Génies sans le vouloir ni l’avoir appris, personnages au destins délirants, musiciens du n’importe quoi : ce sont les « outsider musicians ». D’Hasil Adkins à Florence Foster Jenkins, portraits et extraits : deuxième partie.
« Outsider music ». La musique des marges. Pas celles que l’on connaît habituellement, pas celles qui longent voire croisent parfois le mainstream, pas les marges dans lesquels, sciemment, quelques artistes un peu plus fouineurs que les autres vont chercher leurs terra incognitas. Cet outside est, à l’œil nu, presque invisible. Des marges extramondaines souvent, extraterrestres parfois, ignorées des circuits institutionnels –l’outsider music ne gambade jamais sur les bandes FM, ne squatte pas les playlists sur Spotify, ne fait pas gagner beaucoup de pognon à iTunes.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Les musiciens de l’extérieur sont une petite légion. Repérés un peu au hasard, rencontrés sur les routes qu’ils sillonnent pour vendre leurs autoproductions, trouvés dans la rue quand ils y vivent, ou dans des asiles quand ils y gazouillent, découverts voire compilés par des collectionneurs, ils sont souvent l’objet de cultes tenaces. Ils sont, surtout, dingues –comprendre réellement zinzins, absolument maboules, définitivement happés par des sphères auxquelles à priori aucun individu d’esprit droit n’aura accès. Les psychiatres leur consacrent des études : le fil ténu entre folie et génie, sur lequel s’écharpent encore les chercheurs, c’est chez eux qu’on l’observe au plus près. Pas de trop près, de préférences : leurs obscurités sont parfois terriblement attirantes.
Les Outsider musicians sont, historiquement, les vrais punks. Le do it yourself, c’est eux. Ils de disposent, pour la plupart, d’absolument aucune connaissance musicale. Mais font quand même de la musique. N’importe comment, donc. Ils viennent de nulle part, et vont nulle part. Ils font de l’art brut, véritable, mais sans le vouloir, et toujours avec la plus bouleversante des sincérités. Certains ont beaucoup fait rire, sont devenus des phénomènes de foire, sont passés dans des shows TV comiques plutôt que sur les chaînes hi-fi des larges masses. Le second degré leur était pourtant généralement totalement inconnu. Et leurs vies sont, toujours, passionnantes, sinueuses, effrayantes, hallucinantes –si des biopics leur étaient consacrés, ils ressembleraient sans doute plus à une version trash et hardcore d’Alice au Pays des Merveilles qu’à Walk the Line.
THE SHAGGS
L’histoire des Shaggs ? Ce n’est pas une histoire, c’est un conte. Flippant, le conte –Lovecraft aurait pu le cauchemarder. Car on peut difficilement faire plus cinglé et la cintrerie, ici, remonte à loin. Elle a pris forme dans un coin reculé du New Hampshire, a couru le long du fil venimeux de vieilles croyances abstraites et inquiétantes, elle est née d’une superstition vieille comme le monde, et de l’obsession qu’elle a fait naître chez un homme. Car bien avant la naissance des quatre membres féminins du groupe, Dot, Helen, Rachel et Betty, leur mamie diseuse de bonne aventure avait tout prévu. Tout était écrit. Leur père Austin se marierait avec une blonde, pourquoi pas, aurait deux fils après son décès, bon ok, puis aurait des filles, dont, disaient les lignes entre les plis palmés, il ferait un groupe de musique à succès. La fortune semblait simple : il suffisait de suivre les ordres du destin.
Avance rapide, donc. Fin des années 60. Dans leur trou pourri, un peu gauches, voire totalement de traviole, les jeunes filles sortent à peine de l’adolescence. Elles quittent le lycée et apprennent un peu de musique, sur l’insistance ferme du daron, elles apprennent vaguement à gratouiller les cordes, à cogner les fûts, à déployer un semblant de cordes vocales. La musique, les filles Austin en jouent mal, très mal. Composer un morceau ? Pas mieux.
