Sous le soleil de Barbès. Plus confrérie que véritable groupe, l’Orchestre National de Barbès réunit sous la bannière de la tolérance les plus belles traditions musicales du Maghreb. Lors de concerts rageusement euphoriques, et dont leur album Live porte témoignage, il y a dans l’ONB comme le désir enfoui de recoudre les déchirures. La Maison […]
Sous le soleil de Barbès. Plus confrérie que véritable groupe, l’Orchestre National de Barbès réunit sous la bannière de la tolérance les plus belles traditions musicales du Maghreb. Lors de concerts rageusement euphoriques, et dont leur album Live porte témoignage, il y a dans l’ONB comme le désir enfoui de recoudre les déchirures.
La Maison des Arts de Créteil manque de lignes courbes, comme d’ailleurs l’ensemble du quartier Mont-Mesly dont elle est le point culminant. Ici, l’architecture se résume à des assemblages peu inspirés et en rien ludiques, de cubes de béton gris aux fenêtres desquelles viennent pleurer de nostalgie des treilles d’un feuillage rendu anémique par le froid. Impossible d’imaginer la moindre cambrure dans le tracé des rues, le plus petit arrondi dans le maintien des habitations. C’est Tativille, mais sans que le ciel et sa lumière puissent faire appel de cette condamnation à l’unidimensionnel. De ce monde-là, on a voulu extirper toutes formes de contournement, d’allégorie, arracher les rondeurs de la sexualité comme de la mauvaise herbe. Dans le hall d’entrée, des étals proposent sous leur dais de toile brute quelques pâtisseries orientales auréolant de gras le papier sulfurisé sur lequel elles ont été disposées. Un narguilé brille de tout son cuivre ciselé près d’une bouilloire où l’eau du thé à la menthe est maintenue à température. En face, on vend des bijoux, des étoffes et des disques. Et ce souk improvisé déployant ses ors, ses nacres et ses cuivres, travaillés en torsades, en anneaux, croissants et ovales, paraît si déconcertant, lointain et irréel en ces murs que personne ne s’y arrête. Et pourtant il y a foule. La période du Ramadan arrive à son terme et les familles convergent vers le grand auditorium. Il y a les adolescents, habitués des concerts raï, mais aussi les parents qui tiennent les plus jeunes par la main et ouvrent la voie pour les anciens, selon un rituel qui ne trouve sans doute plus guère d’occasion d’être perpétué au sein des familles de la communauté. C’est assurément l’un des prodiges dont l’Orchestre National de Barbès peut revendiquer l’accomplissement, que d’avoir pu ainsi recoudre, là où c’était encore possible, les pièces désunies ou simplement espacées d’un même clan. Et attirer les autres : Françaouis bien-pensants, encore épargnés par la peste lepéniste, jeunesse mélangée et empressée de s’inoculer la fièvre du grand hammam du samedi soir. Des Aïcha en naïades transméditerranéennes se pressent devant la scène et roulent leurs hanches drapées du traditionnel fota, dégageant les effluves contradictoires d’eau de toilette, de sueur, de bonne humeur.
Cette soirée, l’ONB l’a voulue encore plus oecuménique qu’à l’habitude. Les invités se succèdent, comme Malika Domrane, star de la chanson kabyle, blonde de chez L’Oréal, vêtue comme la mère de Dolly Parton, bottée façon cowgirl, affublée d’un gilet en chaînettes et piécettes du plus ravissant et tintinnabulant effet. Mais la dame, visiblement, inspire un profond respect qui lui épargne quolibets et moqueries. Arrive ensuite l’ancien ouvrier soudeur de Saïda qui, depuis qu’il a échangé son chalumeau pour un microphone, est devenu le petit Jésus du raï. Khelifati Mohamed dit Cheb Mami lâche sa voix tel un oiseau au plumage argenté, ondulant des ailes vers un azur sans tache. Et la pureté du chant du petit Mami procure aux demoiselles de gracieuses pâmoisons, leur fait pousser des youyous perçants qui ne trompent pas. Ce mec est un cheb. La nouba se poursuit avec l’amical bonjour ragga des optimistes énervés de Zebda, groupe héraultais trouvant là un bon moyen de rappeler au monde ses origines maghrébines. En conséquence de quoi, on en oublierait presque les rois de la fête si la raison d’exister de cet improbable Orchestre National de Barbès n’était justement de servir les musiques nord-africaines avec une sincérité et un dévouement rendus plus probants encore par l’effacement que ses membres ont le bon goût d’adopter en pareilles circonstances. Les cinq chanteurs viendront ainsi, chacun leur tour, s’illustrer sur le devant de la scène, interprétant leur numéro avec grâce et chaleur et, tout en donnant le meilleur d’eux-mêmes, conserveront à l’égard des autres une attitude empreinte d’humilité fraternelle. Avec l’ONB, il est vrai, on a affaire à quelque chose d’un peu spécial, pas vraiment groupe dans le sens classique du terme, plutôt franc-maçonnerie musicale, un « Grand Orient » où les loges correspondraient aux différents styles rassemblés sous la bannière d’une association aux contours changeants mais à la philosophie résolument humaniste.
