d’une forme plutôt que le spectaculaire. « Le théâtre est une activité si douloureuse. Ce n’est que de l’humain. Mes amis plasticiens reconnaissent là ce qui distingue notre travail quotidien du leur : le texte n’est que prétexte à vivre une aventure collective. C’est épuisant… » D’où l’envie de changer les règles, de rechercher une représentation déliée de tout formalisme, à la limite de la non-représentation.
Persévérant dans son désir de disparition, en tant que chef-metteur en scène, Pascal Rambert imagine pour demain une Maison des théâtres où il sera producteur et proposera à d’autres artistes de créer un spectacle en adoptant les mêmes contraintes de temps de répétition, de budget ou de thème. De l’ordre du dogme, mais sans souscrire tout à fait ni au mot ni à son application stricto sensu, tel le Dogma de Lars von Trier. S’amarrer au hasard et y puiser du sens.
Un artiste, alors, c’est comme un funambule, toujours sur le fil et toujours en mouvement. Avec, chez Pascal Rambert, la certitude et la quête acharnée de cette alchimie propre au théâtre qui embrase tout, brasse le distinct et l’épars, provoque une ouverture. « De toute façon, tu ne parles toujours que de fente, lit-on au début du Récit de la préparation de Gilgamesh jusqu’à la première répétition en Avignon 1. Pour toi, le théâtre n’est qu’une affaire de fente, répètes-tu. Tu as construit toute ton activité théâtrale autour de ce concept de fente qui ouvre sur un trou. »
Il y a quelque chose du kabbaliste dans sa volonté et son aptitude à rechercher dans « la boîte noire » du théâtre les poussières de lumière cachées dans le noyau des choses, déchets et fragments, cailloux et c’urs, comme dans ses fréquentes évocations de l’acte sexuel. Métaphore suprême et sublime de la création, de la relation, du conflit et du politique, dont son Récit… rend compte abondamment. Un récit qui rend poreux l’art et la vie, ne les départage pas. De fait, y aurait-il eu Gilgamesh sans cette nuit de solitude dans les rues d’Alexandrie en hiver 1991 et sans cette impulsion irrépressible quand il lit dans Le Monde que « les archéologues sont fous parce que les bombes éventrent la terre au sud de Bassora en Irak et font disparaître la mémoire du monde » ? Qui se souvient alors que c’est là, « entre le Tigre et l’Euphrate, que les hommes ont inventé l’écriture, il y a plus de cinq mille ans, et que c’est dans la ville bombardée de Warka qu’est née l’épopée de Gilgamesh » ? Par quel chemin est-il passé depuis lors jusqu’à l’éblouissement provoqué par Gilgamesh, cet été à Avignon, dans un champ de dix hectares de tournesols, sur l’île de la Barthelasse, avec des acteurs syriens, américains et français, pour faire mentir les évidences ?
Depuis près de trois ans, Pascal Rambert fait la navette entre New York, Damas et Marseille. Chaque workshop se clôt sur une présentation publique de fragments de Gilgamesh (l’histoire de ce roi dont le nom en sumérien veut dire « l’ancien est encore vert », ou « le vieux bouge encore »), dans des décors différents, avec des équipes différentes, jusqu’à la conjonction du tout cet été : l’intégrale de l’épopée en trois langues soulevée par une seule ligne de fond, unissant temps et espace : « le refus de se voir soi, disparu, oublié, effacé ». Avec, en prime, pour pimenter le plat, le choix et le désir du metteur en scène de disparaître, de laisser place aux acteurs, à la langue, au temps réel où transite le possible de la représentation théâtrale.
« C’est un laboratoire théâtral et visuel », précise Pascal Rambert, au moment de présenter une nouvelle version de Gilgamesh à Créteil, plus ramassée, avec moins d’acteurs et sans les tournesols : « Enlever les tournesols, c’est comme tirer la nappe sous les couverts. » Reste les tables et l’envie de s’y mettre : « Je le monte comme des gens qui répètent avant de partir pour un autre lieu. Les spectateurs seront sur le plateau, proches des acteurs. Et je lirai un extrait du Récit de la préparation de Gilgamesh, juste avant que le public s’installe. Je me sers de tout, tout le temps, c’est l’idée de Duchamp sur la porosité entre ma vie et ce que je fais. »
Quelle que soit la forme qu’elle prend, la représentation de Gilgamesh conjugue le déroulé de la langue, ce qu’il appelle la « cagoule de velours en déploiement », et des actions concrètes (« creuser, faire à manger, dormir, se laver, s’habiller, se déshabiller, se raser, manger, se lever, lire, écrire, réparer, construire, etc. »), laissées à 70 % à la discrétion de ses acteurs, comme il dit, pince-sans-rire. « A Avignon, les acteurs étaient vus comme des archéologues creusant dans la terre pour remonter des TRACES enfouies depuis 5 000 ans. Ici, ce sont des acteurs en répétition creusant en eux pour trouver les TRACES de l’épopée, ainsi que les TRACES des représentations précédentes. Traitant de la matière de l’épopée dans ses pleins et dans ses creux, nous invitons ainsi le spectateur à recomposer en lui-même le poème et à s’interroger sur ce qu’est toute représentation théâtrale et aux TRACES qu’elle laisse en nous et au-delà lorsque le noir final une forme de mort tombe sur le plateau. »
Gilgamesh peut être vu comme une friction entre deux conceptions opposées, un exercice d’ontologie in vivo : « Plusieurs fois, à New York, à Damas, à Paris, à Los Angeles, à Londres, à Berlin, tu as expliqué cette question d’ETRE. La première fois il y a dix ans, quand pour la première fois tu t’es arrêté à New York (…) tu entendais de façon très forte, leur « I AM untel ». (…) Tu entendais qu’il y avait dans le AM une conscience d’être, quelque chose de plus (que toi, que qui ?) qu’ailleurs. Et tout le contraire à Damas ou au Caire quand tu apprends qu’en arabe parlé le verbe ETRE ne se dit pas, ou pour ainsi dire N’EXISTE PAS, ou pour mieux dire qu’il est TOUT EN DIEU. Donc tu penses que si l’ETRE n’est pas dans le tout-venant parlé, il doit bien être quelque part. C’est ce que tu viens chercher à Damas. Et c’est pour ça que tu montes Gilgamesh avec des Arabes et des Américains. Pour voir comment l’ETRE dans sa supposée sur-présence et dans sa supposée absence navigue. »
Pascal Rambert navigue bien, en eau profonde, évite les écueils d’un patrimoine de pacotille que les bombes savent si bien faire exploser et garde le cap d’une belle idée fixe, une utopie têtue et réaliste : offrir la place à l’étranger.
Son prochain spectacle, Asservissement sexuel secondaire, sera comme un ready-made géant et se déroulera non pas au théâtre, mais chez un concessionnaire de voitures : « Je ne choisis plus l’endroit. Je ne choisis pas la musique non plus : j’ai acheté un magnéto et la fille qui me l’a vendu m’a donné toutes les bandes qui restaient dans son magasin : ce sera la bande-son. En voyageant au Moyen-Orient, j’ai vu beaucoup de beauté dans la non-représentation. Cette crise de la représentation inscrite dans les religions juive et musulmane m’intéresse. Comme j’aime le travail de Mallarmé ou de Claude Régy… Je veux vider le plateau au maximum en créant des points d’ancrage, de façon à ce que le spectateur puisse faire son travail. »
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1. Paru aux éditions Solitaires Intempestifs, en même temps qu’Asservissement sexuel secondaire.