Papa, pourtant, le sait et tient bon, c’est son destin après tout : les Shaggs seront, et seront de platine. Il les enferme donc dans un studio, de force, et leur fait enregistrer un album. Philosophy of the World. Rien que ça. Un truc de malade, évidemment. Inaudible, arythmique, patraque, pâle, sans mélodies clairement définies, chanté dans les sables mouvants de voix incapables, on dirait du Velvet définitivement overdosé, du Stereolab informe, ça traîne dans la crasse, ça part dans tous les sens, c’est totalement absurde, ça rend à moitié nauséeux –et c’est, évidemment, un flop commercial absolu. Papa ne lâche pas l’affaire, enferme à nouveau ses Shaggs entre quatre murs capitonnés, mais plus rien ne sortira officiellement. Mis à part, évidemment, un culte. Très tenace, notamment depuis la redécouverte du groupe et de son histoire redresse-poils dans les années 80. Philosophy of the World a même été adulé par Zappa (on comprend bien), a été élu 5ème meilleur album de toute sa vie par Kurt Cobain (on comprend mieux), a plus récemment été une influence majeure pour les Moldy Peaches.
http://www.youtube.com/watch?v=1Ny2pV-CCxQ&feature=player_embedded
LARRY « WILD MAN » FISCHER
Quand on commence sa vie de presque adulte, à 16 ans, par un enfermement psychiatrique après avoir agressé sa mère au couteau, on peut déjà penser que rien ne tournera rond dans la suite des événements. Et effectivement, la vie de Larry Fisher a plutôt tourné à l’ovale, et à l’irrégulier. Mais pas dans l’ombre totale. Sorti de sa camisole, malgré la schizophrénie et les troubles bipolaires, Fischer se met en demi-clochard céleste à chanter dans les rues de sa ville, Los Angeles, aux passants qui passent. Il braille des chansons débiles qui trottent par les deux hémisphères malades de la chose qui lui sert de cerveau, des trucs étranges, marrants, se fait payer 10 cents par prestation, et tombe sur… Frank Zappa. Pas le dernier pour flirter avec l’extrême far west de la normalité, Zappa voit en lui un beau potentiel de dérives zigotos, le prend sous son aile tordue, lui fait coucher sur bande un album « pas tout à fait musical » composé de 36 bidules, An Evening with Wild Man Fischer. Puis les deux hommes se brouillent. Bah, une broutille : Wild Man Fischer a simplement essayé de lancer une jarre à la tête de la fille de Zappa. Ca ne l’empêchera pas de continuer son bonhomme de chemin, et de devenir l’un des cinglés préférés de masses plus importantes que ses collègues d’asiles, d’enregistrer deux albums de plus, de passer de nombreuses fois à la TV, dont dans des shows réguliers, d’être considéré comme le « pape de l’outsider music », d’inspirer une bande-dessinée, d’être cité par Pynchon dans l’un de ses romans. Borderline, mais célèbre.
http://www.youtube.com/watch?v=OnHHk9z8iGE&feature=player_embedded
http://www.youtube.com/watch?v=qh8DGaoimk8
JACK MUDURIAN
Dans les années 60, un psychiatre US, R. D. Laing, décrit la folie non comme une cassure, mais au contraire comme une révélation dont les sains d’esprits devraient, parfois, inspirer leur « normalité ». Une vingtaine d’année plus tard. Un asile de fou, le Duplex Nursing Home, à Boston. Un homme, Jack Mudurian, chante (assez mal) lors d’un petit spectacle interne, et se vante auprès de l’un de ses infirmiers de pouvoir chanter « au moins autant de chansons que Sinatra ». « Ok mon maboule, retourne dans ta chambre », lui répondit l’écho en blouse blanche ? Pas du tout. Consciencieux, et curieux, David Greenberg va chercher un enregistreur et met Mudurian au défi. Clic, c’est ON, et c’est pas fini, et c’est même très loin d’être fini : Mudurian chante la bagatelle de 129 chansons, à la suite, sans arrêt, des classiques américains du XIXème et XXème siècles, on entend parfois les oiseaux gazouiller derrière lui, parfois un autre pensionnaire se prendre pour un chœur à lui seul. L’enregistrement fera le tour des oreilles curieuses, se trouvera un label, et constitue évidemment un substrat pour les recherches que le Dr. Laing aurait rêvé de pouvoir étudier.
Quatre morceaux de Jack Mudurian à écouter à cette adresse
{"type":"Banniere-Basse"}