Le flamenco vient de perdre un de ses plus grands maîtres. Le guitariste Paco de Lucía est mort mardi, à 66 ans.
Sa disparition prématurée va sûrement avoir des allures de déflagration nationale en Espagne, et plus largement dans toute la communauté flamenca dispersée à travers le monde. Le plus grand musicien espagnol du XXe siècle, Paco de Lucía, s’est éteint ce matin, victime d’un infarctus, sur une plage de Cancún, au Mexique, devant cette mer qu’il aimait tant. Guitariste virtuose, infatigable défricheur de terres nouvelles, il restera comme le principal artisan de la modernisation du flamenco, un art qu’il a contribué à faire connaître au monde entier, notamment en l’enrichissant d’emprunts faits au jazz et aux musiques latines et orientales.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Né en 1947 dans une famille pauvre d’Algeciras, petit port au sud de l’Andalousie, Francisco Sánchez Gómez, de son vrai nom, est très tôt retiré de l’école par son père, qui désire faire de lui un guitariste professionnel. Durant ces années de dictature franquiste, la musique constitue un espoir de réussite sociale et Paco se retrouve contraint de travailler très dur son instrument, parfois jusqu’à 12 heures par jour. Cette discipline lui permet d’entamer rapidement sa carrière auprès de ses frères Ramón à la guitare et Pepe au chant. Mais son jeu est si excitant, si parfait, qu’il ne tarde pas à enregistrer en solo. Son premier album, La Fabulosa guitarra de Paco de Lucía paraît en 1967 et l’impose comme le plus grand virtuose de son temps.
Il rencontre alors le tout jeune El Camarón de la Isla, cantaor solaire, génie dionysiaque qui le fascine complètement et avec qui il entretiendra une amitié fraternelle et durable. Tandis que Paco est un guitariste « payo » qui ne rêve que de chanter, Camarón est un chanteur gitan qui rêve de jouer de la guitare. Leur complémentarité est évidente, miraculeuse. En une vingtaine d’années, le duo va graver treize albums, un monument du flamenco moderne.
En parallèle, Paco continue de mener sa carrière en solo et d’approfondir le langage établi par le maître Niño Ricardo. Intéressé par la musique sud-américaine, il commence pourtant à explorer de nouveaux schémas harmoniques et rythmiques. En 1973, il s’entoure ainsi de percussionnistes et d’un bassiste pour enregistrer une rumba (style cubain que les Gitans andalous se sont récemment réapproprié) appelée à devenir son plus grand succès commercial : Entre dos aguas. Dès lors, sa popularité explose et les tournées ne cessent plus de s’enchaîner. Son évolution musicale se poursuit cependant, d’abord avec Almoraima (1976), chef-d’œuvre inusable dans lequel il s’ouvre à une orchestration pop, ensuite avec Solo Quiero Caminar (1981), davantage marqué par le jazz. A chaque fois, les puristes les plus radicaux crient au scandale, tandis que la jeunesse, enfin libérée de Franco et avide de modernité, salue l’impressionnant génie d’un guitariste capable de se renouveler sans cesse et, à chaque album, de propulser le flamenco dans une dimension nouvelle.
Paco ne sait ni lire ni écrire la musique. Comme tous les flamencos, il joue à l’oreille des séquences apprises par cœur, mais ne se risque guère à l’improvisation. Désireux de découvrir ce qu’il qualifie de « saut permanent dans l’inconnu », il décide de s’allier avec John McLaughlin et Al di Meola, élargissant encore son auditoire et prenant plaisir à se livrer à une compétition de virtuosité qui tourne parfois au combat de coqs. L’accueil réservé à Friday Night in San Francisco, premier disque jubilatoire du trio, est triomphal.
Lorsque Paco revient au flamenco, c’est pour un coup de maître définitif. Paru en 1987, Siroco constitue à la fois la somme de 15 années d’expériences en tout genre, et l’acte de naissance complet d’un flamenco contemporain et immémorial, profondément andalou et universel. Salué unanimement comme un chef-d’œuvre absolu, le disque influencera toute une génération de nouveaux guitaristes de Tomatito à Rafael Riqueni en passant par Vicente Amigo, Gerardo Nuñez, Niño Josele et bien d’autres. Dans l’histoire du flamenco, il y aura désormais un avant et un après Siroco.
Jouissant d’un statut d’icône bardée d’honneurs et de décorations, Paco peut enfin jouer sa musique comme bon lui semble, sans plus avoir à la révolutionner. Accompagné de son sextet, il court toujours le monde, proposant une fusion entre flamenco et jazz qui soulève partout l’enthousiasme. Ces dernières années, il avait commencé à s’autoriser à moins tourner et à moins enregistrer. Personne ne songeait à lui en faire le moindre reproche, car nul n’a autant donné au flamenco que cet homme simple, doux et humble, tellement doué et que tourmentait pourtant l’idée de ne jamais atteindre la perfection. Son apport est tel qu’il faudra sûrement des générations avant que ne reparaisse un si grand novateur au sein du flamenco. Certains guitaristes savent aujourd’hui reproduire sa technique ; aucun n’a su la mettre aussi rigoureusement au service de l’inspiration musicale et nul n’a touché à cette beauté éblouissante dont Paco de Lucía a fait don au monde. Le vide que laisse sa mort ne sera jamais comblé.
{"type":"Banniere-Basse"}