Portishead, Slowdive, Liars, Anna Calvi, Metz : la soirée fut folle et grandiose à la Route du Rock. On vous raconte.
Qui a dit qu’il pleuvait en Bretagne ? Certainement pas nous, certainement pas le compte rendu du premier soir au Fort de Saint-Père publié ici-même hier. Ou alors on a oublié. Ou alors on nie avoir parlé de « hallebardes ». Car on sait que la Bretagne est un pays sacré par les Dieux, où la pluie ne sert qu’à attirer les arc en cieux. Et parce que les murs du Fort de Saint-Père, en fin d’après-midi vendredi, sont baignés par un franc soleil (bon, entre deux nuages, certes), sans prévision de pluie pour la plus grosse soirée de l’édition 2014.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
L’arrivée se fait dans une belle odeur de foin (légal) : la boue du Glastonvietnam de la veille est presque intégralement recouverte de paille, histoire de limiter les glissades et cascades, alcoolisées ou non. Qui pourraient survenir en nombre : les masses sont attendues, la Route du Rock célébrant ce soir son second sold out absolu en 24 ans d’existence. La soirée se déroulera quand même en bottes, mais au sec.
Ça commence par un autre type de céréale, liquide, brassé et dans un gobelet. Et par les Cheatahs, qui ouvrent sur la petite scène. Devant un tout, tout petit public. Mais très fort, très fuzz, très grrrbbrrrr, des bouts de Dinosaur Jr, de Pavement, de Sonic Youth : de la belle ouvrage de rock et de roll et de noise 90s, une leçon bien récitée et quelques chansons un peu plus notables que les autres, mais rien de transcendant pourtant. Peut-être est-il trop tôt. Ou peut-être les a-t-on déjà vus 764 fois, sous d’autres noms, dans d’autres corps, à d’autres époques.
Sur le retour (vers l’autre céréale, cf. plus haut), on remarque quelques badauds accrochés à la barrière de la grande scène : ils attendent, déjà, Anna Calvi. Qui ouvre la soirée de la scène principale : c’est dire si la programmation du jour est folle. Toute en noir, comme à son habitude, sur talons-échasses, elle commence par un Suzanna rauque et âpre et les nuages recouvrent le soleil : la dame n’est pas d’un tempérament orageux pour rien. Plutôt bon, le reste du set, musclé pour les festivals et dont il manque peut-être quelques petites nuances, alterne grands beaux et coups de tonnerre, devant un public qui remplit tranquillement le fort : belle introduction en émotions fortes.
Forts, les Américains Protomartyr ? À chignoler les tympans. C’est du rock & roll, aucun doute là-dessus, enfin du punk, du moins un monsieur éructant de manière titubante sur des boum-tchacks tranchants et des riffs à faire brûler la paille détrempée, ça ne révolutionne pas le genre mais ça sonne bien, plutôt très bien : sombre, brutal, acide, noir, solide, rapide, crâneur, méchant, mordant. La foule est assez dense devant la Scène des Remparts et le soleil brille à nouveau -mais il brille noir, et commence à se coucher. De trouille, peut-être.
Entre chien et loup, Slowdive fait ensuite, plutôt bien, à peine vieilli, le sourire aux lèvres des gens dont le retour est sincère, le job qu’il a contribué à inventer il y a plusieurs millénaires : coller, en grandes déflagrations, de la beauté et de la lumière dans le bruit. Le concert se déroule devant une foule désormais compacte. Entre leurs montagnes russes sentimentales, leurs tangages romantiques et leurs tsunamis de guitares, dans une énormité sonique maîtrisée à la perfection, les classiques n’ont rien perdu de leur force ou de leur grâce. Malgré un final en apothéose et des hourras de rigueur, il manque peut-être, on pinaille, un poil de vie dans ces cathédrales trop bien montées pour que le concert des revenants soit tout à fait parfait.
