Avec son visage blême et ses gestes mécaniques, le groove de Jimi Tenor possède une singulière allure. Sur son nouveau Organism, le Finlandais continue ses étranges manipulations où funk, techno, free-jazz, house et pop sont priés de laisser leurs manuels à l’entrée de la discothèque la plus givrée du monde. Lointaine, nordique et énigmatique, coincée […]
Avec son visage blême et ses gestes mécaniques, le groove de Jimi Tenor possède une singulière allure. Sur son nouveau Organism, le Finlandais continue ses étranges manipulations où funk, techno, free-jazz, house et pop sont priés de laisser leurs manuels à l’entrée de la discothèque la plus givrée du monde.
Lointaine, nordique et énigmatique, coincée entre la Suède et la Russie, tiraillée entre les deux selon les aléas de l’Histoire, on n’imagine que vaguement la Finlande. De cette contrée floue du bout de l’Europe se sont déjà échappés quelques musiciens eux-mêmes tiraillés entre plusieurs cultures, Sibelius au début du siècle, 22 Pistepirkko plus récemment. Le tournant du siècle prochain se fera plus certainement avec Jimi Tenor et son nouveau single Year of the Apocalypse, morceau assurément non prémonitoire, dans lequel il prône liesse et amusement. Mais seulement en public : en privé, ce type cache sa joie.
Glacial ressortissant de Lahti, il confirme tous les clichés usuels circulant sur les Nordiques sympa comme la porte de la prison de Hämeenlinna, bavard comme un hareng fumé. Plus laconique que lapon, Jimi Tenor a le regard aussi expressif que Rudolf le renne quand il annonce d’entrée de jeu la couleur : vêtu d’un avenant T-shirt aux couleurs de l’Allemagne, ce clone pâlichon d’Andy Warhol a la mauvaise grâce distinguée, la retenue sarcastique et l’humour congelé. « Juste à côté de la Finlande, il y a Saint-Petersbourg, qui compte sept millions d’habitants. Donc il ne faut pas voir la Finlande comme un pays perdu, loin du monde (rires)… Helsinki est grand et petit à la fois. Ça va pendant un moment, mais si on veut vraiment faire quelque chose, aller plus loin, progresser, il faut en sortir. Dans ma ville, ça n’était jamais arrivé à personne d’avoir du succès, c’était complètement improbable, inutile. Je me suis toujours senti un peu perdu en Finlande, j’aimais les grandes villes. »
Jimi Tenor avait pourtant de quoi s’occuper quand il était gamin. Après avoir pipeauté son monde en avouant des passions fugaces pour le bricolage, la photo ou le hockey sur glace, il trouve sa voie dans la flûte et le saxophone. « Vraiment mauvais en solfège », il rejoint donc quelques groupes de rock avant de s’installer à son compte en formant The Shamans. Un groupe aux performances scéniques aussi visuelles que musicales, qui l’entraîne logiquement à la réalisation de ses propres films « que l’on ne pourrait même pas qualifier d’underground ». Citoyen du monde par obligation il vit maintenant à Barcelone , Jimi Tenor a quitté la Finlande très tôt et sans états d’âme.
Professant une théorie néolibéraliste bien à lui, Tenor s’insurge contre un système social qui, selon lui, rend ses compatriotes mous et apathiques, interdisant le pays de création. « Musicalement, il n’y avait quand même pas assez de possibilités à Helsinki. Il y a plein de musiciens, mais les gens ne sont pas vraiment impliqués dans ce qu’ils font, pas vraiment concernés. La société finlandaise rend la vie trop facile. Les allocations chômage sont très conséquentes. On n’a quasiment pas besoin de travailler pour vivre, il suffit d’aller au bureau d’aide sociale et on reçoit de l’argent. Moi, je n’ai jamais vraiment travaillé là-bas. La plupart du temps, j’étais au chômage, et la plupart de mes amis musiciens le sont aussi et le seront toujours. Une telle aide n’encourage pas à travailler. Les Finlandais n’ont pas la volonté de s’en sortir parce que, de toute façon, il n’y a nulle part où percer en Finlande, il n’y a pas d’industrie. C’est très frustrant de savoir qu’on ne peut pas aller plus loin. »
A ce système finlandais, Jimi Tenor préférera les joies du libéralisme américain et de ses carnages quotidiens, tellement plus stimulants pour la créativité. « A New York, je n’avais pas de travail, je grugeais donc les Assedic finlandais, je leur disais que je vivais toujours là-bas et je touchais les allocs. Comme à New York les prix sont plus bas qu’en Finlande, ça valait le coup. Ensuite, je n’ai plus pu, parce qu’ils se sont aperçus de mes combines. Il a donc fallu que je trouve du travail. Mais comme j’étais un étranger en situation irrégulière, c’était difficile. Je me suis fait faire une fausse carte d’identité. Je n’avais pas de scrupules : à New York, la moitié des gens qui bossent sont des illégaux. Je faisais de la musique également, j’enregistrais et j’ai fait quelques concerts dans des bars où j’étais payé en boisson. »
Pour se consoler de l’ingratitude de ses hôtes, qui ignorent royalement sa musique, Tenor se vengera en piquant dans le sac à main du jazz, histoire de renouveler son inspiration. Pour survivre, il passe ses journées à photographier des freaks dans les rues de Manhattan en édifiant de nouvelles magouilles à tester. A bout de manigances, il finit par rentrer en Europe. C’est finalement la Grande-Bretagne qui l’accueille avec le plus d’honneurs. Avec la sortie, en imports exotiques d’Helsinki, de deux albums (dont le merveilleux Europa), un mini-culte se développe autour de Jimi Tenor : son bouillon de cultures devient alors une énigme musicale, qui ne manque pas de taper dans l’oreille du label le moins frileux d’Angleterre : Warp.