L’histoire remonte à une dizaine d’années quand Youcef Boukella, enfant du quartier Belcourt d’Alger, bassiste du premier groupe rock chantant en arabe, T 34, sent que la trajectoire de musicien professionnel qu’il s’est choisie vient d’achever un premier cycle. Et décide alors d’entamer le second à Paris. Nous sommes en 1987, date correspondant à l’avènement du raï et à l’émergence de ses premières stars : Khaled et Mami. Youcef fait alors un nouvel apprentissage, comme musicien d’accompagnement, d’abord avec le jazzman Jeff Gardner puis avec Mami en personne. Il côtoie également Larbi Dida, membre fondateur de Raïna Raï et désormais à la tête de son propre groupe, Dida, qui offrira à l’ONB ses fondations. Youcef songe déjà à mélanger les différentes musiques interprétées dans le Maghreb. L’expérience est tentée au cours des trois années qui suivent, employées à jouer dans les MJC et les festivals. Puis elle s’arrête, laissant les uns et les autres vaquer à leurs occupations. Youcef en profite pour enregistrer un album solo, Salam, où apparaît plus affirmé encore ce télescopage entre raï, musique kabyle et chaâbi, mot qui signifie « populaire » et définit un style de chansons dérivées de la musique arabo-andalouse classique.
Le 30 novembre 1995, Youcef réalise sur la scène du New Morning la synthèse des différents idiomes musicaux, accueillant, outre le chanteur de raï Larbi Dida, Kamel, percussionniste touche-à-tout versé dans la pratique ragga, et Aziz Sehmaoui, originaire de Marrakech et instruit du secret des rythmes guérisseurs gnawas. L’Orchestre National de Barbès est né. Fateh sera le dernier élément à compléter la fratrie, apportant dans la corbeille ses connaissances musicales recueillies à la prestigieuse école El Mossilia, qui font de lui l’un des interprètes de chaâbi les plus appréciés d’Algérie. Quinze mois plus tard, un premier album, enregistré en public au Théâtre de l’Agora à Evry, voit le jour, restituant les chromatismes et l’émotion que propage le groupe à chaque apparition.
« Quand tu débarques à Paris en provenance des pays du Maghreb, confie l’électrique Kamel, tu vas à Barbès. Barbès, c’est plus grand que Paris, c’est connu en Algérie, au Maroc, au Mali, au Sénégal. C’est un monde. C’est le microcosme du macrocosme. Il y a au moins cent trente nationalités qui sont représentées dans ces quelques hectomètres carrés. Quand tu écoutes bien certaines musiques de l’ONB, tu perçois l’écho de plusieurs cultures, de plusieurs ethnies. Il y a l’Algérie, le Maroc mais aussi des clins d’oeil à la Tunisie, à l’Afrique noire. Ça te mène de l’autre côté du Sahara. L’ONB est un peu le produit d’une culture afro-arabo-berbère. Mais on y trouve aussi des musiciens français comme Alain Debiossat, le saxophoniste de Sixun. » Actuellement, l’ONB regroupe plus d’une vingtaine de membres, chaque musicien vivant sa vie artistique en solo ou avec d’autres formations, si bien que le groupe a la particularité de ne jamais donner deux fois le même concert. « Il nous est arrivé d’avoir trois guitaristes sur scène et l’humeur était très africaine, explique Youcef. Si Alain doit partir en tournée avec Sixun, il sera alors remplacé par un violoniste oriental. L’important, c’est que le puzzle se reconstitue et que l’équilibre soit respecté. » Cela ressemble moins à une formation qu’à une hydre musicale dont le fonctionnement relève en effet du dosage approprié et de la capacité d’écoute de toutes ses têtes. Kamel préfère comparer l’ONB à une école où il est nécessaire de se mettre en symbiose avec la tonalité mais aussi la culture et les racines de tel ou tel morceau. Car il est difficile de déceler une réelle parenté entre le raï oranais jouisseur et récréatif et les rythmes thérapeutiques des Gnawas, cette communauté noire du Maghreb dont l’origine remonte à l’asservissement de populations de Guinée et du Mali voilà plusieurs siècles et à leur implantation dans toute l’Afrique septentrionale. Constitués en caste depuis qu’ils sont affranchis, les Gnawas ont su préserver leurs traditions musicales et garantir la pérennité des instruments indissociables de leur pratique, notamment le gumbri, ancêtre de la contrebasse, et les quarkabous, sorte de grosses castagnettes en fer blanc qui évoquent, dit-on, leurs anciennes chaînes d’esclaves. La musique gnawa a la réputation de guérir les gens possédés par les djinns, les mauvais esprits, en les faisant entrer en transe. Kamel : « A partir du moment où tu respectes le style du morceau que tu interprètes, qu’il s’agisse de gnawa ou de chaâbi, rien ne t’empêche ensuite d’y inclure un saxophone ou une guitare. C’est dans ce sens que l’ONB peut être considéré comme un groupe de fusion. On n’est pas des Gnawas, on utilise simplement certains de leurs thèmes. On n’est pas non plus des maîtres du chaâbi. Ce sont des genres musicaux qui ont plusieurs milliers d’années et qui vivent encore aujourd’hui. Nous sommes de modestes utilisateurs de ces véhicules qui nous permettent de mieux comprendre des modes de vie et de pensée. » Rien d’étonnant à ce que l’ONB attire de la sorte plusieurs générations. Les plus âgés viennent écouter les mélopées chaâbi de Fateh, les plus jeunes se trémoussent sur le raï de Larbi. Impossible de ne pas penser au bal populaire de nos chères campagnes où les gens plébiscitent une séquence tango, valse-musette ou rock. « Sauf que les gens de la communauté maghrébine qui viennent à nos concerts reçoivent quelque chose de profond », corrige Youcef. Profond comme ce Sud devenu inaccessible. Et d’une manière sans doute inconsciente, l’ONB ne tente-t-il pas de recréer un pays déchiré à travers sa diversité musicale ?
Orchestre National de Barbès, Live (Virgin)