Les deux cousins anglais d’Otzeki sont l’une des grosses révélations scéniques de l’année, avec une électronique sensuelle et violentée de blues. Aux Inrocks Festival la semaine prochaine, ils vont réchauffer novembre.
On réclame ici beaucoup d’imagination. Il faudrait par exemple envisager Disclosure joué par un groupe indé sur des instruments anciens. Il faudrait visualiser une house-music scandaleusement sensuelle mais jouée au ralenti par des teignes à trognes de hooligans romantiques. Vu de très loin, même s’il n’y a musicalement rien à voir, on peut ainsi penser à The Streets : Otzeki joue cette partition très anglaise de la dance-music déclassée, ivre, prolo, jouée avec les moyens du bord, sans grand respect des canons.
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Car c’est le choc que réservent les Londoniens quand on les découvre sur scène : le décalage sidérant entre ce que l’on voit et ce que l’on entend. Les oreilles (et les corps) se lovent dans des mélodies charnelles, dansantes, fluides. Les yeux, eux, sont fascinés par la brutalité du jeu, cette guitare maltraitée, ces mauvaises manières. A l’arrivée, oreilles et yeux ne tombent pas d’accord, chacun certain de son verdict. Ce qui explique des chroniques embarrassées où les deux cousins sont comparés aussi bien à la techno minimale allemande qu’à Animal Collective, à The xx autant qu’aux Français de Her.
“Un musicien est toujours libre”
C’est donc la grande confusion des sens, le vaste souk des impressions – et ça arrive tellement peu souvent qu’on a aimé Otzeki en concert sans en avoir entendu une note auparavant. C’était lors de l’édition printanière du festival anglais The Great Escape. Et de grande évasion – des genres, des formats –, il était effectivement question dès ces premiers pas, ces premiers signes.
“Cette certitude qu’il faut obligatoirement s’inscrire dans une tradition, un genre, c’est un mythe que renforce la dictature actuelle des algorithmes, déplore le chanteur Mike Sharp. Un musicien est toujours libre, sa page est toujours blanche. Le reste n’est que paresse. Mais nous n’inventions rien en mélangeant électronique et organique : il y a beaucoup de grands exemples en Angleterre : Low de David Bowie, Kid A de Radiohead, Joy Division, Depeche Mode…”
“L’expérience de la scène, cette intensité, cette lutte, ça influence plus notre musique que le studio”
Depuis ces premiers concerts, le propos d’Otzeki s’est focalisé, le son s’est précisé, l’attitude s’est affirmée. Mais le dispositif reste le même, primitif et minimal : une guitare, des effets, des claviers et un pad. Soit un micro-studio de chambrette familiale télétransporté sur les scènes anglaises, que le groupe écume sans relâche, notamment lors de sa résidence mensuelle au prestigieux grand foutoir d’Electrowerkz, club canaille du quartier de Shoreditch.
On le sent : ce côté physique, viscéral de la scène, de l’affrontement avec ses machines, avec ses limites et avec son public nourrit, plus peut-être que les nuits blanches en studio, l’electro sans pedigree d’Otzeki. “L’expérience de la scène, cette intensité, cette lutte, ça influence plus notre musique que le studio. Même si, pour nous, la production est aussi importante que la composition, l’énergie et l’excitation du concert nous condamnent à ne jamais oublier que nos chansons doivent finalement être exécutées sur scène, à deux, avec nos outils limités.”
Refrains pop en sucre et beat ivre
La force d’Otzeki, malgré ce dispositif maigrelet, c’est de pouvoir s’appuyer sur deux des plus belles inventions musicales anglaises : les refrains pop en sucre pour faire avaler la pilule ; le beat ivre pour réquisitionner les jambes, les âmes perdues. Chaque chanson d’Otzeki possède ainsi son hameçon mélodique auquel finiront par mordre les radios. Chacune revendique aussi ce rythme en vrac, ce souffle, voire ce soupir qui pousse irrémédiablement vers le dance-floor. Le reste n’est souvent qu’accessoire.