C’est là, chez les barjots de Sheffield chez qui, de Squarepusher à Aphex Twin, Björk vient régulièrement faire incognito son marché aux rythmes détraqués , que Jimi Tenor trouve fin 96 un asile où dépaqueter son joli bazar. Easy-listening, funk, techno-lounge, Gary Glitter, Elton John, Miles Davis, Barry White, Curtis Mayfield : on évoque tout et n’importe quoi pour tenter de saisir l’insaisissable, pour disséquer les productions électro-spatiales de Jimi Tenor. On parle même de Liberace, mais sans doute par référence aux capes et autres effets que Jimi Tenor porte sur scène le Finlandais crée d’ailleurs dans ses heures creuses les modèles de sa propre ligne de vêtements : Tenorwear.
Avec Intervision (1997), Jimi Tenor échappe de peu à un procès expéditif : on le soupçonne alors de n’être que le rigolo techno de service, une cocasserie kitsch il faut dire qu’en pleine mode Mike Flowers Pops, on avait tendance à voir de la cocktail-music même chez Lilicub. Pourtant, de froides et anormales cassures faisaient déjà de la musique de Jimi Tenor un easy-listening souffrant, catarrheux, tordu, puisant dans la soul, le funk, transformant une musique facile à écouter en une musique facile pour emballer.
Son nouvel album, Organism, jamais vraiment orgasmique, pas plus organisé qu’organique, est toujours un télescopage dingo de styles qui tissent la trame de cette musique filante comme une anguille à l’image de son créateur. Techno-funk bonne pour l’asile (Total devastation), farfouillage dans les poubelles odorantes de New Order et dans la BO de films d’horreur (Serious love), house feutrée (Year of the Apocalypse), groove jazzy (Sleep), Jimi Tenor furète dans ces no man’s land frontaliers où les musiques hésitent à se fréquenter, inventant sa voie au hasard de tâtonnements dans les recoins malades de son cerveau. « J’essaie de composer ma musique sérieusement, quitte ensuite à l’emballer dans un enrobage plus léger, de la transformer en produit de plus grande consommation. Si ma musique était des cornflakes, l’emballage ressemblerait à celui des Frosties de Kellog’s. Le son, l’équipement que j’utilise, la couleur et la lumière qui dominent le son sont arrivés accidentellement. J’ai juste une petite table de mixage. Je ne peux donc utiliser que très peu d’instruments à la fois. J’adore bidouiller en studio, je fais plein de trucs moi-même, je construis mon matériel. Mais chez moi, la véritable base scientifique n’existe pas. Je n’arrive même pas à réparer un câble cassé. Je teste, je fais tout à l’aveuglette et j’ai déjà bousillé plein de trucs à force de brancher les mauvais câbles ensemble. Mais des choses intéressantes peuvent arriver à travers les accidents. »
Jimi Tenor invente là le concept de musique sur pilotis : le bidouillage à tâtons, l’expérimentation scientifique sans la base mathématique, le pilotage à vue, la charrue sans les boeufs. D’où ce résultat hétéroclite : une musique aussi bien taillée pour les dance-floors que pour les supérettes. Une musique aux apparences parfois puériles et simplettes, mais dont la discothèque de Jimi Tenor beaucoup de Sun Râ, dont il rêverait de partager le don pour l’expérimentation bizarre et primitive révèle des cheminements autrement plus sinueux et savants. « J’écoute beaucoup de jazz, c’est très présent dans ma musique. J’écoute surtout du free-jazz, beaucoup de choses expérimentales. J’adore Sun Râ, surtout parce que personne n’a jamais reconnu qu’il était un authentique jazzman. Beaucoup de gens sérieux disent qu’il ne valait rien, faisait de la merde. Pourtant, il était un pianiste incroyable. »
Malheureusement, l’illumination spatiale et la poésie déglinguée du pianiste américain ne sont encore ici que de lointaines chimères : la grâce solaire n’a pas encore frappé le Finlandais à Helsinki en plein hiver, la luminosité est de six heures par jour. Armé de son petit manuel du free, Jimi Tenor s’en tient à des formules, s’embourbe à l’occasion dans quelques solos de saxophone douteux d’où sortent les diatribes baveuses au milieu de My mind ? , laisse une liberté trop inconditionnelle aux prouesses de la basse, confond Parliament et Jaco Pastorius… Du free-jazz, on vire vite à un jazz-rock de sinistre mémoire « Non, je ne crois pas aimer le jazz-rock, je n’écoute pas ça », se défend-il, visiblement très agacé. Et s’il ricane des doutes de son manager « Il y a quelques semaines, il me disait encore « Jim, cet album ne va pas vraiment te nuire, mais…« , Jimi Tenor reste suffisamment humble pour qu’on lui épargne un embarrassant procès en concept-albumisation. Car, loin d’être l’un de ces fumeux soufflets où la vanité le dispute à la virtuosité, Organism se contente de proposer une musique fonctionnelle, sans prétention : destinée à faire trépigner le clubber, elle est surtout dessinée pour amuser son créateur.
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