Il y a un an, Patrice Chéreau propose à Pascal Greggory de travailler avec lui sur la nouvelle version d’une uvre majeure de Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton. S’installe alors entre le metteur en scène-comédien et le pur acteur une complicité qui fait du spectacle l’une des plus belles réussites du théâtre moderne.
Après une tournée internationale triomphale et au moment d’installer leur duel pour deux mois aux portes de Paris, Pascal Greggory, naguère figure emblématique du Rohmer de Pauline à la plage, raconte sa métamorphose.
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Mon métier d’acteur est un miroir de la société, il reflète parfaitement la violence de l’époque dans laquelle on vit : il y a 85 % de chômage parmi les comédiens, ce sont des gens qui souffrent. En plus, c’est un métier basé sur la réussite, avec une violente envie parce que c’est très éphémère : il ne restera rien de vous après. Je suis quelqu’un d’ambitieux, quand je sais que ce que je fais a un impact et plaît aux gens, c’est un grand plaisir.
J’ai rencontré Chéreau d’une façon un peu étrange : j’étais dans une phase de désarroi artistique et moral, une forme de dépression. Pourtant, j’avais fait beaucoup de choses avant, j’avais travaillé avec Rohmer et avec Téchiné. L’univers de Chéreau est le contraire de celui de Rohmer, qui ne s’intéresse pas du tout à la douleur humaine ni au bagage humain qu’on transporte. Les héros et héroïnes de ses films sont des gens qui sortent de l’adolescence, du cocon familial. Il n’y a pas cette confrontation à la société, à la vie. Rohmer prend un acteur d’abord pour le physique, pour ce qu’il est immédiatement. Il ne va pas chercher plus loin et me prend pour mon apparence : quelqu’un de plutôt aimable, avec une facilité de dialogue et plutôt « correct ». Ce qui est terrifiant dans le métier d’acteur, c’est qu’on joue avec soi-même. Ce n’est pas comme être peintre, écrivain ou musicien, aucun élément extérieur ne peut intervenir.
J’avais encore un physique de jeune premier alors que je savais des choses sur la vie qui étaient beaucoup plus fortes que ce que je représentais, le physique n’allait pas avec le moral et la pensée. On provoque alors un manque de désir de la part des metteurs en scène. Chéreau était dans la même galère morale et artistique que moi. On s’est rencontrés dans un restaurant, à Paris. A la fin du dîner, sachant qu’il allait monter Hamlet, je lui ai demandé s’il n’avait pas un rôle pour moi. Il en avait un petit. J’avais fait de grands rôles au cinéma et au théâtre, mais j’ai quand même sauté sur l’occasion. Ce fut un cauchemar, j’avais l’impression de régresser. Mais finalement, cette régression a été bénéfique : un des acteurs qui jouait Horatio est parti et j’ai repris le rôle. C’est là que notre collaboration a réellement commencé. Après, il y a eu La Chambre et le temps, puis La Reine Margot et Dans la solitude des champs de coton. Le rôle dans La Reine Margot arrivait à un moment où j’avais eu tellement de galères, où j’avais tellement souffert dans ce métier-là que j’avais envie de sortir un truc violent du fond de moi.
L’univers de Koltès m’était indifférent. J’étais allé voir la création de Dans la solitude des champs de coton en 1987 parce que c’était Chéreau.
Ce n’est pas un spectacle qui m’a frappé ou marqué. La mise en scène ne m’avait pas troublé. J’ai vu la création avec Isaach de Bankolé et Laurent Malet, puis la seconde version avec Chéreau et Laurent Malet. Chéreau avait construit un personnage incroyable, proche du clownesque, qui se cachait. Isaach de Bankolé aussi, il avait un faux ventre et s’était masqué le visage avec des casquettes. Les acteurs se cachaient derrière des artifices. Tout ce que Chéreau a gardé de ces deux premières versions, ce sont les deux pauses et le fait de s’asseoir dans le public et de boire un coup.
J’étais très fasciné par Chéreau parce qu’il fait partie des metteurs en scène avec qui on a envie de travailler au théâtre, parce qu’il a ce grand amour des acteurs. Il arrive à faire sortir des choses que l’acteur ne soupçonne pas en lui. Très peu de metteurs en scène arrivent à faire ça.