Sauf que, et c’est rare dans la club-culture à l’anglaise, les mots ne comptent surtout pas pour du beurre des Charentes chez Mike, chanteur au beau timbre horizontal, diaphane, mélancolique. On lui parle de sa chanson Already Dead, et la réponse fuse : “Parce que nous sommes jeunes, nous ne devrions pas penser à la mort, nous devrions nous estimer immortels, être dans l’euphorie permanente… Chez moi, elle détermine tout. Peut-être parce que je suis cliniquement mort deux fois, et que j’ai été réanimé, ressuscité à chaque fois… Ça me donne le droit de ricaner de la mort dans mes paroles.”
Même farouchement dansante avec ses airs immobiles, cette musique que l’on pourrait décrire comme soul, car riche en âme, a le moral dans les chaussettes, la frime en berne : les sujets sont graves, mystiques parfois, toujours en tension, épidermiques. Là où tant d’acteurs de la nuit londonienne s’abandonnent à l’hédonisme, fuient la réalité, se réfugient dans un monde bis, Mike Sharp et Joel Roberts tentent de trouver un sens, un fil avec une société mystérieuse, scindée, balkanisée. “Ecrire, constamment, est un moyen de vider la pression, de purger le système”, confirme Mike, évoquant une collection riche de carnets noircis jusque dans les marges. “Tout n’est pas destiné aux paroles, ça marche comme un torrent que je ne veux pas endiguer.”
Le sentiment de liberté du clubbing
On les questionne sur leur découverte de la musique, dans une famille où traînaient des albums des Beatles ou de Hendrix. Pour Joel et Mike, les premiers pas ont lieu au coin du feu, devant la tente. Ils ont 10 ans, ils jouent du blues ancestral lors de vacances familiales en Cornouailles. Pour s’accaparer une musique bien à eux, ils attendront l’adolescence et Nirvana, puis l’apprentissage de la débauche, du clubbing, en partie grâce à l’electro organique/orgasmique de Ricardo Villalobos. “Ça a été une grande période de liberté, le clubbing. Et pas seulement grâce aux drogues. Nous parlions à des inconnus, nous dansions avec eux… Nous nous sentions juste bien, dans une communauté.”
C’est une révélation, bien avant que le tandem Darkside ne publie ses blues électroniques en 2011 : ces beats languides, ces loops hallucinés qui font danser les deux cousins forment une version urbaine, affolée et tendue du blues. C’est ce qu’on entend aujourd’hui chez Otzeki : les licks de guitares qui confondent Delta et Tamise. Une sorte de blues pâle et placide, comme James Blake joue de la soul-music. S’ils approuvent la filiation éternelle avec le blues, Mike et Joel se défendent farouchement d’avoir modernisé quoi que ce soit. “De tout temps, le blues et le rythme ont avancé ensemble. Ça a même donné un genre : le rhythm’n’blues”, sourient-ils.
“Nous avons la chance d’avoir écouté beaucoup de musiques dans notre vie, c’est un devoir de transmettre ces informations”
On entend aussi chez eux John Martyn, et c’est logique quand on connaît sa méticulosité mais aussi la fièvre et l’affranchissement de son écriture. Les deux cousins reprennent en concert son Bless the Weather, classique du folk anglais défroqué des seventies, également vénéré par Beck. “On aime sa liberté avec les formats, son humanité, son âme, sa soul… Nous adorerions faire beaucoup de reprises. Le folk, à l’origine, c’était ça : interpréter avec les yeux d’aujourd’hui des chansons anciennes, les adapter à l’époque… Ça serait génial de revisiter Tubular Bells de Mike Oldfield… Nous avons la chance d’avoir écouté beaucoup de musiques dans notre vie, c’est un devoir de transmettre ces informations. Au football, nous préférons les passeurs aux buteurs”, affirment ces fans éternels d’un exemple du genre : David Beckham.
Otzeki offre également un cas d’école en matière de journalisme musical, la preuve formelle qu’il ne faut jamais demander à un groupe comment il décrirait sa musique. On ne sait jamais : il pourrait répondre, comme les cousins, par un tue-l’amour de l’ampleur phénoménale de leur “electronic dance rock”.
Concert Le 23 novembre à Paris (Gaîté Lyrique) dans le cadre des Inrocks Festival, avec Django Django, L.A. Salami et Rex Orange County
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