Souvent associée à tort à des personnalités démentes et dangereuses, la schizophrénie, pathologie psychiatrique chronique, méritait un éclairage plus positif et plus proche de la réalité des personnes atteintes. L’organisation PositiveMinders s’est associée avec le compositeur de musique électronique français Para One afin de déstigmatiser et de représenter ce trouble mental en musique. Rencontre avec l’auteur de “Hearing in Tongues”.
À l’occasion des Journées de la Schizophrénie, qui ont eu lieu du 16 au 28 mars, l’association PositiveMinders, s’occupant de faciliter l’accessibilité aux soins des maladies psychiques, a mis au défi le compositeur, producteur et réalisateur français Jean-Baptiste de Laubier, alias Para One, de représenter la schizophrénie dans un long morceau de 9 minutes et 18 secondes intitulé Hearing in Tongues. Dans le but de déstigmatiser la plupart des idées reçues sur ce trouble mental, Para One a rencontré plusieurs personnes diagnostiquées et a interprété leurs expériences ainsi que leurs symptômes afin de les retranscrire en une musique poétique et immersive.
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Cette pathologie, qui ne peut être guérie, nécessite un traitement au long terme. On ne parle jamais de guérison, mais de rémission en ce qui la concerne. Selon l’OMS (Organisation mondiale de la Santé), près de 24 millions de personnes dans le monde sont atteintes par ce trouble. Et ces personnes ne ressentent jamais les mêmes symptômes et détresses. La schizophrénie est propre à chacun.
Dix cycles sont représentés à travers le morceau : les premiers signes, les hallucinations auditives, les troubles sensoriels, la peur, la perte de contact avec le réel, les délires, la gestion de crise, les premières éclaircies, le chemin du rétablissement et finalement, la vie d’après. Ces phases, parfaitement imagées et décrites sur le site de Schizarmonie permettent de mieux comprendre la musique et ses différentes sonorités et intensités. Para One nous dévoile les coulisses de ce beau projet.
Avant de vous lancer dans l’élaboration de cette musique, connaissiez-vous bien la schizophrénie ?
On croit la connaître. C’est ça le problème. Beaucoup de gens ont une image en tête quand ils entendent parler de la schizophrénie, mais c’est souvent une image reconstituée par la fiction, qui reprend des fonctions spectaculaires alors qu’en réalité, on ne la connaît pas du tout.
Comment est né le projet Schizarmonie ?
L’association PositiveMinders est venue me chercher pour tenter le pari impossible de retranscrire en musique ce que peut vivre une personne atteinte de schizophrénie. C’est un sujet qui me touche et que j’avais envie de défendre donc j’ai évidemment répondu oui, tout en ayant un peu peur de ne pas être à la hauteur de l’enjeu. Alors, j’ai essayé de traduire en musique quelque chose qui est de l’ordre d’un état qui m’a été décrit par les personnes atteintes elles-mêmes.
Aviez-vous des a priori sur cette maladie ?
De manière générale, la question de la santé mentale est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Dans mon premier long métrage Spectre : Sanity, Madness and The Family, j’ai travaillé autour d’une problématique similaire à ce nouveau projet. Ce n’était pas complètement délirant que PositiveMinders fasse appel à moi. L’image que j’avais de la schizophrénie était justement trop colorée par les clichés. Je suis donc arrivé dans le projet avec une certaine ouverture d’esprit et la volonté de comprendre. Puis les entretiens ont été déterminants. J’ai voulu créer un effet de page blanche en oubliant tout ce que je pouvais croire sur la maladie. Je désirais que ce corpus d’entretiens soit ma base de travail. Les a priori étaient au placard, je voulais que ce soient eux qui nourrissent ma réflexion.
Comment s’est déroulé le processus de composition du titre ?
Ça a pris pas mal de temps. J’ai voulu faire ça correctement, en laissant tout ce qui avait été dit, tout ce que j’avais entendu, s’accumuler. Il y avait des parcours de vie et des descriptions de symptômes très différents. Je voulais vraiment que ça infuse dans le morceau de manière un peu inconsciente. C’est à la fois un travail très technique et très sensitif puisque je voulais traduire des mots en musique, ou traduire des concepts, comme celui de la dissociation ou celui d’être en phase avec le monde extérieur… Le tout est devenu une signature rythmique doublée d’un concept harmonique.
“J’avais une volonté de brouiller et de suggérer les frontières entre ce qu’on entend et ce qu’on n’est pas certain d’entendre, ce qu’on devine et ce qui est vraiment là.”
Comment avez-vous choisi les mélodies et les instruments pour représenter les différents cycles de la maladie ?
C’était plutôt une affaire de textures et de quelque chose de très sensitif. Je me suis posé plusieurs questions. Je me suis demandé si cette perception de la réalité par le son avec le cliché “j’entends des voix”, mais qui n’est pas forcément qu’un cliché, c’est aussi une réalité, est-ce que c’est quelque chose de sensitif ? Est-ce que c’est quelque chose de mental ? Est-ce que c’est abstrait ? Est-ce que ça passe vraiment par l’oreille, par l’écoute ?