De 17 à 20 ans, j’ai vu toutes les pièces que Chéreau a mises en scène : un grand choc pour moi. C’est quelqu’un de beaucoup plus sombre qu’Eric Rohmer, d’assez violent et de subtil, qui a beaucoup de charme, qui n’a pas le souci de plaire. Il a envie de plaire, mais à travers ses spectacles. C’est quelqu’un qui a le sentiment d’avoir une mission, un message à transmettre aux gens. La douleur des gens l’intéresse. Certains ressentent cette douleur très jeunes, vers 20 ans, d’autres plus tard. Et moi je pense que je l’ai maintenant.
On s’est mis à travailler Dans la solitude des champs de coton dès novembre 94, alors que le spectacle a commencé en mai 95 à Venise. On se voyait une fois par semaine. Pendant deux mois, on était à table, on décortiquait le texte que je ne comprenais pas du tout. Pour préparer la pièce, on a vu des films. Notamment Stalker de Tarkovski, une sorte de quête de l’absolu. Le personnage principal de Stalker avait un petit foulard très serré autour du cou. C’était intéressant pour mon personnage, parce qu’il fallait qu’il ait une élégance naturelle, comme certains clochards. J’ai aussi vu La Ligne de mire, un choix de Chéreau : le personnage de John Malkovich m’a inspiré, dans sa dinguerie, sa folie autodestructrice, cette sorte de sadomasochisme. L’un de mes choix personnels a été Macadam cowboy pour la relation entre les deux hommes qui ne peuvent plus se passer l’un de l’autre. Un besoin profond de se raccrocher à l’autre comme à une bouée de sauvetage. Un film qui m’a énormément marqué quand j’étais jeune. Chéreau m’a donné à lire des livres de Marivaux parce que, dans cet univers, tous les personnages ont un orgueil démesuré. Chéreau m’a aussi montré l’univers de Koltès. Un hôtel, par exemple, L’Aiglon, boulevard Raspail à Paris, dans lequel il a vécu peu avant sa mort un genre de no man’s land. Il m’a montré un type qui était une sorte d’apatride, sans racines. Marseille est sûrement un lieu qu’il aurait aimé… les ports, la possibilité et les moyens de partir ailleurs, toujours, et les brassages de races différentes. Comme j’aime beaucoup toute la musique expérimentale et la techno, la bonne, mais aussi Massive Attack ou Tricky, j’ai proposé d’utiliser Massive Attack dans le spectacle : quelque chose de sauvage, d’un peu barbare, d’une culture différente. Je l’ai fait écouter à Chéreau, qui a eu l’idée de la pause danse. Il y a aussi des sons de Prince (Purple rain), Tuxedomoon, s’ur Marie Keyrouz.
On donne tout ce qu’on a à l’intérieur, ou alors on ne monte pas cette pièce. Rien n’est écrit : ni les décors, ni les costumes, ni les indications de jeu. Au fil des répétitions, j’ai compris que c’est une pièce où on ne peut pas se cacher parce que ça renvoie à des choses tellement profondes en soi, de tels sentiments violents, de manque, de désir. Le danger spécifique de cette pièce est qu’elle faisait appel à des choses tellement violentes et profondes en moi : soit on donne tout, on déballe tout, des choses qu’on n’a peut-être pas envie de montrer, de donner, soit il ne faut pas faire cette pièce. C’est très dur, parce que la douleur que peut provoquer ce personnage est quelque chose que je n’avais jamais pu, jamais voulu montrer, ni à l’écran ni au théâtre. Ce ne sont pas des personnages méchants ; dans la méchanceté, il y a quelque chose de veule. Là, s’ils sont violents l’un envers l’autre, c’est pour se protéger, mais aussi pour que l’autre vienne à vous. Mon personnage est quelqu’un qui a souffert le martyre, soit socialement, soit physiquement. Maladivement. Je n’avais jamais pleuré au théâtre, au cinéma non plus, c’est la première fois : il fallait aller chercher très loin. Ça me rappelle la psychothérapie que je fais depuis trois-quatre ans, qui m’aide énormément. Chaque acteur devrait faire une psychothérapie.
Koltès est en accord parfait avec le monde dans lequel on vit : chaotique et dangereux. Des gens très jeunes voient ce spectacle, et c’est comme une claque dans la gueule : ils s’y voient.
Cette pièce, c’est la recherche du désir qu’on a perdu, la solitude, le souci de dialoguer, d’avoir un contact avec quelqu’un, d’avoir de l’amour, d’avoir de l’amitié. Des choses que les gens jeunes ressentent incroyablement maintenant. Chez les jeunes que je côtoie, il y a quelque chose en perdition que la pièce reflète très bien.
Christian Fevret & Pierre Hivernat
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