Le vitrail de la cathédrale susnommée pourrait être l’écran, grand comme la scène dont il tapisse le fond en pixels géants, qui attend la grande attraction du soir, le groupe qui succède à Slowdive sur la grande scène : Portishead. 20 années après son passage aux Transmusicales, 16 années après son premier passage à la Route du Rock, 108 ans avant la sortie de son quatrième album, le groupe de Geoff Barrow et écrin de Beth Gibbons retrouve le fort. Et le fait vrombir, en un instant. Une basse énorme, lancinante, le P du groupe qui s’affiche sur scène, le groupe commence à jouer, dur et sombre, le chant de sorcière de Gibbons, sublime, hante dès le premier morceau, les images du groupe s’affichent derrière les Anglais, spectrales et brisées, comme leur musique de cinéma fantôme : le frisson est saisissant et ne lâchera pas l’échine avant la fin du concert. D’une grande perfection visuelle, sur scène ou sur écrans hypnotiques, techniquement impressionnantes (le groupe à beaucoup tourné et son set, ça s’entend, est rodé à la miliseconde), d’une grâce sans fin, tremblantes et fragiles ou fracassées et saisissantes, les chansons de Portishead s’enchaînent, inchangées, parfois trop inchangées d’ailleurs, comme dans un rêve sans âge.
Pour rejoindre Metz, sur la petite scène, c’est Verdun. Il le faut pourtant : après les splendeurs de Portishead et avant la furie attendue des Liars, et alors qu’une grosse partie de la foule commence à quitter le fort, on est prêt à jouer de tous nos coudes pour jeter quelques forces sur l’électricité furibarde des Torontois. En attendant, le silence est total ou du moins toute musique s’est tue : peut-être un hommage au triomphe final de Portishead, peut-être un drôle de calme avant la tempête à venir. Car ça souffle, Metz, ça souffle fort : plus abrasifs, hurleurs, rapides encore que sur disque, les cordes vocales à la rupture, la guitare nucléaire, le batteur uppercutteur, les chansons comme des blitzkrieg sur les corps, sautant partout comme des puces cocaïnomanes, les Canadiens sont une sacrée tornade, sans économie ni répit. « Anyone feelin’ like dancin’ ? Let’s do it right now » : il est un peu plus de minuit, ça fait plus de six heures qu’on déambule dans le Fort : le coup de grisou, à faire chuter les remparts, fait du bien à la tête et aux jambes.
Du bordel au bordel, de Metz (le groupe) à Mess (le dernier album électro et frappadingue des géniaux Liars), il n’y a que quelques mètres. Quelques mètres pour un concert dont il est difficile de dire s’il était bon ou non : les Liars sont, définitivement, devenus un groupe hors-normes. Littéralement hors-normes : mis sens-dessus-dessous, l’univers se déforme comme rarement devant un concert. Ravageurs, grandioses, wagnériens, monstrueux, ravageurs, menés par le génial Angus Andrew, étrangement masqué de laine à son arrivée sur scène comme un Chaman cintré, toujours aussi phénoménal et fascinant par son élasticité corporelle, par sa capacité à habiter et illustrer cette musique informe, les trois mabouls alternent les morceaux fous à danser de Mess et ceux, fous à lier, de WIXIW. Entre couleurs jetées au visage comme on y balancerait de l’acide et marches martiales, entre le grotesque assumé et une efficacité de bulldozer, entre brutalité front bas et bras levés et subtilités planquées, entre beats énormes et fautes pas beaucoup moins grosses mais faisant partie du bordel cadencé, le groupe marche sur un fil, un fil gangréné qu’il a inventé lui-même : un peu circonspecte au début du concert, la foule est gagnée par le spectacle de la folie qui se déroule devant elle, remue de plus en plus sévèrement et c’est au final l’un des concerts les plus passionnants, inclassables, neufs et excitants des deux premières soirées.
Un des concerts les plus passionnants des deux premiers soirs, mais peut-être Moderat a fait mieux, ce qui est d’ailleurs fort possible, on laissera d’autres vous raconter : la fatigue ayant eu raison des muscles et malgré l’attrait indéniable que constitue la chenille géante qui s’est organisée dans le public après le concert des Liars (oui oui, une chenille géante), il est temps pour nous de reprendre la route. Pas celle du rock mais celle du lit.
{"type":"Banniere-Basse"}