Toutes les réponses aux questions que j’avais m’ont aiguillé vers la recherche de certains types de textures. Aujourd’hui, on utilise beaucoup le terme de texture en musique, comme si on pouvait toucher le son. J’avais une volonté de brouiller et suggérer les frontières entre ce qu’on entend et ce qu’on n’est pas certain d’entendre, ce qu’on devine et ce qui est vraiment là, etc. Et je pense que cette ambiguïté-là était essentielle.
Rencontrer des personnes atteintes de schizophrénie, ça ne vous a pas rendu anxieux ?
Il y avait des choses dures à entendre. C’était plutôt un effet de compassion. Certaines personnes m’ont raconté qu’à 16 ans, ils ont commencé à complètement décrocher. Souvent, leurs histoires de vie commençaient plutôt mal, puisque le premier contact avec la maladie était quelque chose de dérangeant. Bien sûr, il y a des histoires qui se finissent bien. Chaque patient·e a sa version de la schizophrénie. Pour certain·es, ça touche à la bipolarité, d’autres pas du tout. Certain·es, c’est plus affectif, d’autres pas. Je me suis même rendu compte que je me retrouvais dans beaucoup de ces symptômes.
Évidemment, il y a une réelle notion de gravité, mais il y a quand même quelque chose qui est assez universel. Hormis les symptômes les plus spectaculaires, qui sont assez évidents et qui poussent vers un diagnostic sérieux de schizophrénie, la plupart du temps, il y a quand même beaucoup de points de connivence avec beaucoup de gens.
On pourrait passer d’un diagnostic à un autre au cours d’une vie. Il y a une sorte de plasticité. D’ailleurs, on le voit dans les parcours de vie. Souvent, les choses évoluent, les traitements et les réponses évoluent. On le voit beaucoup avec la bipolarité et/ou avec le syndrome borderline. Parfois, même un·e psychiatre aura un diagnostic différent et une réponse différente d’un·e autre professionnel·le.
Y a-t-il eu un cycle plus compliqué à représenter en musique qu’un autre ?
Certainement le moment où il y a un effet d’euphorie. C’est un moment qui était très délicat à traiter. On me l’a beaucoup décrit comme un sentiment de puissance euphorique. Une sorte de montée qui d’ailleurs correspond souvent à une montée en musique électronique. On utilise ce terme aussi et je voulais trouver la bonne couleur, c’est-à-dire quelque chose qui soit à la fois puissant et beau. Sans que cela ne soit complètement serein ou joyeux.
“Cette interprétation musicale est surtout poétique et laisse une libre interprétation.”
Le morceau est à la limite de la transcendance…
C’est le côté presque poétique de l’interprétation qu’on peut en faire. Il est évident que ma démarche n’est pas scientifique. Je ne vise pas à retranscrire, comme on a pu le voir dans certaines vidéos sur Internet, ce qui se passe vraiment dans les oreilles d’un·e schizophrène. Cette interprétation musicale est surtout poétique et laisse une libre interprétation. C’était d’ailleurs la carte blanche qu’ils m’ont donnée. Mais effectivement, ça touche aussi beaucoup au côté transcendantal qui m’attire en musique depuis le projet Spectre.
Alors, pensez-vous qu’il y a un lien entre la musique et la schizophrénie ?
C’est dur à dire, je ne peux pas parler comme expert puisque je ne suis pas moi-même diagnostiqué. Après m’être entretenu avec des personnes atteintes, oui, il y a un lien très fort et très intime entre la musique et la schizophrénie. De toute façon, le rapport à la musique est extrêmement intime et très abstrait en temps normal. C’est la forme d’art qu’on ne voit pas, qu’on ne touche pas et qui pourtant est bien là. Donc il y a toute une dimension émotionnelle. Mais je pense que pour une certaine catégorie de personnes atteintes de schizophrénie, il y a cette dimension de désorganisation, de réorganisation émotionnelle qui est très forte et que la musique peut toucher.
Quels ont été les retours des personnes diagnostiquées que vous avez rencontrées lorsqu’ils ont écouté Hearing in Tongues ?
C’était super intéressant. Forcément, il y a beaucoup d’affectifs qui se développent, même en très peu de temps. Certain·es, qui étaient eux-mêmes musicien·nes ou très sensibles à la musique m’ont parlé en des termes techniques de ce que j’avais fait avec beaucoup de passion. Et puis l’un d’entre elleux m’a dit que ce que j’avais essayé de représenter dans cette musique traduisait exactement ce qu’on s’était dit pendant notre entretien. Donc ça m’a beaucoup touché. Cela rend la musique encore plus concrète, même si je savais qu’il y aurait forcément une limite. Il y a, finalement, un côté imparfait dans ce genre de démarche.
Propos recueillis par Marie Solvignon.
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